JE DOIS M'EXCUSER auprès d’Alexie Morin. Je
n’aurai réussi qu’à parler de moi dans cette chronique, partageant ses efforts pour trouver l’amitié et l’amour.
Toutes les phrases d’Ouvrir son cœur
ont été comme une aiguille qui s’enfonçait dans ma peau. Et puis je tente de me
rassurer en me disant et me répétant que je n’ai fait qu’« ouvrir mon cœur », tout comme
cette écrivaine pleine de générosité et de franchise. Et un livre, quand il vient
vous chercher dans vos émotions, quand il devient un miroir, ne peut que sortir
de l’ordinaire. Les meilleurs récits sont ceux qui vous retournent l’âme et le
corps.
Alexie Morin, dans son récit, nous entraîne dans les remous qui ont secoué ses premiers pas, partage
ses peurs, son mal-être avec les autres. S’arracher à l’enfance n’est pas une
mince affaire et traverser les ponts de l’adolescence demande souvent des
efforts inouïs. L’écrivaine et éditrice ne dissimule rien et ses confidences
m’ont replongé dans un passé que je croyais loin derrière moi. Elle prouve encore
une fois que la lecture se moque du temps et peut faire revivre des événements
que vous avez cherché à oublier de toutes les manières possibles.
Jamais je n’ai rencontré une âme sœur en parcourant un roman ou
un récit, me suis retrouvé devant quelqu’un qui a semblé vivre tout ce que
j’ai pu connaître. Ce mal-être qui donne l’impression de n’avoir jamais le pas,
de ne pouvoir trouver sa place. En lisant Alexie Morin, j’ai suis
retourné dans mon enfance et mon adolescence, j'ai mis les pieds aux mêmes
endroits qu’elle, mais à des époques différentes.
Alexie Morin a fait ses études primaires à Windsor et le cégep
avant de s’installer à l’université. Bien avant elle, j’ai connu l’école de
rang tout près de la maison familiale, la septième et huitième année au village.
Il me restait à monter dans l’autobus jaune pour terminer mon secondaire à
Saint-Félicien. Après, ce fut l’exil, le milieu urbain, la perte de repères, le
refuge dans la lecture et l’écriture pour m’empêcher de sombrer. Une libération
pour la jeune femme, l’apprentissage de la solitude pour moi. Deux époques, une
même sensation d’être de trop, de ne pas avoir sa place à cause de certaines
tares.
Deux manières de vivre ces périodes d’hésitations et de découragements,
mais une terrible volonté de bousculer tout ce qui nous empêchait de respirer.
IMAGES
Les premiers souvenirs de ma vie
sont presque tous faits de lumière. C’est la fête de mon frère, fin mars,
printemps hâtif, je vois des rubans de papier jaune pâle qui brillent au soleil
et des silhouettes à contre-jour devant la porte-fenêtre. Quand ils
s’éloignent, les gens se consument, à commencer par leurs contours, puis leur
cœur disparaît aussi, dans une petite flamme blanche. (p.11)
De mon côté, c’est un jour de ciel bleu, quasi transparent. Avec
mon père sur un traîneau. Je tiens les cordeaux du cheval qui avance dans le
champ sans fin, coupé par de petites falaises qui forment des vagues. Les
grosses pattes de la bête permettent de garder un certain équilibre dans cette blancheur. La lenteur aussi, la présence de mon père dans cette neige qui
pouvait nous avaler. Mes souvenirs les plus lointains se faufilent entre
l’ombre et la lumière.
Pourtant, j’étais moins seul qu’Alexie Morin à l’école. J’avais
des amis qui sont encore des amis, mais j’étais fragile. Ma mère m’a donné la
méfiance et la crainte des autres, le doute et la suspicion. Une hésitation
devant le monde qui me coupait le souffle quand je devais me rendre à la grande
église pour la messe obligatoire. Tous me surveillaient derrière les rideaux,
j’en étais convaincu, se moquaient de mes vêtements usés, de ma façon de
marcher.
Alexie Morin m’a ramené l’angoisse qui m’empêchait de dormir et
faisait de moi un guetteur accroché à la fenêtre de sa chambre, celui qui
voulait voir la mort approcher sur le chemin de terre, courir sur la pointe des
pieds comme un renard qui se faufile dans les hautes herbes.
J’ai très peur des autres. Les
autres me sont étrangers. Je ne sais pas comment me faire des amis. Je ne fais
jamais le premier pas. Je ne me souviens pas d’une époque où faire le premier
pas était en mon pouvoir. Les autres ont dû venir me chercher. (p.21)
À l’université, je ne suis jamais allé vers mes collègues. J’étais
le discret, le lointain, n’intervenais jamais dans les cours. Et que dire
des filles ? Comment oser le geste, un sourire, tenter un rapprochement ? Je tremblais
dans tout mon être et mon âme seulement à y penser.
ALCOOL
À peine échappé de l’adolescence, j’ai commencé à boire pour m’arracher
à moi. Une façon de défaire les nœuds qui m’empêchaient d’amorcer des discussions,
d’inviter une fille à bouger sur la piste de danse sans penser m’évanouir, sans
imaginer qu’elle allait éclater de rire et me repousser.
La boisson m’aide à tenir le
coup dans les fêtes. À tolérer la proximité des autres en si grand nombre. À
parler aux autres. À leur parler avec un minimum de confiance en ce que j’ai à
dire, ou plutôt, à ne pas craindre leur réaction. À avoir confiance en eux.
(p.18)
Cette certitude aussi de ne jamais trouver les mots, de cacher
mon sourire à cause de mes dents, de mes deux palettes d’écureuil à
l’avant. Comment réussir à capter l’attention d’une fille qui me retournait
l’âme et le cœur ? Je devais anesthésier mes peurs pour devenir un être social
qui pouvait rire et raconter des histoires, habiter l’espace au même titre que les
autres.
REGARD
Tout comme Alexie Morin, j’avais un œil récalcitrant, le
gauche, celui qui regardait bien où il le voulait. Je me savais condamné avec
un pareil handicap. J’en ai souvent parlé dans mes écrits, particulièrement
dans Le souffleur de mots et L’Orpheline de visage. J’étais un coq-l’œil
et le monde que je surprenais le matin n’était pas celui des autres. Avec
Alexie Morin, j’ai connu le bandeau du pirate, mais j’étais trop orgueilleux ou
timide pour le porter à l’école. Je faisais travailler mon œil égaré en cachette,
le soir, m’adonnant à la lecture comme à un vice. Si les parents de l’écrivaine
ont tout fait pour corriger ce strabisme foudroyant, ce ne fut pas mon cas. Ma
mère a refusé catégoriquement l’intervention chirurgicale. J’ai dû dompter mon œil
rebelle tout seul.
On m’avait opérée pour me
permettre, peut-être, d’avoir une vie sociale digne de ce nom. On m’a opéré les
yeux. J’avais les yeux croches, comme on disait. Dans les faits, j’en avais un
- j’avais un œil croche. J’avais exactement une amie, j’aurais fait n’importe
quoi pour elle, et j’aurais fait n’importe quoi pour la garder, y compris
raconter, à qui ne l’aurait pas remarquée en me voyant, l’histoire de ma tare
génétique. (p.71)
Cette singularité physique provoquait les moqueries à la moindre
escarmouche. Les enfants sont cruels, souvent barbares et savent d’instinct les
mots qui blessent et laissent des cicatrices.
Et je me suis mis à lire en oubliant de respirer parfois.
C’était la seule manière que j’avais trouvée pour redresser mon œil gauche. Et
j’avais enfin un refuge où je pouvais devenir le héros qui captait tous les
regards. De là mon désir de me faire écrivain, certainement, de rêver ma vie et de la changer par les mots. Si je suis accroc à la lecture maintenant, c’est à cause de mon œil croche. La
littérature m’a sauvé. Je le répète depuis, les livres peuvent faire des
miracles et guérir.
DESSINS
Tout comme Alexie Morin, j’ai passé une grande partie de mon
enfance et de mon adolescence à dessiner. Je crayonnais partout, tout le temps,
sur toutes les feuilles ou les morceaux de carton que je trouvais. Pour
apprendre le monde, montrer que malgré ma tare, je voyais ce qu’eux ne
remarquaient pas. Je pouvais m’approprier l’univers dans toutes ses nuances.
Le corps n’oublie rien, le cerveau non plus. Il suffit d’un mot
et tout remonte à la surface comme si le temps se débobinait et qu’il vous
emportait dans la peur et l’hésitation. Quel voyage j’ai fait en m’attardant aux
pages de cette femme courageuse et franche !
Cette trace, je peux la suivre.
Tout ce que j’écris, si je suis cette trace, si je lui suis fidèle, sera vrai.
Tout ce que j’ai écrit jusqu’à présent est vrai. Tout ce que j’ai écrit jusqu’à
présent et conforme à mon souvenir. Quand le souvenir auquel me conformer n’existe
pas, il me reste le fil des émotions. (p.315)
Vous l’aurez compris, j’ai lu le livre d’Alexie Morin sur le
bout de ma chaise, revivant des émotions que je pensais avoir enfouies sous des
milliers de phrases.
Un témoignage senti, vibrant, bouleversant, qui permet de
croire encore à l’humanité malgré toutes les embûches qui se dressent devant nous.
Les manieurs de mots s’attardent souvent à cette terrible tâche. Comment
accepter une enfance qui vous a cloué au sol et aurait pu faire de vous un
déviant ? Ils reviennent sans cesse sur ce qui les a fait claudiquer, au temps où
l’univers se refermait sur eux pour les écraser.
Récit saisissant que celui d’Alexie Morin, une vie qui aurait
pu basculer dans les pires excès. Une sorte de miracle s’est produit dans nos
enfances et certainement que les livres nous ont maintenus à la surface, nous ont
permis de nous tenir debout et de marcher vers cette petite lueur qui ne
s’éteignait jamais. Je m’excuse encore, madame Morin, de n’avoir su parler que
de moi en parcourant votre témoignage si juste et si touchant.
OUVRIR SON CŒUR, ROMAN d’ALEXIE MORIN, publié aux Éditions
LE QUARTANIER, 2018, 376 pages, 26,95 $.
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