ÉCRIRE
DE LA POÉSIE de nos jours et publier est pratiquement un geste héroïque. Les
tirages sont minces et les lecteurs se comptent sur les doigts d’une main. De
plus, la lecture de poèmes a ses exigences et bouscule toujours un peu. Souvent,
j’ai l’impression de m’égarer et je dois m’accrocher aux mots pour les sentir
dans leur largeur et toute leur longueur. Ce fut le cas dès le premier poème d’Expo Habitat. (Quel titre étrange pour
un recueil de poésie.) Marie-Hélène Voyer m’a happé avec sa volonté de nommer
les choses pour les faire exister. Un souffle qui m’a poussé dans mon
enfance, sur la ferme familiale où j’ai appris le monde et les humains. Ce n’est
pas fréquent dans une exploration poétique. Madame Voyer se livre à une sorte
de danse qui secoue la
terrible aventure de la vie.
Un texte tout
simple, un peu naïf même, une sorte de comptine pour la jeune fille qui apprend
à respirer et à voir l’envers et l’endroit du monde.
Tombée du fenil
tu te réveilles sur le ciment
sonnée le front léché
par une vache
et tu découvres
quelque chose
comme la tendresse. (p.11)
Nous touchons
l’élan sourd qui porte la poésie d’Expo
Habitat. Un contact brutal avec la matière qui fait prendre conscience des
dimensions de la vie et de l’appartenance à ce grand tout. Ça m’a touché, peut-être
parce que j’ai vécu le début de ma vie sur une ferme, au milieu des vaches et des poules, effarouché
par les dindons et le taureau qui fonçait sur tout ce qui bouge dans le champ de
pacage. Une époque lointaine où j’ouvrais l’œil le matin pour surprendre les
champs à perte de vue derrière la grange, les ondulations du trèfle sous les inventions
du vent, l’avoine qui blondissait au milieu de l’été. Et je partais dans « les
promesses de l’aube » pour aller chercher les vaches qu’il fallait rassembler
et diriger vers l’étable pour la traite. Il y avait aussi tant d’oiseaux dans
les peupliers qui sentaient si bon au printemps, ces chanteurs qui accrochaient
des notes de musique au creux des feuilles et au bord du toit de la grange.
C’était une
autre époque, parce que, semble-t-il, la ferme est devenue une usine où les bêtes
sont surveillées par ordinateur et la fenêtre d’un téléphone intelligent. Même
que certaines bêtes ne connaissent plus le bonheur de déambuler dans les
champs, prisonnières de l’étable, condamnées à produire du lait au son d’un
quatuor de Beethoven. Oui, la musique classique aide à atteindre les quotas maintenant.
Vous avez lu Alessandro Baricco, L’âme de
Hegel et les Vaches du Wisconsin ? Vous comprendrez tout après.
SIMPLICITÉ
Voyage dans
mon enfance je disais, sur la terre comme nous disions où j’ai inventé toutes
les fictions dans les écores de la rivière aux Dorés, sous les aulnes que je prenais
pour des baobabs géants, les pentes abruptes derrière le caveau à patates que
nous dévalions sur la neige en hurlant de peur et de rire. Les saisons dictaient
les travaux et sonnaient l’heure des grandes boucheries d’automne qui se
transformaient en véritables fêtes.
Nous avions
la responsabilité de tuer les poules quand ma mère décidait qu’une grosse
pondeuse serait au menu du soir. L’enfant que j’étais s’exécutait en baissant
la tête. J’imagine un parent de nos jours demander à son fils de huit ans
d’aller couper la tête du coq un peu trop fanfaron. On appellerait certainement
la DPJ. Ces tâches faisaient partie de nos obligations. Il y avait aussi le bois
de chauffage que nous devions transporter sur de lourds traîneaux dans la neige
même quand la poudrerie effaçait une grande partie de la paroisse. Ce monde a donné naissance à mes
écrits.
À huit ans, la
vie palpitait dans la cuisine baignée de soleil, avec la mort qui arrivait
toujours très tôt le matin. Un agneau, un veau malade ou une vache qui avait
agonisé pendant la nuit. Comment oublier ce soir où j’ai dû, avec mon frère, aider
une vache à vêler, saisir le veau par les pattes pour le tirer dans le monde ?
Je tremblais face à ce mystère.
Tu es seule devant la vache
couchée de douleur
tu regardes son pis
immense de fièvre
et toi tu ne veux pas
d’une poitrine. (p.50)
Je ne sais
pourquoi, mais je me suis souvenu des propos du frère Marie-Victorin en lisant Expo Habitat. Le savant disait à peu
près ceci : « Pour exister, il faut être capable de nommer les choses. »
C’est ce que fait Marie-Hélène Voyer. Elle met le doigt sur tout ce qui
l’entoure pour s’ancrer dans les failles du monde et mieux respirer certainement. La
poète nous entraîne dans une sorte d’incantation qui crée de grands tourbillons
qui m’ont secoué de la tête aux pieds.
Tu étais cette enfant d’affûts et de peurs muettes. Tu
étais cette enfant de veilles et d’angoisses, de peurs timides et de rêves
mités. Tu étais cette enfant immolée d’ampoules faibles. Chaque nuit, tu
inventoriais les désastres à venir sous le portrait souriant du frère André.
(p.56)
Je me suis retrouvé
à la fenêtre de ma chambre qui donnait sur le chemin de terre, la peur au
ventre. Je raconte ces moments d’angoisse dans L’enfant qui ne voulait plus dormir. Les garçons et les filles sont
souvent pleins d’effarouchements et de peurs, surtout quand ils grandissent sur
une ferme. La nature multiplie les leçons avec la proximité des bêtes, la lutte
pour la survie, les maladies, la mort, les travaux et l’obligation de faire
face même quand son âme se fait toute frémissante.
ADULTE
L’incantation
mute quand l’écrivaine s’avance dans sa vie d’adulte et qu’elle perd pour ainsi
dire l’omniprésence de la nature, de l’horizon qui s’ouvre sur le fleuve et le
rêve d’un espace « sans cesse médité ».
Quel monde dur
et âpre dans Les voyagements où
l’auteure a l’impression que le pays a été crucifié sous les enseignes et les
affiches de ces commerces qui exposent toute la laideur du monde. Il faut lire L’Oeuvre du grand Lièvre filou de Serge
Bouchard pour se buter à cette horreur qui défigure toutes les campagnes
québécoises.
Ici plus rien ne vêle
tu as perdu la langue de l’enfance
elle a glissé
hors de toi
comme un veau
mort-né. (p.107)
Pas besoin de beaucoup de mots pour comprendre le désarroi de l’auteure, la douleur qui s’installe
et qui fait que les jours sont parfois difficiles à traverser.
La dépossession,
la perte de sens, l’absence de contacts ou de fusions avec la nature qui se
faisaient rassurantes et, parfois, terriblement inquiétantes.
J’ai
frissonné en lisant ce long poème où toutes les forces de madame Voyer se
mobilisent pour ne pas accoucher. Saisissant ! Ce texte vous laisse abasourdi
et comme épuisé. Toujours la vie qui s’impose avec ses intransigeances.
LES AUTRES
J’ai aimé le
recours à la poésie des autres qui coiffe souvent le poème et propose une direction.
Le texte de Marie-Hélène Voyer devient une réponse ou un écho qui fait voyager
ici et ailleurs.
Belle façon
de s’accrocher pour empêcher la dérive, la perte d’être. « Ensemble et tout
seul » comme dit Serge Fiori. Habiter, rassurer, respirer dans l’immensité du
continent.
Nous ne saurons jamais dire j’habite
mais nous aurons vu nos bouches
aux commissures
des îles et des envolées
organiques
distiller des oiseaux
de suaire
et se dissoudre dans l’écume
laiteuse de nos besognes
si résolument lentes. (p.151)
Une poésie qui
m’a forcé à m’arrêter et à regarder tout le gâchis que nous avons fait de nos
vies et de notre pays. L’un ne peut aller sans l’autre. La poète tend les mains
pour palper cette terre d’Amérique et de désespérances, de rêves hallucinés et
de pertes d’identités. C’est rassurant et inquiétant ces poèmes qui deviennent
des échos à ceux de Gaston Miron, Gilbert Langevin, Anne Hébert, Michèle Lalonde et
bien d’autres. Ça fait du bien ce lien entre les générations qui ont connu une
même angoisse, un même désir d’exister et de se perdre dans le fracas du pays.
Un très beau
recueil fait de patience, de tendresse et d’écoute. Des poèmes comme des coups
de gongs qui font frémir l’esprit et le corps. Je vais y revenir, ne serait-ce
que pour méditer sur ce court texte qui me touche particulièrement.
On vivait dans un monde sans contours et le Nord n’était
pour nous qu’une impression blanche. Le Nord avait une splendeur de tache
aveugle. (p.137)
« Le Nord
devenu une tache aveugle… » Je regarde par la fenêtre et le grand lac devant la
maison a été lapé par la poudrerie. Il n’est plus qu’une tache qui mord les
yeux. Je respire dans « un monde sans contours. »
EXPO HABITAT, POÉSIE de MARIE-HÉLÈNE VOYER publiée aux
Éditions LA PEUPLADE, 2018, 174 pages, 21,95 $.
http://lapeuplade.com/livres/expo-habitat/
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