vendredi 7 décembre 2018

SERGIO KOKIS DÉRANGE ENCORE

JE FAIS TOUJOURS la même chose quand je reçois une nouvelle publication de Sergio Kokis. Je mets de côté tous mes projets de lecture et me penche sur le nouveau livre de cet écrivain que je lis depuis ses débuts en 1994. Désolé pour ceux qui doivent attendre leur tour. J’aime secouer de grandes questions ontologiques avec lui, discuter tout en dégustant une liqueur ambrée. Et je dois souvent arrêter ma lecture pour ne pas être « enfirouapé » par ce formidable conteur.

 Sergio Kokis est demeuré plutôt fidèle au genre romanesque depuis Le pavillon des miroirs, sa façon privilégiée d’aborder l’écriture après vingt-cinq publications. Bien sûr, il a fait des excursions du côté du récit où il s’est permis de raconter ses longues déambulations sur le chemin de Compostelle dans Le sortilège des chemins ou encore dans des nouvelles. Et voilà L’innocent, une autre publication qui vient toucher ceux et celles qui aiment les questionnements existentiels.
Mon ami Sergio Kokis ne rate que rarement son coup avec moi. J’écris ami, parce que je connais l’écrivain depuis presque sa première publication et pour l’avoir côtoyé à plusieurs reprises dans certaines manifestations littéraires. Même que j’ai eu le plaisir d’être son chauffeur lors de l’une de ses visites au Saguenay. Nous avons même dû affronter ensemble un certain matamore qui voulait nous « casser la gueule » parce que nous étions tous les deux dans le stand de XYZ Éditeur, au Salon du livre de Montréal et que nous occupions prétendument sa place.
Pas que nous nous fréquentions, non. C’est un ami au même titre que tous les écrivains que je lis depuis des années.
J’étais un compagnon de Gabriel Garcia Marquez et Günther Grass sans que jamais ils ne l’apprennent. Un lecteur se fait des amis partout dans le monde, et ce à toutes les époques. Je salue ces grands discrets à qui j’ai très peu parlé dans la vie. Monsieur Gilles Archambault, Jacques Poulin dont je me languis depuis un bon moment, Victor-Lévy Beaulieu qui m’a occupé pendant des mois avec les cathédrales que sont James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots ou 666 Friedrich Nietzsche. La liste pourrait s’allonger si je me tourne vers Dominique Fortier, Larry Tremblay, Christian Guay-Poliquin, Éric Dupont, Daniel Grenier et Daniel Canty.

AUDACE

Sergio Kokis ose ce que peu d’écrivains font de nos jours, soit jongler avec des questions philosophiques ou métaphysiques. Rares sont ceux maintenant qui osent s’aventurer dans les hautes sphères de la pensée. Kokis a même convoqué Dieu en personne dans Le maître de jeu.
Isidoro, frère apothicaire et Alberto, barbier-médecin, discutent et abordent de grandes questions qui pourraient les mener tout droit devant le tribunal de l’Inquisition si leurs propos étaient ébruités. Parce qu’ils vivent à une époque où la liberté d’expression n’existe guère. Il faut marcher droit et suivre les enseignements des supérieurs, se faire le plus discret possible pour avoir la paix. Ça ressemble à notre époque où les tribunaux de l’Inquisition se multiplient sur les réseaux sociaux et que la censure se sert de « l’appropriation culturelle ».

Et après la mort du frère Basilius, son confesseur et directeur de conscience, frère Isidoro était sans aucun recours pour l’aider à retrouver la paix. Comment pouvait-il continuer à croire en Dieu et à la sainte Église, s’il fallait passer d’abord par le démon ? Parce que sans la main du démon, ce miracle n’était qu’une vaste supercherie doublée affreuse cruauté. (p.14)

Toutes ces questions sont provoquées par l’arrivée d’un petit garçon au monastère, un jeune garçon abandonné qu’ils ont accueilli et qui se comporte de façon plutôt étrange. L’enfant est d’une très grande beauté physique et tout le monde veut le protéger pour de bonnes ou mauvaises raisons. Un bambin silencieux, plutôt perdu dans sa bulle et qui semble naviguer hors de la réalité du cloître. On dirait de nos jours qu’il est « autiste » ou « asperger ».
Le jeune démontre rapidement qu’il est capable de répéter tout ce qu’il entend. Il ferait fureur maintenant en devenant animateur à la radio et en jonglant avec les clichés et les formules à longueur de jour. Le jeune prodige répète tout ce qu’il entend en classe ou lors des services religieux.

Mais il parlait un peu, au grand soulagement du frère Isidoro. Qui plus est, le garçon se montra bientôt fort habile pour répéter de mémoire de longues séquences verbales entendues soit à la messe, soit aux cours de catéchèse. Évidemment, son jeune âge ne lui permettait pas de comprendre la teneur de ce qu’il répétait. Isidoro était cependant encouragé par cette mémoire d’allure prodigieuse qui, pensait-il, tôt ou tard serait au service d’une raison naissante et tout aussi remarquable. (p.44)

À l’époque où Sergio Kokis situe son histoire, en 1593, nous sommes au début de la Renaissance. La raison tente de s’opposer à la foi aveugle, aux délires et aux miracles que l’Église avait la fâcheuse habitude de dénicher un peu partout pour édifier des fidèles qui en redemandaient.
Isidoro et Alberto cherchent la vérité et ne se laissent pas emporter par leurs pulsions et les racontars. Cette quête de la vérité revient souvent dans les ouvrages de Kokis qui aime argumenter et développer de longues réflexions, montrer ainsi l’envers et l’endroit d’une situation ou d’une question philosophique. Il décrit ainsi son art de vivre où il aime aborder des sujets existentiels tout en faisant bonne chère.

MÉMOIRE

En 1593, la mémoire était considérée comme une manifestation du génie et tout l’enseignement reposait sur la faculté de répéter des formules. Il en fut ainsi jusqu’à une période récente. Je pense à mon enfance où il fallait mémoriser toutes les questions et réponses du petit catéchiste pour avoir son certificat d’adulte. Il était interdit de réfléchir à ce que l’on pouvait ânonner comme des perroquets. Tout le contraire de la réflexion et de l’intelligence.
Les livres étaient plutôt rares à l’époque d’Isidoro et seuls les maîtres pouvaient citer les textes des philosophes et les commenter. Tiago possède cette faculté de pouvoir répéter tout ce qu'il entend à la première occasion. Les deux amis se demandent si l’enfant est un prodige ou un idiot. Chose certaine, il ne comprend rien aux textes qu’il répète et semble avoir un don pour tout mélanger.

Il avait, certes, quelques qualités, dont en particulier une mémoire prodigieuse. Isidoro se rendit compte de cette aptitude un peu par hasard et non sans stupéfaction. Il surprit un jour l’enfant en train de réciter tout seul et en latin une série de psaumes. Même si cela paraissait extraordinaire, il dut se rendre à l’évidence que le petit avait appris les textes en l’écoutant marmonner à voix basse, comme c’était son habitude, durant ses moments de lecture ou de prière. De toute évidence, Tiago ne savait pas ce qu’il répétait, puisqu’il mélangeait de manière ludique les divers psaumes entre eux, cherchant plutôt à accentuer les passages rimés, comme s’il s’agissait de comptines. (p.59)

Sa grande beauté physique et son innocence aveuglent à peu près tout le monde, surtout le frère Ambrosio qui ne cache pas son amour des jeunes garçons et qui malgré ses vœux se tient plutôt loin de la chasteté. Tiago devient malgré lui l’objet de convoitises charnelles et un idéal de pureté et d’innocence.
Le jeune garçon est fasciné par les sonorités et le faste des cérémonies religieuses. Il adore le rituel de la messe et rêve de porter les habits de l’officiant en répétant des formules.
Attiré par des comédiens ambulants (toujours le spectacle) il n’hésite pas à les suivre et se fait initier à la sexualité de façon violente par un couple. Il confond la femme avec la Vierge, répète que Marie la mère du Christ l’a protégé dans son délire éthylique. Il n’en fallait pas plus. Les moines tiennent leur miracle.

Les visions qu’on attribuait à Tiago et ses évocations de la figure de Marie durant ces orgies étaient alors le simple délire d’un scélérat. Un délire en cours de luxure, mêlant de manière blasphématoire le saint corps de la mère du Christ à des pratiques lubriques. Comment donc, se demandait-il, les autorités de la Sainte Inquisition avaient-elles pu être aveugles face à cette question, au point de se laisser leurrer complètement et d’y voir un réel miracle ? (p.147)

Les religieux finissent par se rendre compte que Tiago délire et qu’il peut tout gâcher s’il parle devant les invités lors de la grande fête qu’ils organisent. Ils prennent les grands moyens pour le faire taire. Kokis décrit une scène d’une cruauté sans nom et le pauvre idiot est muré dans une tour où il est forcé de devenir un anachorète qui consacre sa vie à Dieu. Le pauvre innocent meurt de faim et de froid.

QUESTION

Encore une fois, Sergio Kokis se faufile derrière les déguisements pour secouer la réalité. Cette fois, il s’attarde à la fabrication d’une image ou d’une icône de sainteté. Un grand théâtre pour impressionner et manipuler la foule. Le marketing n’est pas né avec la télévision et la radio. De nos jours, les manipulateurs vivent dans le monde du cinéma et des communications où l’on crée de véritables vedettes qui se révèlent souvent de bien piètres humains quand la vérité finit par sortir.
Les conversations entre les deux amis sont fascinantes. Surtout que Kokis jongle avec tous les tabous de cette époque, aborde l’être, le savoir et le rôle de la science.
Le sujet reste très actuel parce que nous vivons dans un monde d’images, de slogans et que les mythes se multiplient. Cette approche permet d’élire des prestidigitateurs qui ne camouflent même plus leur cynisme, leur incompétence et leur ignorance. Sergio Kokis demeure plus pertinent que jamais en nous faisant faire un pas en arrière pour mieux évoquer le monde contemporain. L’histoire ne peut que se répéter, c’est du moins ce que cet écrivain démontre ici. Les gens aiment les icônes, les héros et nous sommes capables maintenant d’en créer à la douzaine avec les moyens de communication. Sergio Kokis reste lucide et j’imaginais son sourire chaque fois que je levais les yeux de la page ou que je retournais une question du frère Alberto. Quel rafraîchissement dans ce monde où « rire de tout » est devenu une obligation !


L’INNOCENT, roman de SERGIO KOKIS publié aux Éditions LÉVESQUE ÉDITEUR, 2018, 228 pages, 27,00 $.


Aucun commentaire:

Publier un commentaire