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mardi 4 décembre 2018

MARIE OUELLET TRAQUE LA VIE

MARIE OUELLET, dans Courtes scènes fugitives, m’a touché particulièrement parce qu’elle pratique un art auquel je m’abandonne souvent quand je suis en ville ou dans un restaurant. Sur une terrasse en été, quoi de plus agréable que de se faire discret et de se laisser bercer par les conversations des couples ou encore de surveiller sans avoir l'air de le faire un homme qui prend un verre ou une femme qui discute au téléphone puisqu’on le fait partout maintenant et que le privé devient ainsi de plus en plus public. Marie Ouellet, dans ces courts textes, permet de satisfaire ce « voyeurisme compatissant » ou plus simplement de satisfaire une belle curiosité de l’autre dans ses gestes quotidiens. Elle « pratique » à Paris et s’y sent certainement un peu seule. Il n’y a rien de mieux qu’une grande ville pour se livrer à cette activité qui exige discrétion, bonne ouïe et bon regard.

Dans une suite de quarante-cinq textes, Marie Ouellet nous entraîne dans Paris, un quartier qu’elle apprivoise au jour le jour en observant ses voisins et en ayant parfois certains contacts, des bribes de conversations qui ne vont jamais très loin. La vie en ville veut cela. Chacun reste poli, mais protège son intimité farouchement. Des moments particuliers, des rencontres impromptues, des scènes qu’elle surprend du balcon de son appartement ou encore dans la rue, un parc ou un bistrot où elle apprend à avoir ses aises.
Parce que vivre à l’étranger, c’est apprivoiser des lieux, une rue d’abord où l’on a choisi de s’installer, des petits commerces que l’on doit fréquenter, le vendeur de journaux, un appartement où l’on apprend à vivre avec ses voisins immédiats. C’est tout un monde qui se laisse découvrir jour après jour. Il faut cela pour se sentir chez soi, à l’aise, et se fondre pour ainsi dire dans le décor. Arriver aussi à habiter tous les moments du jour et de la nuit. Parce que la ville ne chante pas de la même façon à midi qu’à minuit et il faut savoir s’y adapter. Nous apprenons toujours avec notre corps, par nos yeux et nos oreilles à nous sentir de moins en moins étrangers dans un autre pays. J’allais écrire une autre vie.
Marie Ouellet pratique « l’aquarelle littéraire » et arrive à saisir un homme ou une femme dans ces moments de vie où tous deviennent vulnérables. Une certaine détresse ou encore des petites et grandes manies. Elle aime particulièrement surprendre les gens dans un moment de distraction, d’abandon ou encore quand ils vivent un drame qui laisse totalement impuissant. Il y a toujours une ligne qu’il ne faut jamais franchir parce que tout le charme serait brisé. Marie Ouellet sait toujours jusqu’où aller.

En cette fin d’été, alors que l’animation dans les rues reprend à peine, je ressens tout à coup une grande euphorie. Cette harmonie dans l’air me rend de bonne humeur. Je réalise encore une fois que le petit miracle matinal s’est produit et je me fais la réflexion : « Ah que j’aime la vie ! » (p.21)

L’écrivaine témoigne, dit ces moments précieux et rares qui font que l’on se sent emporté par une poussée de bonheur et que l’on peut alors empoigner le monde autour de soi pour l’embrasser et s’y fondre.
L’observatrice pratique l’art de la discrétion et sait se tapir dans l’ombre, regarder sans avoir l’air de voir et entendre pour saisir la vie au plus profond de soi, prendre conscience que l’existence n’est jamais aussi vibrante que dans ces petits détails qui tapissent les jours. Il faut posséder un certain art de la comédie, en tous les cas savoir jouer à l’indifférent pour y arriver. Ce peut être aussi le contraire et ressentir la profonde tristesse d’une personne qui vous croise et vous laisse sans mots et sans gestes. L’art de Marie Ouellet ne prend jamais la même direction et peut provoquer des remous souvent imprévus.

CONSCIENCE

Ce jeu oblige l’écrivaine à être particulièrement consciente du moment présent et exige une ouverture totale au monde. Il faut une disposition d’esprit particulière pour saisir l’autre, le geste d’une voisine à l’entrée de son appartement, un regard dans une ruelle ou simplement en surveillant un homme qui balaie le caniveau au coin de la rue. Madame Ouellet s’y livre avec passion comme ces collectionneurs qui ramassent des bouts de bois sur les rives d’un lac, des cailloux ou encore des objets insolites et un peu étranges. L’écrivaine ramène toujours des bouts de phrases de ces escapades, un regard, un geste qui devient le sujet d’un court tableau particulièrement vibrant. C’est surtout voir l’autre dans un moment de vulnérabilité.

Finalement, au bout de dix interminables minutes et presque autant de stations sur la ligne 9 du métro, durant lesquelles elle polit impassiblement ses carreaux, elle les pose sur son nez, méticuleusement, les retire, les frotte encore quelques instants, fixant la banquette devant elle, jusqu’à ce qu’elle soit enfin satisfaite. Un instant d’hésitation, elle commence, compulsive, à fouiller dans son sac, dans un va-et-vient de fermeture éclair, réfléchit, hésitante et songeuse, ouvre encore une fois son sac, replaçant chaque objet dans son compartiment. (p.26)

Et ça dure comme ça jusqu’à ce que la femme quitte le wagon de métro et s’éloigne en laissant derrière elle un moment de sa vie que Marie Ouellet garde précieusement. Une façon de surprendre la vie sans maquillage et sans fard, dans ce qu’elle a de plus simple et de plus tragique. Une manière de parler des femmes et des hommes qui croisent nos vies, de prendre conscience de soi dans les gestes d’un voisin ou d'une inconnue.
Je ne sais trop ce qui se passe en moi quand je me livre à ce « sport extrême ». C’est comme si je m’oubliais pour surprendre l’autre dans sa façon de bouger, d’être là dans l’espace. C’est une manière de découvrir l’humain et certainement ce qui explique ma passion pour la lecture.
Il faut aimer les hommes et les femmes pour prendre le temps de s’approcher ainsi de leur intimité et leur vulnérabilité. Je me souviens d’un moment particulier dans un restaurant de Manosque. Un couple tout près de moi discutait à voix basse. L’homme était de dos et je pouvais voir la jeune femme. Je saisissais un mot ici et là et à la fin du repas, je m’étais inventé une histoire de séparation, de divorce, d’amour trompé et de douleur. Il me semblait que la femme était au bord des larmes. Je venais de surprendre un grand drame, j’en étais convaincu.
Et il m’arrive de plus en plus de me livrer à ce jeu devant les pins qui cernent la maison, d’accompagner pendant de longues minutes les mésanges qui vont devant ma fenêtre et de me laisser bercer par les vagues qui reprennent une musique de Philip Glass ou encore de suivre la chatte multicolore dans les herbes au milieu de l’été. Une façon de m’ancrer dans le réel, de prendre conscience de l’univers que nous mettons en danger en l’ignorant.

REGARD

L'écrivaine est toujours à l’affût. Ça devient une seconde nature chez elle que d’écouter, regarder et voir. Peut-être que ce besoin devient de plus en plus fort quand une personne vit seule.

Elle écrit dans un carnet à couverture rigide rouge, un peu plus petit qu’un cahier d’écolier ; les pages carrelées, ont une bordure verte et une tranche dorée, l’encre de son stylo est mauve, c’est joli toutes ces couleurs. Je suis le mouvement de cette main qui écrit : la pointe fine de sa plume, vive et exercée, court sur la feuille, et parfois je crois reconnaître des mots, mais m’empresse vite de regarder ailleurs, un peu honteuse de mon indiscrétion, même si pour elle en ce moment l’espace matériel semble sans consistance. (p.103)

Marie Ouellet possède un sens de l’observation rare et il arrive ce qui doit arriver. Je me suis souvent demandé devant quelqu’un s’il se livrait au même jeu. L’observatrice peut devenir un sujet dans le regard de l’autre. Alors, un certain trouble s’installe parce qu’elle se sent devinée, percée à jour et qu’elle devient alors terriblement vulnérable. Nue. Nous comprenons alors que ce jeu peut provoquer de terribles malaises.
Madame Ouellet, dans sa quête, décrit les gens dans leur quotidien, leurs manies souvent, leurs préoccupations. Elle fait montre surtout d’un humanisme et d’une empathie qu’il fait bon suivre dans ces courtes scènes qui nous rapprochent de nos semblables sans avoir besoin de recourir au langage et aux grandes explications.
Les textes de Courtes scènes fugitives sont toujours justes, précis, d’une délicatesse d’orfèvre.
Un beau voyage du côté des humains qui permet de réfléchir au grand métier d’être vivant parmi les vivants. Surtout, elle apprend beaucoup des gens qui l'entourent juste en étant présente, là. Il y a toujours quelque chose à dire et à écrire sur les occupations de ses semblables. Des moments particulièrement forts qui nous suivent longtemps, qui résonnent en nous comme un gong qui ne sait pas se taire. 
Marie Ouellet envoûte avec ses récits d’une justesse remarquable et d’une précision chirurgicale. Il faut savoir s’abandonner pourtant pour aimer ces textes, devenir ce regard et peut-être aussi apprendre à se surprendre dans nos moments de faiblesse et de grande vulnérabilité.


COURTES SCÈNES FUGITIVES, récits de MARIE OUELLET publiés aux Éditions de LA PLEINE LUNE, 2018, 168 pages, 21,95 $.


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