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vendredi 4 janvier 2019

L’ÉTERNELLE JEUNESSE DU LECTEUR



Une version de cette
John Steinbeck
chronique est parue dans
Lettres québécoises,
hiver 2018,
numéro 172.

J’AI CONNU LE monde à une époque où il n’y avait pas de télévision, de téléphone intelligent, de Facebook et d’Internet, encore moins de Netflix. Même pas de littérature jeunesse pour nous faire comprendre les vraies choses de la vie, nous faire rêver le monde et ses annexes. Il y avait la radio que nous écoutions religieusement en famille, surtout Les belles histoires des Pays d’en haut où nous applaudissions Alexis quand il mettait son poing dans la face de Séraphin pour lui faire avaler sa galette de sarrasin. Il y avait surtout la voix du cardinal Paul-Émile Léger qui récitait le chapelet en roulant ses « r » de façon vertigineuse. C’était une époque de croyances et de grandes frayeurs, de prières qui donnaient mal aux genoux pendant les heures d’adoration obligatoires dans la grande église du curé Gaudiose de La Doré.

Je suis né un matin, en février. Un hiver plein de bancs de neige et de glaçons, juste avant le déjeuner, dans la maison familiale située à l’écart du village, autant dire au milieu d’une dérive de champs qui s’étiraient tout près de la rivière aux Dorés. J’étais le neuvième de la famille et mes frères les plus âgés étaient déjà des gaillards qui hantaient une mer d’épinettes qui ondulait dans les montagnes jusque dans les contreforts de Chibougamau et plus loin encore, dans des endroits où personne n’était allé.
Ma mère m’a raconté mon premier cri, mon premier regard et mes coups de pieds furieux. Ma mère disait tout, même ce qui ne devait pas être dit, même ce que nous ne voulions pas entendre. Tous les secrets avoués et inavouables, elle les répétait, tellement que nous finissions par les oublier. J’en ai tiré une grande leçon : si vous voulez garder un secret, il faut le répéter à tout le monde. Après, plus personne ne s’en souvient.

L’ŒIL

Je l’ai raconté dans Le Souffleur de mots. Vous le savez, un écrivain passe sa vie à se répéter. Il revient invariablement dans les mêmes traces, changeant les mots et les déguisements, explorant un territoire précis comme le faisaient les trappeurs autrefois.
Ma mère aurait dit : radoter ou placoter, ce qui revenait au même dans son dictionnaire personnel. Mon père haussait les épaules et répétait en souriant : « Autant se fermer le clapet quand on n’a rien à dire. »
J’y arrive : mon strabisme, mon œil croche, le gauche, celui qui ne voulait pas regarder dans la même direction que l’autre. J’étais un enfant coq-l’œil, timide, effarouché, peu certain des chemins qui menaient au village et plus loin encore, jusqu’aux rives du Grand Lac sans fin ni commencement. Je ne voyais pas le monde comme mes frères et ma sœur, comme mes cousines et mes cousins. Jamais je ne pourrais faire mon chemin dans la vie avec tous les gars de la paroisse. J’étais souvent l’objet de moqueries. Bien plus, on disait qu’un oeil croche portait malheur. De quoi devenir ermite comme mon oncle Arthur qui vivait tout près de la rivière Ashuapmushuan, loin du village et de ses rumeurs, dans la tranquillité de la forêt de cyprès.

ESPOIR

En lisant le journal, ce devait être Le Soleil, c’était le seul journal qui entrait dans la maison, j’ai appris qu’on pouvait dresser un œil récalcitrant, le dompter comme un cheval rétif, le mettre à sa main, le faire regarder droit. Il suffisait de le mettre à l’ouvrage, de porter un bandeau de pirate pour voir le monde d’un seul oeil. Un peu plus tard, le docteur Plante de Roberval, un spécialiste du regard, a réussi à me convaincre. Je devais dompter cet œil qui n’aimait que l’oblique.
J’ai pensé à la lecture. C’était naturel. Je savais lire avant de faire mon entrée à l’École numéro Neuf. Ma sœur avait longtemps rêvé de devenir « maîtresse » avant d’être happée par la vie et de faire son service domestique auprès de ma mère. Je fus son unique élève à quatre ans. J’aimais les livres d’aussi loin que je me souvienne. Il y en avait un ou deux à la maison et j’y revenais sans cesse.
Une de perdue, deux de trouvées de Georges Boucher de Boucherville m’a subjugué en troisième année. Un gros roman d’aventures avec une couverture solide et des pages d’une belle couleur sombre que Mademoiselle rangeait dans son grand tiroir. Une histoire pleine de rebondissements, de pirates et de méchants, de voyages et de découvertes. Ça hypnotisait toute la classe, même ceux qui ne savaient pas lire. On l’explorait à voix haute, comme au temps de monsieur Aristote. À cette époque lointaine où l’Amérique n’existait pas encore, tout le monde lisait à voix haute dans les bibliothèques sauf monsieur Aristote. Tous les lecteurs croyaient qu’il était détraqué. Imaginez la cacophonie. Comme pendant les débats des chefs, à la dernière campagne électorale où tout le monde parlait en même temps pour montrer son savoir et son intelligence.

LECTURE

J’ai commencé à lire tous les soirs pour faire « travailler mon œil », une sorte de gymnastique. Je savais qu’il fallait avoir les deux yeux à la bonne place pour s’approcher d’une fille du couvent Maria-Goretti. Pas l’une d’elles ne voudrait écouter un gars qui n’était pas capable de la regarder dans les yeux quand il évoquait la toponomye de sa poitrine ? Si ça m’aidait au hockey de ne pas regarder où je fonçais, ce n’était pas la même chose en amour. Fallait avoir l’œil droit vif et clair pour connaître les prémices d’une caresse ou d’un toucher défendu que nous devrions avouer lors d’une prochaine confession.
J’ai lu alors tout ce qui pouvait se lire. Tous les romans historiques d’un certain Dollard-Des-Ormeaux. J’ai appris plus tard que c’était un frère Mariste qui se cachait sous ce pseudonyme. Il m’a ennuyé assez rapidement parce qu’il écrivait toujours la même histoire.
Je suis devenu lecteur de fond avec les quinze volumes de L’Encyclopédie Grolier que j’empruntais, tome après tome, chez monsieur Poirier, un voisin érudit. J’ai découvert alors les contes des frères Grimm, les frissons et le plaisir de la peur. Pays et Merveilles aussi. Même La Bible. J’ai trouvé mon exemplaire dans le camp de monsieur Point, un ami de mon père. Je le jure, on pouvait trouver une Bible dans les endroits les plus étranges en ce temps oubliés des drones et des satellites. Je suis devenu alors un liseur patient, celui que ma mère trouvait ennuyant comme les litanies un jour gris de la Semaine sainte.
Au début du secondaire, j’ai pu lire toute la belle collection Nénuphar de Fides. Les Engagés du Grand Portage de Léo-Paul Desrosiers, La minuit de Félix-Antoine Savard, Trente arpents de Ringuet, Marie Didace de madame Guèvremont. J’ai même réussi à lire Jean Rivard, le défricheur d’Antoine Gérin-Lajoie. Toute la bibliothèque de l’école y est passée, une centaine de livres peut-être. Tout ce que je trouvais pour fouetter mon œil sauvage.
Et il y a eu Edgar Allen Poe et ses histoires fantastiques à l’école Pie XII de Saint-Félicien. Le dernier des Mohicans de Fenimore Cooper m’a coupé le souffle. Je l’ai lu trois ou quatre fois d’affilée en oubliant de dormir et de manger. S’il faisait du bien à mon œil, il enflammait mon imaginaire et je partais dans les forêts avec Chingachgook et me perdait dans les forêts du lac Chicoubiche et plus loin encore. Je devenais un guerrier, un farouche explorateur, un combattant intrépide qui portait l’étrange nom d’Oeil de travers.
Est-ce que les Indiens avaient les yeux croches ? On ne le disait pas dans le roman de monsieur Fenimore et il n’en était pas question dans les manuels d’histoire.
Le timide, le craintif et l’inquiet a osé alors secouer ses peurs en s’aventurant sur une scène à l’école. J’ai appris les répliques de Molière, devenais Sganarelle et Clitandre, voulais être Godot, Pozzo et Lucky. Parler, parler pour voir et entendre, devenir un personnage au regard franc, qui savait quelle direction prendre dans la vie.

AVENTURE

La migration à Montréal m’a permis la plus formidable des aventures de lecture. Comme je n’osais pas tellement m’avancer sur les trottoirs de la ville, je lisais, du matin au soir et souvent d’un bord de la nuit à l’autre. Je me risquais à l’écriture aussi de l’œil gauche.
J’imaginais qu’il était possible de tout lire alors. Victor Hugo, Honoré de Balzac, Émile Zola, Cervantès et Homère, Chateaubriand et même un certain Jean-Jacques Rousseau.
Ce fut le ravissement avec Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski,  Léon Tolstoï, Nicolaï Vassilievitch Gogol et Les âmes mortes, Knut Hamsun et Hermann Hesse. Gilbert Langevin m’a fait découvrir Henri Bosco et Jean Giono. Et j’ai fait une grande place à la même époque à la famille Sartoris de William Faulkner. Boris Vian s’imposa après une exploration des territoires d’Yves Thériault.
Je n’oublierai jamais John Steinbeck et Les raisins de la colère. Le miracle s’est produit dans ce roman, à la page 141, tout en haut. Je me souviens encore parfaitement de la phrase. « Et ils se tinrent écartés, considérant à la dérobée le grand frère qui avait tué un homme et qui avait été mis en prison. » Mon œil gauche s’est tenu droit alors, parfaitement parallèle à celui de droite. Ce fut une sorte de transformation. Je devenais le téméraire qui patine sur un fil de fer à des hauteurs vertigineuses. Monsieur Steinbeck m’avait guéri, avec l’aide de tous les autres écrivains, bien sûr. J’étais un miraculé. Tous les livres avaient rendu mon œil semblable à l’autre. Je pouvais aspirer à une vie d’écrivain, jongler avec les mots et m’approcher d’une fille pour la regarder de très près en fermant les yeux.
J’étais drogué alors, plein de dépendance et il n’était pas question d’aller en désintoxication. Ma soif était insatiable. Je pouvais me moquer du temps en lisant. J’étais peut-être né très vieux, mais les livres m’avaient gardé dans le vestibule de l’adolescence. Comme si en lisant je me tenais à l’écart du tic tac de l’horloge. Comme si le temps m’avait abandonné dans un paragraphe de Marie-Claire Blais, Jacques Ferron, Victor-Lévy Beaulieu, Jacques Poulin, Louis-Ferdinand Céline et André Langevin.

LA FIN

Beaucoup plus tard, après avoir escaladé des montagnes de livres, je deviendrai peut-être un tout petit garçon tout plissé, courbé et un peu sourd devant le poids des mots, égaré entre les lignes d’un roman éclaté d’Éric Dupont qui sent le lilas. Je deviendrai un fantôme dans un CHSLD ou autre maison où l’on se prépare au grand départ en mangeant mou.
Je raconterai alors aux préposés aux bénéficiaires ma découverte d’Anaïs Nin, mes épiphanies avec Marguerite Duras, Pat Conroy, Günther Grass et Gaétan Soucy quand ils changeront ma couche. Je brandirai un roman de Gabriel Garcia Marquez devant la mort qui s’approchera de mon lit avec un plateau de pilules, pour la distraire, pour qu’elle me laisse le temps de finir mon chapitre, de relire L’odyssée d’Homère ou toute l’ouvre de Victor-Lévy Beaulieu. 
La mort n’en est pas à une page près.
Et puisqu’il faut mourir un jour ou encore au milieu de la nuit, après mon dernier souffle, mon dernier hoquet, je voudrais qu’on m’oublie dans une très grande bibliothèque, dans la rangée des livres peu fréquentés, au carrefour de la poésie et de l’essai. Qu’on me laisse là, dans un coin, un livre à la main pendant les premiers siècles de l’éternité, l’œil gauche ouvert, accroché à une phrase. Parce que lire, c’est s’abreuver à la fontaine de Jouvence, celle qui nous protège du temps et des grandes rafales des trous de mémoire. Lire, c’est demeurer dans l’émerveillement de sa jeunesse à jamais. J’en suis certain. C’est monsieur Michel Tournier qui me l’a dit. Lire, c'est guérir de tout.

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