Une version de cette
Lettres québécoises,
hiver 2018,
numéro 172.
Je suis né un
matin, en février. Un hiver plein de bancs de neige et de glaçons, juste avant
le déjeuner, dans la maison familiale située à l’écart du village, autant dire
au milieu d’une dérive de champs qui s’étiraient tout près de la rivière aux
Dorés. J’étais le neuvième de la famille et mes frères les plus âgés étaient déjà
des gaillards qui hantaient une mer d’épinettes qui ondulait dans les montagnes
jusque dans les contreforts de Chibougamau et plus loin encore, dans des endroits
où personne n’était allé.
Ma mère m’a
raconté mon premier cri, mon premier regard et mes coups de pieds furieux. Ma
mère disait tout, même ce qui ne devait pas être dit, même ce que nous ne
voulions pas entendre. Tous les secrets avoués et inavouables, elle les
répétait, tellement que nous finissions par les
oublier. J’en ai tiré une grande leçon : si vous voulez garder un secret,
il faut le répéter à tout le monde. Après, plus personne ne s’en souvient.
L’ŒIL
Je l’ai
raconté dans Le Souffleur de mots. Vous
le savez, un écrivain passe sa vie à se répéter. Il revient invariablement dans
les mêmes traces, changeant les mots et les déguisements, explorant un
territoire précis comme le faisaient les trappeurs autrefois.
Ma mère
aurait dit : radoter ou placoter, ce qui revenait au même dans son
dictionnaire personnel. Mon père haussait les épaules et répétait en souriant :
« Autant se fermer le clapet quand on n’a rien à dire. »
J’y
arrive : mon strabisme, mon œil croche, le gauche, celui qui ne voulait
pas regarder dans la même direction que l’autre. J’étais un enfant coq-l’œil, timide,
effarouché, peu certain des chemins qui menaient au village et plus loin
encore, jusqu’aux rives du Grand Lac sans fin ni commencement. Je ne voyais pas
le monde comme mes frères et ma sœur, comme mes cousines et mes cousins. Jamais
je ne pourrais faire mon chemin dans la vie avec tous les gars de la paroisse.
J’étais souvent l’objet de moqueries. Bien plus, on disait qu’un oeil croche
portait malheur. De quoi devenir ermite comme mon oncle Arthur qui vivait tout
près de la rivière Ashuapmushuan, loin du village et de ses rumeurs, dans la
tranquillité de la forêt de cyprès.
ESPOIR
En lisant le
journal, ce devait être Le Soleil,
c’était le seul journal qui entrait dans la maison, j’ai appris qu’on pouvait
dresser un œil récalcitrant, le dompter comme un cheval rétif, le mettre à sa
main, le faire regarder droit. Il suffisait de le mettre à l’ouvrage, de porter
un bandeau de pirate pour voir le monde d’un seul oeil. Un peu plus tard, le
docteur Plante de Roberval, un spécialiste du regard, a réussi à me convaincre.
Je devais dompter cet œil qui n’aimait que l’oblique.
J’ai pensé à
la lecture. C’était naturel. Je savais lire avant de faire mon entrée à l’École
numéro Neuf. Ma sœur avait longtemps rêvé de devenir « maîtresse » avant d’être
happée par la vie et de faire son service domestique auprès de ma
mère. Je fus son unique élève à quatre ans. J’aimais les livres d’aussi loin
que je me souvienne. Il y en avait un ou deux à la maison et j’y revenais sans
cesse.
Une de perdue, deux de trouvées de Georges Boucher de Boucherville
m’a subjugué en troisième année. Un gros roman d’aventures avec une
couverture solide et des pages d’une belle couleur sombre que Mademoiselle
rangeait dans son grand tiroir. Une histoire pleine de rebondissements, de
pirates et de méchants, de voyages et de découvertes. Ça hypnotisait toute la
classe, même ceux qui ne savaient pas lire. On l’explorait à voix haute, comme
au temps de monsieur Aristote. À cette époque lointaine où l’Amérique
n’existait pas encore, tout le monde lisait à voix haute dans les bibliothèques
sauf monsieur Aristote. Tous les lecteurs croyaient qu’il était détraqué. Imaginez
la cacophonie. Comme pendant les débats des chefs, à la dernière campagne
électorale où tout le monde parlait en même temps pour montrer son savoir et
son intelligence.
LECTURE
J’ai commencé
à lire tous les soirs pour faire « travailler mon œil », une sorte de
gymnastique. Je savais qu’il fallait avoir les deux yeux à la bonne place pour
s’approcher d’une fille du couvent Maria-Goretti. Pas l’une d’elles ne voudrait écouter un
gars qui n’était pas capable de la regarder dans les yeux quand il évoquait la
toponomye de sa poitrine ? Si ça m’aidait au hockey de ne pas regarder où je
fonçais, ce n’était pas la même chose en amour. Fallait avoir l’œil droit vif
et clair pour connaître les prémices d’une caresse ou d’un toucher défendu que
nous devrions avouer lors d’une prochaine confession.
J’ai lu alors
tout ce qui pouvait se lire. Tous les romans historiques d’un certain Dollard-Des-Ormeaux.
J’ai appris plus tard que c’était un frère Mariste qui se cachait sous ce
pseudonyme. Il m’a ennuyé assez rapidement parce qu’il écrivait toujours la
même histoire.
Je suis
devenu lecteur de fond avec les quinze volumes de L’Encyclopédie Grolier que j’empruntais, tome après tome, chez monsieur
Poirier, un voisin érudit. J’ai découvert alors les contes des frères Grimm, les
frissons et le plaisir de la peur. Pays
et Merveilles aussi. Même La Bible.
J’ai trouvé mon exemplaire dans le camp de monsieur Point, un ami de mon père. Je
le jure, on pouvait trouver une Bible dans les endroits les plus étranges en ce
temps oubliés des drones et des satellites. Je suis devenu alors un liseur patient,
celui que ma mère trouvait ennuyant comme les litanies un jour gris de la
Semaine sainte.
Au début du
secondaire, j’ai pu lire toute la belle collection Nénuphar de Fides. Les Engagés du Grand Portage de Léo-Paul
Desrosiers, La minuit de
Félix-Antoine Savard, Trente arpents
de Ringuet, Marie Didace de madame Guèvremont.
J’ai même réussi à lire Jean Rivard, le
défricheur d’Antoine Gérin-Lajoie. Toute la bibliothèque de l’école y est
passée, une centaine de livres peut-être. Tout ce que je trouvais pour fouetter
mon œil sauvage.
Et il y a eu
Edgar Allen Poe et ses histoires fantastiques à l’école Pie XII de
Saint-Félicien. Le dernier des Mohicans
de Fenimore Cooper m’a coupé le souffle. Je l’ai lu trois ou quatre fois d’affilée
en oubliant de dormir et de manger. S’il faisait du bien à mon œil, il
enflammait mon imaginaire et je partais dans les forêts avec Chingachgook et me perdait dans les forêts du
lac Chicoubiche et plus loin encore. Je devenais un guerrier, un farouche
explorateur, un combattant intrépide qui portait l’étrange nom d’Oeil de travers.
Est-ce que
les Indiens avaient les yeux croches ? On ne le disait pas dans le roman de
monsieur Fenimore et il n’en était pas question dans les manuels d’histoire.
Le timide, le
craintif et l’inquiet a osé alors secouer ses peurs en s’aventurant sur une
scène à l’école. J’ai appris les répliques de Molière, devenais Sganarelle et
Clitandre, voulais être Godot, Pozzo et Lucky. Parler, parler pour voir et
entendre, devenir un personnage au regard franc, qui savait quelle direction
prendre dans la vie.
AVENTURE
La migration
à Montréal m’a permis la plus formidable des aventures de lecture. Comme je
n’osais pas tellement m’avancer sur les trottoirs de la ville, je lisais, du
matin au soir et souvent d’un bord de la nuit à l’autre. Je me risquais à
l’écriture aussi de l’œil gauche.
J’imaginais
qu’il était possible de tout lire alors. Victor Hugo, Honoré de Balzac, Émile
Zola, Cervantès et Homère, Chateaubriand et même un certain Jean-Jacques
Rousseau.
Ce fut le ravissement avec Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski, Léon Tolstoï, Nicolaï Vassilievitch Gogol et Les âmes mortes, Knut Hamsun et Hermann Hesse. Gilbert Langevin m’a fait
découvrir Henri Bosco et Jean Giono. Et j’ai fait une grande place à la même
époque à la famille Sartoris de William Faulkner. Boris Vian s’imposa après une
exploration des territoires d’Yves Thériault.
Je
n’oublierai jamais John Steinbeck et Les
raisins de la colère. Le miracle s’est produit dans ce roman, à la page 141,
tout en haut. Je me souviens encore parfaitement de la phrase. « Et ils se tinrent écartés,
considérant à la dérobée le grand frère qui avait tué un homme et qui avait été
mis en prison. » Mon œil gauche s’est tenu droit alors, parfaitement parallèle
à celui de droite. Ce fut une sorte de transformation. Je devenais le téméraire qui
patine sur un fil de fer à des hauteurs vertigineuses. Monsieur Steinbeck m’avait
guéri, avec l’aide de tous les autres écrivains, bien sûr. J’étais un miraculé.
Tous les livres avaient rendu mon œil semblable à l’autre. Je pouvais aspirer à
une vie d’écrivain, jongler avec les mots et m’approcher d’une fille pour la
regarder de très près en fermant les yeux.
J’étais drogué
alors, plein de dépendance et il n’était pas question d’aller en
désintoxication. Ma soif était insatiable. Je pouvais me moquer du temps en
lisant. J’étais peut-être né très vieux, mais les livres m’avaient gardé dans
le vestibule de l’adolescence. Comme si en lisant je me tenais à l’écart du tic
tac de l’horloge. Comme si le temps m’avait abandonné dans un paragraphe de
Marie-Claire Blais, Jacques Ferron, Victor-Lévy Beaulieu, Jacques Poulin, Louis-Ferdinand
Céline et André Langevin.
LA FIN
Beaucoup plus
tard, après avoir escaladé des montagnes de livres, je deviendrai peut-être un
tout petit garçon tout plissé, courbé et un peu sourd devant le poids des mots, égaré
entre les lignes d’un roman éclaté d’Éric Dupont qui sent le lilas. Je deviendrai
un fantôme dans un CHSLD ou autre maison où l’on se prépare au grand départ en
mangeant mou.
Je raconterai
alors aux préposés aux bénéficiaires ma découverte d’Anaïs Nin, mes épiphanies
avec Marguerite Duras, Pat Conroy, Günther Grass et Gaétan Soucy quand ils
changeront ma couche. Je brandirai un roman de Gabriel Garcia Marquez devant la mort
qui s’approchera de mon lit avec un plateau de pilules, pour la distraire,
pour qu’elle me laisse le temps de finir mon chapitre, de relire L’odyssée d’Homère ou toute l’ouvre de
Victor-Lévy Beaulieu.
La mort n’en est pas à une page près.
La mort n’en est pas à une page près.
Et puisqu’il
faut mourir un jour ou encore au milieu de la nuit, après mon dernier souffle,
mon dernier hoquet, je voudrais qu’on m’oublie dans une très grande
bibliothèque, dans la rangée des livres peu fréquentés, au carrefour de la
poésie et de l’essai. Qu’on me laisse là, dans un coin, un livre à la main
pendant les premiers siècles de l’éternité, l’œil gauche ouvert, accroché à une
phrase. Parce que lire, c’est s’abreuver à la fontaine de Jouvence, celle qui
nous protège du temps et des grandes rafales des trous de mémoire. Lire, c’est demeurer
dans l’émerveillement de sa jeunesse à jamais. J’en suis certain. C’est
monsieur Michel Tournier qui me l’a dit. Lire, c'est guérir de tout.
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