vendredi 16 novembre 2018

SOUBLIÈRE ET LE CAS DU QUÉBEC

ALEXANDRE SOUBLIÈRE étonne dans La Maison mère, un essai hybride qui prend plusieurs directions et qui se bute à la question du Québec, son histoire, son identité, sa langue et surtout son avenir. Le peuplement d’origine française a changé plusieurs fois d’appellation depuis l’arrivée de Jacques Cartier en 1534 sur les rives de la Grande rivière du Canada. Canadiens, Canadiens français et Québécois marquent une conception du territoire et illustrent aussi, peut-être, le long cheminement d’un peuple qui a dû renoncer au grand territoire de l’Amérique, un espace qui était le propre des Canadiens d’avant la Conquête de 1760 pour se recroqueviller dans l'espace du Québec.

Le concept de nation au Canada ou du peuplement français en Amérique a connu bien des mutations depuis l’arrivée de Samuel de Champlain dans la vallée du Saint-Laurent. L’explorateur imaginait une nation métisse où migrants français s’uniraient aux nations indiennes pour constituer une population originale. Son rêve ne s’est jamais réalisé, on le sait. Le terme de Canadien alors désignait les migrants francophones qui s’installaient à Québec ou à Trois-Rivières et qui parcouraient le continent du nord au sud. Ils étaient des nomades, des commerçants, des explorateurs qui s’adonnaient à la traire des fourrures. Ces coureurs des bois honnis par le clergé s’ensauvageaient bien souvent et vivaient à l’indienne. Ils échappaient à la vie du sédentaire favorisé par les gouverneurs et les communautés religieuses, correspondaient peut-être au rêve de Champlain, mais restèrent toujours une minorité.
Serge Bouchard a beaucoup parlé de ces « grands oubliés » qui ont sillonné les terres de l’Amérique du Nord et sont à l’origine de grandes villes étasuniennes comme Chicago ou Saint-Louis.
La conquête par les Britanniques en 1760 fit muter le terme. On prit alors l’habitude de parler des Canadiens français par opposition aux Canadiens anglais qui se partageaient le territoire. Français et Anglais devenaient les deux grands peuplements du Canada.
Les nations indiennes ne figurèrent jamais dans ces dénominations, oubliées dans le grand fourre-tout que représente le mot autochtone. Tous les habitants d’expression française au Canada se reconnaissaient dans le terme Canadien français.

Les Canadiens français eux, typiquement, ont des origines qui remontent à la Nouvelle-France. On les retrouve majoritairement au Québec, mais, par exemple, un francophone ayant des ancêtres de l’époque de Champlain qui habiterait maintenant le Manitoba est aussi canadien-français qu’un habitant du Lac-Saint-Jean qui partage les mêmes racines. (p.10)

Ce nom devait changer encore une fois avec la Révolution tranquille où le terme de Québécois a dorénavant identifié les habitants de la province de Québec, larguant pour ainsi dire les francophones qui habitaient l’Acadie, le Manitoba ou encore la Saskatchewan. Ce fut alors comme une scission dans la population francophone du Canada et certains n’ont jamais pardonné aux habitants du Québec de leur avoir tourné le dos.

QUESTIONNEMENT

Alexandre Soublière se questionne sur ces appellations pour désigner le peuplement d’origine francophone du Canada et propose de revenir au terme de Canadien français pour renouer avec le territoire, l’immense pays dont le Québec moderne s’est pour ainsi dire amputé. L’écrivain suggère ainsi de rétablir le contact avec tous les peuplements francophones du Canada. L’idée est peut-être intéressante, mais je ne connais pas beaucoup de gens qui vont prendre cette direction. Même si j’ai entendu la formation de François Legault utiliser le terme lors de la dernière campagne électorale, ce vocable reste anachronique et un peu détonant.

Plus de vingt ans après le deuxième échec référendaire, comment pourrions-nous nous redéfinir pour regagner un peu de notre vigueur perdue ? Dans l’urgence des années 1960, en changeant de signifiant pour nous désigner, avons-nous perdu certains des mythes fondateurs qui nous définissaient ? Cet essai ne porte pas sur les axes fédéraliste-souverainiste ou réactionnaire-progressiste. Mon hypothèse est la suivante : n’aurions-nous pas avantage, dans la situation actuelle, à faire un pas en arrière pour recommencer à nous voir en tant que Canadiens français et non en tant que Québécois ? (pp.11-12)

Ce pas en arrière comme dit Alexandre Soublière aurait comme effet de biffer l’idée de faire du Québec un pays indépendant, d’oublier le concept de nation francophone. Ce serait repousser une idée qui a cheminé depuis 1760 et tourner le dos à une période récente où le Québec s’est modernisé et ouvert au monde. Qui voudrait faire ce pas en arrière ?

PERSONNEL

Le jeune écrivain a migré à Vancouver et aimé cette ville où le nom de Québécois perd son sens. Il a dû accepter de vivre la plupart du temps en anglais et garder son français pour le retour à la maison, en faire sa langue d’appartement ou de jardin. Le francophone a beau se sentir bien dans sa peau, parfaitement à l’aise près du Pacifique, il ne possède plus la totalité de l’environnement par sa langue et son imaginaire. La place est occupée par un autre. Vivre à Vancouver ou dans l’Ouest canadien, c’est accepter de parler anglais. Je sais que je risque d’en heurter plusieurs en écrivant cela, mais c'est la réalité.
Le sort des peuplements francophones dans l’Ouest ou ailleurs aurait dû faire réfléchir Soublière, particulièrement la situation de Louis Riel et des métis. Je veux bien posséder l’Amérique, mais je tiens encore plus à la langue française et à un territoire où cette langue peut s’épanouir dans toutes les sphères d’activités, pas seulement dans le confinement de la vie privée.

CATASTROPHE

Soublière invente un récit catastrophe où le Québec et toute l’Amérique plongent dans le noir. Plus rien ne fonctionne. C’est peut-être le sort des francophones en Amérique qui doivent oublier tous les grands concepts pour survivre au quotidien. Peut-être que l’écrivain sait que ce « pas en arrière » qu’il préconise ne peut que provoquer une catastrophe ? Quelle idée étrange et dérangeante !
Ce scénario n’est pas sans rappeler les romans de Christian Guay-Poliquin où les personnages sont plongés dans un monde qui s’est arrêté. Plus rien ne fonctionne avec une panne d’électricité généralisée et tous doivent se débrouiller avec les moyens du bord, revenir si l’on veut à des manières qui remontent avant l’électrification. Tous les gadgets électroniques deviennent désuets alors et encombrants.
Tout comme chez Guay-Poliquin, les personnages de Soublière, (lui-même et ses amis), doivent se débattre dans une société qui retourne à la barbarie. Les amis de l’écrivain se retrouvent à la Maison mère, un appartement de Montréal qu’ils transforment en bunker pour se protéger de toutes les attaques. Il n’y a plus rien qui tienne. Le civisme, la bonne entente, le partage, tout disparaît. Tout comme chez l’auteur du Poids de la neige, la tribu trouve refuge à la campagne où c’est plus facile de survivre. Étrange comme la grande ville devient impossible et impensable dans les scénarios catastrophiques. Faut-il revenir au monde rural pour se redéfinir et se forger une identité ?

RÉFLEXION

Ce retour au terme de Canadiens français demande-t-il de renoncer à la modernité pour faire un saut en arrière ? Soublière devient inquiétant en suggérant qu’il faudra peut-être une « fin du monde » pour retrouver les vraies valeurs de la famille et du clan.
Ce scénario lui permet cependant de réfléchir à l’amitié, l’amour, le partage et ce qui devient important dans un monde qui se défait et qui bascule dans les guerres tribales. Les armes deviennent l’outil de survie et ceux qui s’en sortent sont ceux qui manient ces armes et sont les plus agressifs.
Ce n’est guère différent du monde actuel. Que l’on pense aux États-Unis de Donald Trump qui régente la planète ou encore à Israël qui impose ses diktats au Proche-Orient grâce à la puissance de son armée.
Qu’est un Québécois ou un Canadien français ? Quelles sont les valeurs qui font surface quand on se retrouve en état d’urgence et de survie ? Il reste la famille biologique ou cette famille que la vie moderne a constituée, c’est-à-dire le réseau des amis.

« Quand une société n’a plus de mythe fondateur sain, elle sombre dans le chaos. » De nos jours, le mouvement souverainiste, malgré les nobles intentions qui le sous-tendent, fait plus de tort à la jeunesse québécoise que se tenants ne voudraient le croire. Ce n’est pas son projet qui fait problème, c’est le manque de vision et de solutions pour le réaliser. Ce sont des valeurs dépassées. Sans issue, le mouvement s’entête à vouloir aller dans la même direction avec les mêmes stratégies qui se sont révélées perdantes dans le passé. (p.161)

Est-ce qu’il va falloir vivre le chaos pour que les francophones en Amérique se retrouvent et s’imposent…
Soublière réfléchit à la langue, la culture, ce qui fait une identité, cherche de nouvelles valeurs avec les trentenaires, remet en question sa vie, ses amours, mais ne peut imaginer qu’un retour en arrière et cela me dérange beaucoup. La pensée tribale n’est certainement pas une solution. Pourquoi ne pas avoir fait un bon en avant et imaginer un Québec indépendant ? Pourquoi associer la création du territoire national à une perte ?
Somme toute, l’écrivain en arrive à la conclusion que la famille, l’amour des siens, de ses proches importe plus que tout. Dans la nécessité, les conflits de générations s’effacent. Le rapport au territoire, la langue, la collectivité alors prennent un tout autre sens.
Cette fiction avec ses rebondissements m’a fait oublier souvent le questionnement de Soublière. La réflexion cède le pas devant la fiction.

CONVICTIONS

Soublière n’a pas ébranlé mes convictions et mon engagement politique. La Maison mère possède la grande qualité cependant de jongler avec certains concepts que l’on ne prend guère la peine de considérer et qui agacent souvent les médias de masse.
Le retour à la loi du plus fort ne me fascine pas particulièrement. Pourquoi ce ne serait pas le contraire qui se manifeste, l’entraide, le partage et l’amitié ? C’est une vision très égoïste de la société que de réduire le collectif à son groupe d’amis. Il me semble que le Québec dans lequel je vis est beaucoup plus solide que ça et qu’il est capable de réagir collectivement. Nous l’avons vécu lors de la crise du verglas ou encore le déluge au Saguenay. Pas nécessaire de renoncer à soi pour faire sa place en Amérique. Il faut plutôt se donner une identité solide, devenir une nation pour exister dans l’œil de l’autre. Se diluer dans le grand tout comme le suggère Alexandre Soublière est la fin de tout et la perte de sa langue, son identité, ce qui fait du Québécois un être distinct. Je sais aussi que pour bien des jeunes, les idées que j’énonce ici peuvent sembler archaïques, mais j’y tiens, ce sont des idées qui m’accompagnent depuis fort longtemps et que le temps n'a pas rendu obsolètes.


LA MAISON MÈRE, un ESSAI d’ALEXANDRE SOUBLIÈRE publié chez BORÉAL ÉDITEUR, 2018, 288 pages, 26,95 $.
  

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/maison-mere-2623.html

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