MATHIEU SIMARD, une fois de plus, nous prend
par la main avec Les écrivements. Inutile
de chercher ce mot, vous ne le trouverez pas dans le dictionnaire. Ce terme est
l’invention d’une petite fille nommée Fourmi, une petite voisine de Jeanne qui
joue à lire dans son carnet même si elle ne connaît que quelques lettres. Une
belle occasion de laisser aller son imagination sur ces fragments où Jeanne
s'attarde à ses grandes et petites douleurs après le départ de Suzor, son compagnon,
son amoureux, l’homme de sa vie, celui avec qui elle a connu le pire et le
meilleur. Elle écrit pour se calmer et comprendre peut-être ce que la vie lui a
fait. Souvent, on « voit » mieux en écrivant qu’en parlant. C’est mon cas.
J’écris, donc je pense. Une habitude de glisser sur les mots, de secouer des
phrases pour trouver un ancrage à ses jours et se donner un élan.
Mathieu
Simard semble avoir un faible pour les histoires d’amour malheureuses. Dans Ici et ailleurs, paru en 2017, Marie et
Simon tentaient de se retrouver après la mort de leur fille. Jamais ils n’arrivent
à sortir la tête hors de l’eau, même en tentant de se couper de leur passé dans
un nouveau village qui dissimule bien des drames et des secrets.
C’est
encore le cas dans Les écrivements.
Suzor et Jeanne n’arrivent pas à oublier leur séjour en Russie. Une mission
secrète du gouvernement canadien, une collaboration avec ce pays communiste
alors que personne en Occident, du moins officiellement, ne parlait avec les Soviets.
Ils devaient faire un stage dans les mines, partager des savoirs et des
manières d’exploiter leurs ressources. Ils vivront plutôt l’horreur, un drame
épouvantable et inexplicable dans la neige et le froid, au pied de la « montagne
de la mort ». Une expédition qui a tourné au tragique, des visions d’horreur. Lui
en revient complètement obsédé, incapable d’oublier, cherchant à comprendre.
Et
le désastre arrive. Suzor part, quitte Jeanne, s’éloigne pour ne plus revenir.
On ne perd pas l’homme de sa vie comme ça sans que tout ne soit bouleversé,
sans claudiquer dans sa tête et son corps.
Quand Suzor est
parti il y a quarante ans pour ne jamais revenir, je me suis promis de
l’oublier, parce que le souvenir de lui l’autorisait à exister et que je ne
pouvais pas concevoir qu’un homme qui existe ait pu me faire aussi mal. Pendant
les semaines qui ont suivi, je me suis employée à brûler tout ce qui pouvait me
faire penser à lui. Photos, lettres d’amour, chapeaux, vêtements. La moitié de
notre chambre. À la fin il ne restait que le garde-robe de la chambre d’amis,
qu’il avait rempli au fil des ans de choses inutiles. Je n’avais plus la force
de le vider, j’en ai vissé la porte contre le cadre. (p.33)
Elle
continue à respirer bien sûr, mais il y a une blessure en elle qui ne guérira
jamais, habite les décombres de sa vie, voit des amis une fois par année, leurs
amis.
Comment
ne pas s’attacher à cette octogénaire qu’elle est devenue, à la « ma tante »
d’un peu tout le monde, de ces amis qu’ils voyaient et qui lui rappellent son
état d’humaine et de femme. Sa terrible solitude aussi, le désastre de ses jours et des années.
Suzor n’avait que
trois amis, qu’il connaissait depuis l’enfance : Skip, Jean-Luc et
Robert-comme-sur-l’affiche. Les origines de leur amitié étaient floues et
l’histoire changeait chaque fois que j’osais poser la question. Un jour ils
étaient de simples copains d’école, le lendemain ils étaient des agents secrets
à la solde d’une puissance étrangère, formés pour ressembler à des Québécois,
le surlendemain ils étaient la même personne portant différents déguisements.
Le secret de leur amitié était très simple : ils ne se voyaient presque
jamais. (p.18)
Jeanne apprend, lors de l’une de ces fêtes,
que Suzor est atteint par la maladie d’Alzheimer, le mal de l’oubli. Elle a
voulu ça toute sa vie, mais ne peut rester là à ne rien faire, amorce alors une
recherche, j’allais dire une quête. Où est-il, qu’a-t-il fait pendant ces
quarante années ? Voilà la manière qu’a trouvée Mathieu Simard pour replonger
dans le passé du couple, nous faire comprendre ce qui l’a détruit, nous
rapprocher de ces êtres singuliers.
VIEILLESSE
Ce
que j’ai aimé surtout, c’est le portrait sans complaisance que l’écrivain fait
de Jeanne qui s’avance dans les filets de la vieillesse, vit les malaises d’une
femme qui voit le temps se recroqueviller, prend conscience que son avenir est
un sentier de plus en plus étroit.
La vérité, c’est
que je suis une octogénaire irritée par la sénescence, qui survit à coups de
pilules avalées chaque matin, renouvelées à tout jamais, à prendre avec de la
nourriture. L’arrière-goût poudreux de la maladie ne s’efface qu’au moment
d’aller me coucher. C’est ça, la vérité. Mais je dis rarement la vérité. (p.24)
Fourmi,
après avoir déménagé avec sa famille, revient en jeune fille, pour comprendre,
pour se calmer peut-être. Et voilà qu’elle plonge dans les recherches de Jeanne.
On comprend alors que les angoisses de la vieille femme peuvent rejoindre aussi
celle d’une jeune fille qui débute dans la vie et qui a du mal à se faire confiance.
ASPERGER
J’ai
aimé comment s’y prend Mathieu Simard pour s’approcher de Suzor, cet homme doté
d’une intelligence supérieure, un peu mal équipé quand même pour faire face à l’usage
des jours, un peu asperger certainement, de ceux qui ne lâchent jamais quand ils
s’intéressent à un problème ou un événement. Il se perd souvent dans des
lubies, comme celle de construire un abri antinucléaire avec de vieux autobus.
Une obsession qui a frappé l’Amérique dans les années cinquante alors qu’un peu
tout le monde craignait la bombe atomique.
Et
l’homme de Jeanne est parti sans laisser de traces. Il a fait ça toute sa vie. Sa
famille d’abord pour les oublier, son frère qu’il a renié et Jeanne et d’autres.
Les deux enquêteuses l’apprendront lors de leurs voyages et certaines
rencontres, finiront par savoir où l’homme se terre.
Les
retrouvailles doivent se faire aussi, ça arrive dans les meilleures histoires.
Sinon, je serais le premier à m’en plaindre. On ne lit pas des centaines de
pages, surtout après avoir tout misé sur des personnages attachants, sans avoir le droit
de savoir. Quel bonheur en plus quand l’aventure vous étonne.
«
La dernière rencontre », ça aurait pu être le titre de ce roman, arrive
aux Îles de la Madeleine, ce croissant de verdure et de sable dans le golfe
Saint-Laurent, ce bout du monde, ce commencement de tout peut-être.
Les écrivements m’a permis de
m’abandonner à une écriture qui m’a laissé un peu tout croche. Suzor et Jeanne
se sont aimés à la folie et les voilà l’un devant l’autre. Ils se saluent,
marchent, l’un à côté de l’autre sur la plage. Lui ne sait plus, lui tente de
jouer à être autonome et y arrive avec son intelligence. Il a toujours fait
cela en quelque sorte, duper les autres. Jeanne ne brusque rien, l’accompagne,
silencieuse comme elle l’a été toute sa vie avec lui, comme elle devait l’être aux
côtés de cet homme autour duquel le soleil tournait.
C’est d’abord le
claquement de la serrure que j’entends, puis une quinte de toux. Si le temps
n’est pas important ici, c’est sans doute parce qu’il ne cesse de s’arrêter.
Entre chaque son, chaque déclic, chaque mouvement de la lumière contre la paroi
de la porte, le silence, l’immobilité et le vide. Quarante ans sont passés plus
vite que ces secondes. Une goutte de pluie sur mon épaule. Un fil de poussière
soulevée au loin. Suzor. (p.231)
Mathieu
Simard y est d’une justesse et d’une précision remarquable. Ça vibre, ça
touche.
ÂME
L’écrivain
explore l’âme humaine, la folie, la violence et l’horreur, la fidélité,
l’amitié au-delà des clichés et des aléas de l’âge. Il réussit l’exploit de se
faufiler dans la tête des gens qui claudique dans la dernière courbe. Suzor a
perdu de grands morceaux de sa vie. Jeanne aura tourné pendant quarante ans
autour de ses écrivements sans parvenir
à guérir.
La
vie sans le lestage du passé n’est peut-être pas une vie. Il faut le poids
d’une histoire pour s’accrocher, des amours, des douleurs pour se quitter et se
retrouver, se regarder, se voir, penser, marcher l’un à côté de l’autre pour
aller dans une même direction, dans ce qui sera peut-être leur dernière sortie.
Jeanne
retrouve un homme qui s’est défait de ses obsessions et de ses hantises. Il est
là, dans une certaine paix, dans une terrible solitude aussi.
Et
cette histoire d’amour, de séparations, de douleurs et de fuites se termine par
une phrase qui m’a touché au cœur et à l’esprit. Je suis resté là, le livre
entre les mains, ne pouvant répéter que cette petite réplique de Jeanne. Sans
arrêt. J’avais l’impression d’être un immense gong qui prolonge un son à l’infini.
Une phrase tellement juste, belle, qui dit tout du roman. Je la répète et ça
fait presque mal dans ce matin gris et venteux où je tente de mettre fin à
cette chronique.
«
— Viens, Suzor. On va s’oublier ensemble. »
Pas
oublier, mais s’oublier l’un et
l’autre. C’est à verser une larme. Voilà la grande tragédie de la vie :
s’oublier.
LES ÉCRIVEMENTS, un roman de MATHIEU SIMARD publié chez
ALTO, 2018, 240 pages, 23,95 $.
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