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jeudi 5 avril 2018

LE CHAUFFEUR DE MARIE-CLAIRE BLAIS


Une version de cette chronique
est parue dans Lettres québécoises,
Numéro 169, avril 2018,
consacré à Marie-Claire Blais.

Marie-Claire Blais a bousculé ma vie avec Une saison dans la vie d’Emmanuel. Après avoir lu ce roman, plus rien ne pouvait être pareil. Ce fut une sorte d’illumination et ma démarche d’écrivain a pris une autre direction. Je venais de m’installer à Montréal en 1965, pour des études en littérature. J’avais dix-neuf ans et ne lisais que des écrivains d'ailleurs, Dostoïevski et Tolstoï surtout. J’étais convaincu de devoir apprendre la langue russe pour arriver un jour être un écrivain, un vrai. Il faudrait que je migre à Moscou ou Leningrad pour me fasse communiste. Il le faudrait pour vivre au pays de Nikolaï Viktorovich Podgorny, le président alors du Soviet suprême de l’Union soviétique. 
Tout le monde en parlait à l’université, c’était l’événement littéraire de l’année. J’ai lu Une saison dans la vie d’Emmanuel et l’ai relu une fois, deux fois, usant presque les 128 pages du texte, apprenant des phrases par coeur. Je me souviens encore de l’incipit : « Les pieds de Grand-Mère Antoinette dominaient la chambre. » Et de la fin : « Ce sera un beau printemps, disait Grand-Mère Antoinette, mais Jean Le Maigre ne sera pas avec nous cette année. »
Ce fut comme la foudre dans la cheminée, un vent qui fait claquer les fenêtres et déracine les arbres. Comme si Marie-Claire Blais me ramenait dans ma famille en me traînant par l’oreille pour punir l’enfant récalcitrant que j’étais. Grand-Mère Antoinette, c’était ma grand-mère Malvina et Jean le Maigre était un cousin tout croche dans son corps, qui toussait creux la nuit, celui que j’accompagnerais au cimetière au printemps suivant en marchant la tête basse derrière un cercueil d’un blanc aveuglant, n’arrivant pas à éviter les flaques d’eau. Et, tout comme dans le roman de Marie-Claire Blais, mon père pratiquait l’art de disparaître dans les couleurs de l’automne pour ressusciter à la fonte des neiges.
Marie-Claire Blais me donnait le droit de raconter mon village, les histoires de ma famille et tout ce qui avait hanté mon enfance. J’avais le droit de m’attarder aux excès de mes frères, de raconter la réclusion de mes tantes dans leur maison basse, les rages de mes oncles qui fonçaient dans la forêt en blasphémant. Sans Une saison dans la vie d’Emmanuel, je n’aurais jamais écrit La mort d’Alexandre et Les Oiseaux de glace, encore moins Le Violoneux, Les Plus belles années et Le Réflexe d’Adam. En fait, à peu près tout ce que j’ai publié à partir de 1970.
Quand j’ai refermé ce roman, je ne pouvais plus voir les écrivains du Québec d’un même oeil. J’ai commencé à les traquer et à vouloir tout lire. C’était facile en 1965. À peine une trentaine de publications par année. Cela devait changer, bien sûr, avec cette révolution que nous avons vécue sans penser que c’était une révolution.
Rapidement, on a fini par avoir plus d’écrivains que de lecteurs au Québec avec les cours de création littéraire qui se sont multipliés comme des petits Joe-Louis dans les collèges et les universités. C’est ainsi que je suis devenu disciple de Victor-Lévy Beaulieu, mon premier éditeur, de Gilles Archambault, Gabrielle Roy, Jacques Poulin, Suzanne Paradis, Noël Audet, Michel Beaulieu et Paul Villeneuve. Je cherchais une cadence, un rythme pour mes textes qui n’arrivaient jamais à se tenir en équilibre. Je connaissais la destination, mais n’arrivais jamais à trouver le chemin pour m’y rendre. J’étais têtu et patient. J’avais appris à l’église en récitant les litanies jusqu’à ne plus sentir mes genoux pendant le carême.
 
RÊVE

Quand je suis devenu président du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean, j’ai pu inviter Marie-Claire Blais. C’était en 1995, trente ans après la parution d’Une saison dans la vie d’Emmanuel. Elle venait de publier Soifs, un texte inquiétant qui constituait les assises d’une fresque unique dans la littérature contemporaine. Le dixième tome de cette suite vient de paraître. Plus de 2000 pages qui vous laissent au bord de la défaillance. 
J’ai posé mes conditions cependant. Je serais le chauffeur attitré de madame Blais pendant son séjour au Saguenay-Lac-Saint-Jean.
J’ai passé mes vacances sur une plage de la pointe Wilson, les orteils dans le sable, sous un grand parasol rouge, à relire l’œuvre de Marie-Claire Blais. De La belle bête paru en 1959 jusqu’à Soifs. Plus ou moins dix-sept livres et 2000 pages de texte. Je lisais devant les mouettes qui se demandaient si je n’étais pas en train de me changer en statue de sel.
J’ai vécu en état de transe pendant juillet et août, me droguant à la prose de Marie-Claire Blais, peu importe les grandes chaleurs, les nuages et les merles, les vents et les grondements du tonnerre, les éclairs qui secouaient les grandes eaux dans l’embouchure de la Péribonka.
Quel bonheur de suivre l’écrivaine dans ses premiers pas, de flâner dans Les manuscrits de Pauline Archange. Je crois bien que c’est là que j’ai commencé à faire de l’arythmie cardiaque. Et que dire de Un joualonais sa Joualonie dont on ne parle jamais. Madame Blais prend position sur la langue du Québec, se moque un peu de la croisade de Gaston Miron, je pense. Un roman abasourdissant qui m’a fait me sentir comme un cabochon qui traînait les pieds sur les trottoirs de la ville et qui commençait à rêver du grand retour dans son village.
Marie-Claire Blais a toujours été courageuse et un peu téméraire ! Il le fallait pour écrire un tel roman en 1973 où elle se moquait des idées que tout le monde partageait alors. Et toutes ses expériences et ses reculs, ses hésitations qui mèneraient à son œuvre la plus importante, cette suite qui s’amorçait avec Soifs, cette grandiose symphonie avec si peu de points et de virgules.
L’écrivaine y fait éclater les corsets de la phrase, rive le clou à la ponctuation et plonge dans les remous de la langue française pour nous emporter dans de grands courants telluriques. Elle se permet toutes les dérives pour se pencher sur les failles de l’Amérique, décrire les souffrances, les errances, les obsessions, les peurs et la décadence peut-être de la plus grande puissance militaire de la planète. Un monde où ses personnages cherchent désespérément une oreille et un peu de compréhension dans les bras d’un semblable. Nous culbutons dans la détresse et l’enchantement. Petites Cendres, Mai, Rébecca et Augustino sont devenus des amis qui m’ont accompagné pendant une vingtaine d’années. Marie-Claire Blais a bâti une cathédrale et elle l’a fait avec une précision et un talent unique.

RENCONTRE

Après avoir survécu à mon marathon de lecture, un peu amaigri, mais bronzé comme une statue de Rodin, j’ai enfilé mon plus beau jean et ma chemise de coton écru pour me présenter devant madame l’écrivaine. C’était un jour de fin septembre avec de la gouache partout dans les arbres. Elle si discrète, si attentive et moi qui parlait comme le moulin à paroles de Robert Lepage pour cacher ma nervosité. On ne rencontre pas son idole sans faire un fou de soi.
Nous avons d’abord pris la direction de Chicoutimi dans ma vieille Toyota. Direction le cégep, classe de français d’Alain Dassylva. Pour la circonstance, mon ami professeur et indomptable lecteur, avait loué un toxedo pour accueillir celle qu’il considérait comme la plus grande écrivaine du Québec. Ce fut mémorable. Comme si Madame Blais faisait son entrée à l’Académie française. Il ne manquait que l’épée, le tricorne et les écrivains qui s’accrochent à leur fauteuil par habitude.
L’écrivaine ne savait trop comment réagir devant ces adulations. Elle a lu un extrait de Soifs, une seule phrase, avant de s’abandonner aux questions des étudiants que l’ami Dassylva menait au doigt et à la baguette. Ce fut un moment de grâce. Le professeur irradiait et j’avais envie de me livrer à la danse du lecteur pour attirer sur elle toutes les reconnaissances et le prix Nobel.

SAINT-FÉLICIEN

Le moment culminant fut la rencontre au collège de Saint-Félicien. Pour s’y rendre, il faut traverser nombre de villages et longer le lac Saint-Jean. Une heure et demie de route pour aller et autant pour revenir. Je frétillais et avais juré de ne pas faire d’excès de vitesse. Faut dire que ma Toyota s’opposait à ce genre de témérité.
J’étais tellement énervé que j’ai parlé sans respirer de Larouche à Roberval. Un record en apnée, certainement. Je sautais d’un roman à l’autre, saluais ses personnages. Pauline Archange était une de mes cousines et je répétais que l’on retrouvait dans ce triptyque tout Michel Tremblay. Je riais avec son poète Papillon et j’étais convaincu d’avoir croisé Mimi, Jean-François et Dany à la taverne Cherrier où j’avais fait de longs stages d’apprentissage pendant ma vie à Montréal.
Elle a été patiente, surprise certainement, effarouchée peut-être devant tant d’exubérance. J’imagine qu’elle avait l’habitude des exaltés qui ne peuvent s’empêcher de jongler avec les mots quand ils s’approchent d’elle.
Je devais retrouver Marie-Claire Blais au Salon du livre de Paris où le Québec était invité d’honneur. Quand je me suis avancé lors d’une cérémonie, tenant une coupe à moitié remplie, elle a penché la tête et m’a présenté comme son chauffeur à une amie. Ce fut mon moment de gloire. J’étais adoubé. Rien qu’à y penser, j’en ai encore des frissons.


CYCLE DE SOIFS (DIX VOLUMES) de MARIE-CLAIRE BLAIS, des publications des ÉDITIONS DU BORÉAL.

 

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