MUSTAPHA FAHMI nous offre un véritable cocktail de
réflexions dans La leçon de Rosalinde,
un essai paru récemment à La Peuplade.
Un titre qui vient de la comédie de William Shakespeare : Comme il vous plaira. Rosalinde entend bien éduquer Orlando, son amoureux, avant de l’épouser. « L’amour est un jeu, mais
un jeu que l’on doit jouer avec sincérité, et l’imagination est le seul lieu où
il peut se développer. » C’est ce que nous propose cet enseignant spécialiste de
Shakespeare : faire réfléchir et nous questionner sur la grande aventure de vivre en
société et surtout, comment amorcer un dialogue avec les autres pour se
transformer peut-être.
Mustapha Fahmi, dans
cet éventail de textes qui tourne autour de la littérature, cette mal-aimée de
notre époque, nous convie à « un jeu de la vérité ». Une belle manière de
soupeser certaines vérités et de débusquer bien des mensonges, d’observer les
dérives de notre époque, de se demander pourquoi il est encore si important de
fréquenter les grands textes, de s’approcher de certains
personnages de Shakespeare qui demeurent des contemporains par leur façon de questionner
leur milieu et leur vie.
J’aime quand on
secoue des certitudes que nous répétons souvent sans y penser, des propos qui
masquent une réalité que nous n’aimons pas trop voir. C’est peut-être le rôle
du maître que de secouer les bonnes questions, que de s’attarder à une époque
qui n’a jamais été autant corsetée malgré toutes les outrances et les fausses vérités
que les médias et les réseaux sociaux ne cessent de ressasser. On peut toujours
se rassurer en réitérant que c’est là l’espace de la plus grande liberté, mais
est-ce que cela nous donne la permission de dire tout ce qui nous passe par la
tête sans jamais prendre la peine d’écouter l’autre ? Parce que pour le
professeur de l’Université du Québec à Chicoutimi, dialoguer demande une écoute
qui permet de forger sa pensée et d’aller à la rencontre de l’autre. Mustapha
Fahmi le répète avec justesse et travaille à la verticale afin de parler-vrai. Ses
textes permettent des arrêts, des silences qui secouent nos convictions et peut-être
nous donnent un autre regard. J’aime ces propos qui font du bien à
l’intelligence. C’est ce à quoi s’attarde la belle Rosalinde en secouant son
Orlando pour lui donner un autre regard par le jeu et l’imagination, pour vivre
un amour qui ne cesse de se renouveler et éviter ainsi de sombrer dans les
habitudes.
AVENTURE
Mustapha Fahmi tourne
autour de personnages de fictions qui sont connus, autant que certains hommes
et femmes politiques. Surtout, il tient compte de l’autre, ce que nous oublions
volontiers dans cette ère des communications. Nous pensons à tort, depuis
l’invention des médias de masse, que la communication consiste à mitrailler
l’autre avec nos propos, de l’empêcher de parler et de s’exprimer. Un genre de
parole qui tient de la propagande et élimine toute réflexion. Une sorte d’intoxication
qui nous plonge rapidement dans la plus terrible des cacophonies.
Le professeur amorce
le dialogue avec son lecteur (un peu comme Socrate a pu le faire à son époque) où
l’un et l’autre deviennent des égaux dans une véritable quête de vérité. Une
manière de faire que nous ne pratiquons plus ou que nous avons oublié depuis
que « certains spécialistes de la communication » veulent nous réduire à l’état
de consommateur, de client, de bénéficiaire ou d’usager.
Plus personne ne
pense à se taire de nos jours. Pourtant, la sagesse est dans le silence. Et, très
souvent, l’impact d’un mot dépend de la qualité du silence qui l’entoure. On
peut partager des mots avec n’importe qui, même avec un ennemi. Le silence en
revanche, on ne le partage qu’avec les personnes qu’on aime. (p.13)
L’enseignant en
profite pour renouveler sa foi envers les grandes œuvres et la littérature, pour s’attarder à son rôle dans une société qui se dit moderne et de
l’autre côté même de la modernité.
La pensée écrite est
essentielle, vitale et permet de soupeser les croyances de nos contemporains,
de s’arracher à la course du temps pour explorer encore et encore des œuvres qui
ne cessent de scruter la grande aventure humaine. Ce que nous oublions la
plupart du temps dans un univers de consommation et de gaspillage, de guerres
et de croyances meurtrières où nous détruisons la planète avec une férocité rarement
vue dans l’histoire humaine.
Cependant, si les
dons sont tous des dettes déguisées qu’il faut payer tôt ou tard, qu’en est-il
des dons du passé ; notre héritage littéraire, artistique et architectural, par
exemple ? Et que dire de notre patrimoine naturel : nos forêts, nos
rivières et nos lacs ? Il n’y a qu’une seule façon, en fait, de retourner le
don du passé : c’est en le transmettant aux générations futures en bon
état. Ce n’est pas faire preuve de générosité envers l’avenir, c’est plutôt une
obligation morale envers le passé. (p.31)
Une société qui tourne
le dos à ses grands écrivains, aux textes qui portent la réflexion, se condamne
à disparaître rapidement. Nous touchons l’âme et l’esprit et inutile de dire
que Mustapha Fahmi m’a rassuré dans ma vie de lecteur et d’écrivain, sur ces rencontres
avec ceux et celles qui secouent mes silences et permettent souvent de jongler
avec deux ou trois questions qui ne trouveront jamais de réponses.
LES MAÎTRES
Bien sûr, le
spécialiste shakespearien s’attarde à son écrivain favori, renouvelle sa foi en
ces tirades qui restent percutantes. Particulièrement chez certains
personnages du dramaturge élisabéthain qui choisissent la marge dans leur
société pour comprendre leur rôle, leur vie et surtout devenir conscients des
autres et de leur époque.
Mais le secret
d’une vie bonne ne réside-t-il pas dans la capacité de traiter les choses et
les personnes justement comme on traite la littérature, c’est-à-dire en tant
que fins en elles-mêmes, au lieu de les réduire constamment à des moyens, à des
outils ? On peut dire également que c’est l’inutilité de la littérature qui en
fait sa force et sa gloire. Une chose utile est susceptible de perdre toute sa
valeur au moment où elle perd son utilité aux yeux de ceux qui s’en servent ;
une chose inutile, en revanche, une fois adoptée, elle l’est pour toujours. Si
les romans de Jane Austen, par exemple, avaient été aussi utiles que la machine
à vapeur, inventée à la même période, le progrès les aurait déjà remplacés par
d’autres romans, plus « avancés » et plus « utiles ». (p.88)
Monsieur Fahmi en
profite pour réaffirmer le rôle traditionnel de l’université et questionne ce
qu’elle est devenue dans une société où tout se calcule à l’aune des pertes et des
profits. Adopter un point de vue mercantile en éducation et à l’université,
c’est vouloir réduire l’institution d’enseignement à un supermarché où l’on
offre des produits dilués. L’université doit élever, permettre la réflexion,
secouer toutes les fausses vérités, amorcer un dialogue qui démêle le vrai du
faux. Surtout arriver à surprendre l’autre dans son être, à l’écouter et à progresser
dans une réflexion, une pensée nouvelle peut-être qui aide à mieux respirer.
Le passage résume
aussi en quelque sorte l’histoire de l’université moderne en Occident. Qu’elle
soit le lieu de la raison, comme le concevait Kant au XVIIIe siècle, ou le lieu
de la culture, comme l’imaginaient les idéalistes du XIXe, ou encore le lieu de
l’excellence et de la performance comme veulent nous le faire croire les
bureaucrates de notre époque, l’idée de l’université a toujours été liée à
celle de la liberté : la liberté de penser, de créer, de critiquer. Une
critique affirmative, bien entendu, qui va au-delà de la plainte ou de
l’indignation, qui va au-delà même de l’opposition. Car aussi légitime
soit-elle, l’opposition demeure une composante essentielle du pouvoir. Et une
opposition systématique ne fait en fin de compter que consolider le pouvoir
qu’elle cherche à subvertir. (p.101)
J’ai eu la chance d’entendre
Mustapha Fahmi parler de William Shakespeare et ce professeur peut devenir un
conférencier redoutable. Il secoue les tourments qui hantent les personnages du
grand dramaturge, nous entraîne dans le monde de Roméo et Juliette, nous bouscule gentiment
pour élever et changer notre pensée. Mustapha Fahmi fait côtoyer des
personnages qui traquent un idéal, une poésie qui échappe aux clichés et à la
norme que tous les personnages de Nicole Houde tentent de repousser dans son
œuvre souvent bouleversante.
La leçon de Rosalinde est une profession de foi en cette parole qui échappe aux
carcans du « langage de propagande ». C’est bien d’entendre de tels propos
quand on parle de « facts news », de ces fausses nouvelles, de ces mensonges qui
encombrent nos médias et qui ne servent qu’à cultiver le cynisme et augmenter le
pouvoir des manipulateurs.
Parler juste,
c’est toujours avoir conscience de l’autre tout en bousculant des certitudes, se
mettre en danger d’une certaine façon. C’est s’avancer vers la conscience de
soi et des autres, tenter de penser l’état du monde et de ne jamais fuir ses
responsabilités.
La littérature
nous permet de révéler ce que nous n’osons pas exprimer dans la vie de chaque
jour. C’est notre seul accès à la vérité. (p.130)
Mustapha Fahmi nous
convoque au silence et à la méditation, exige d’aller vers l’autre pour se
mettre en état d’écoute en fréquentant des textes qui ne cessent de nous bousculer.
Il faut parcourir La leçon de Rosalinde en prenant son
temps, comme pendant une promenade dans un parc où les arrêts sont plus nécessaires
que les distances à parcourir. Il ne faut surtout pas hésiter à flâner sur une
page pour étudier la direction que l’auteur propose. Un livre qui demande de s’asseoir
entre deux gestes pour prendre conscience de ce que nous sommes en train de
faire et de dire. La réflexion aime les hésitations et les zigzags, les
questions qui laissent avec une question. Tout change, tout bouge et la pensée
qui stagne est une pensée qui se meurt. Mustapha Fahmi nous le rappelle
bellement dans ce livre précieux qui va m’accompagner longtemps.
LA LEÇON DE ROSALINDE
de MUSTAPHA FAHMI est une publication des Éditions LA
PEUPLADE.
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