UNE JEUNE FEMME entend
vivre la liberté dans ce qu’elle a de plus enivrante et de plus exigeante. Elle
écrit, veut traduire la vie dans son intimité, se glisser dans une fiction qui
colle à ses pulsions. Elle vit en couple, mais chacun a droit à ses espaces et
ses escapades. Lui aime bien « coucher avec des hommes » et elle se permet des fredaines
à gauche et à droite. Des aventures qui exigent de garder l’esprit libre et de ne
jamais se laisser prendre par les émotions. Cette fameuse exploration des sens prend
des directions étonnantes et la narratrice s’attache à son amant, s’accroche, devient
le roman, le corps du texte. Tout se mélange, se bouscule et ne reste plus
qu’une désespérance qui emporte tout.
Prague vient
comme un prolongement au premier roman de Maude Veilleux, Le vertige des insectes, paru en 2014. La même narratrice que l’on
peut confondre avec l’écrivaine. Ce roman existentiel laissait le personnage de
Mathilde au bord du gouffre après la fin d’une aventure amoureuse.
Ici, la narratrice
entend vivre une sexualité sans restriction tout en protégeant sa vie de
couple. La fidélité n’est-elle qu’une disposition de l’esprit ? La loyauté
peut-elle survivre quand on s’abandonne à ses pulsions, multiplie les aventures
? Comment faire de sa vie intime un projet d’écriture ? Comment rester indemne dans
une expérience littéraire qui s’écrit avec son corps, ses pulsions et ses sentiments
? C’est le pari que Maude Veilleux tente dans Prague, un roman de passion, de sexe et de mal-être, de désirs où les
frontières s’abolissent et ouvrent de terribles blessures.
L’entente avec
mon mari était simple, mais nécessaire à la survie du couple ouvert. Nos
relations extraconjugales ne devaient pas nuire à notre couple. Pas le droit de
tomber amoureux ni de découcher. Il fallait choisir des gens que l’autre
n’aurait pas à côtoyer. Il y avait aussi la liste de gens interdits. La sienne
était plus longue que la mienne. Probablement parce que j’avais une tendance à
la jalousie plus prononcée. Pour l’instant, tout était sous contrôle. (p.17)
Pas facile ce texte
où l’écrivaine se complaît dans les scènes épidermiques, la description d’aventures
frénétiques dans les termes les plus crus. Une écriture neutre, sans fioriture,
fiévreuse je dirais. J’ai failli abandonner. Où Maude Veilleux voulait aller en
multipliant les jeux sexuels qui dérivent vers le sadomasochisme à quelques
reprises. On a beau vouloir vivre toutes les expériences, on finit par faire du
surplace dans ses rencontres charnelles.
QUESTIONNEMENT
Et brusquement, il
y a un projet littéraire qui fait surface. Il était temps. Maude Veilleux venait
de titiller ma curiosité. J’ai continué à avancer, un peu aux aguets, prêt à
fuir si on en restait aux baisers, aux fellations et à une certaine violence.
Cette histoire
n’avait de sens que lorsque je commençais à l’écrire. Si je passais une semaine
sans rédiger, je me croyais amoureuse, au bord du divorce. Il fallait que je
ramène mon expérience à la littérature. Quand je terminais un bon paragraphe,
peu importait ma peine, mon manque, ma culpabilité. Il y avait le texte.
Le texte salvateur. Celui par lequel
tout existe, même moi. (p.47)
La narratrice
vacille. Comment écrire sa vie, dire l’intime sans y laisser son âme ? Que faire
après la trajectoire de Nelly Arcand qui a voulu que sa vie devienne une œuvre
littéraire ? Ou encore l’expérience de Marie-Sissi Labrèche qui est descendu au
fond du gouffre dans ses premiers ouvrages. La littérature est-elle la vie ?
Christian Mistral s’est
retrouvé éclopé après un début foudroyant. Lui aussi a jonglé avec le feu. Jack
Kerouac y a laissé sa peau, n’arrivant plus à repousser les filets du « vagabond
céleste » qui l’a emporté dans la mort.
L’entreprise de
Maude Veilleux est dangereuse. L’oeuvre littéraire s’aventure dans le plus
intime, le dévoilement de l’être comme on le fait en enlevant tous les vêtements
devant un partenaire amoureux. Quel texte arrive à tout dire et à vous colle à
la peau comme la sueur ?
J’avais presque
trente ans. Je ne savais plus trop bien en fait. Je mentais depuis longtemps
sur mon âge. J’avais entre vingt-six et vingt-neuf. J’étais affolée par le
temps qui filait. J’avais peur de ne rien être. Et, je n’avais que l’écriture.
Que l’écriture qui me sauvait en dernier lieu, que ce roman que je voulais
terminer pour au moins en avoir deux. Deux romans, un recueil et un autre
posthume, peut-être que ça ferait de moi une écrivaine, une petite chose. (p.56)
Il faut que
l’expérience se déglingue. Tout deviendrait inhumain si la narratrice ne se prenait
pas aux pièges de l’amour. La jeune
femme n’arrive plus à démêler le réel du rêve, la vie personnelle de son projet
de roman. Cette expérience ne peut être intéressante que si les prémices
s’écroulent et que le personnage se perd, se laisse prendre par des situations
qu’il voulait contrôler parfaitement. Guillaume, le mari, devient particulièrement
insensible et intransigeant en réclamant que l’entente du début soit respectée.
Il ne comprend rien aux affres de l’amour. Et peut-être que les hommes peuvent
vivre plus facilement le dédoublement, multiplier les aventures et demeurer
intacts.
La narratrice se
retrouve en pleine dépression, encore une fois au bord du précipice, tout comme
Mathilde dans Le vertige des insectes.
Comment rétablir le lien entre la vie réelle et l’écriture ? Comment traduire
l’intime quand les passions et les désirs nous poussent dans des terres inconnues
? Il reste peut-être l’exil, Prague pour recoller ses morceaux d’être, chercher le soi que l’on a éparpillé dans un Big Bang passionnel.
Les blessures d’âme ne sont jamais faciles à vivre et Prague, la ville de tous
les espoirs, devient le lieu où la narratrice va tenter de revenir dans sa tête
et son corps.
Voilà un roman à
risques qui effleure la folie, la démence et presque le suicide. Encore une
fois le personnage de Maude Veilleux, sa sœur la narratrice je dirais, plonge
au fond des pulsions pour en ressortir avec des ecchymoses au corps et à
l'âme. Cette romancière pratique un art terriblement exigeant qui brûle
toutes les énergies physiques et mentales. Oui, l’écriture peut être une
aventure dangereuse et tout exiger de soi. Un roman extrêmement troublant. Une
sorte de roulette russe où l’écrivaine risque le tout pour le tout. Je ne sais
pas si je serais capable de couper tous les ponts pour en arriver à l’œuvre littéraire…
Il faut un courage singulier ou une grande témérité.
J’en suis sorti un
peu inquiet, dérangé parce que Maude Veilleux m’a entraîné dans un espace où je
n’aime guère m’avancer. Il y a aussi cette forme d’impudeur, cette façon de
tout mettre en pleine lumière sans se réserver un coin d’ombre. Il faut beaucoup
d’audace pour plonger dans un tel projet. La narratrice devient l’écrivaine et
plus personne ne sait qui est qui. Maude Veilleux s’est mis un fardeau terrible
sur les épaules. Une écriture où elle brûle toutes ses cartouches, coupe tous
les ponts. Troublant. Exigeant. Déstabilisant.
PRAGUE
de MAUDE VEILLEUX
est publié chez HAMAC ÉDITEUR.
PROCHAINE
CHRONIQUE :
AUTOUR D’ÉVA de LOUIS HAMELIN,
paru chez BORÉAL ÉDITEUR.
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