Une version de cette chronique est parue dans Lettres québécoises, Été 2016, numéro 162. |
LE NORD DU QUÉBEC est un territoire de
plus en plus présent dans la littérature québécoise. Il a été longtemps un espace dont
on ne parlait pas et dont on rêvait. Yves Thériault, avec Agaguk, a été un
précurseur en situant l’intrigue de son roman dans ces territoires hostiles et sauvages. C’était en 1958. D’autres écrivains ont suivi. Je pense à
Paul Bussières avec Qui donc va consoler
Mingo, un roman intense, une histoire d’amour et de vengeance. Jean Désy
vient rapidement dans la liste. Ce coureur
du froid a écrit sur ce vaste territoire, le sillonnant en amoureux qu’il
est de ces espaces où l’humain fait face à une autre dimension. Un monde pour
les aventuriers qui veulent connaître l’envers d’un Québec mal connu et souvent
réduit à sa partie sud. Juliana Léveillé-Trudel présente un Nord miné par
l’alcool, les drogues et la présence des hommes du Sud qui débarquent avec
armes et bagages, séduisent des jeunes femmes, souvent des adolescentes, pour
les quitter à l’automne dans le désarroi, la colère et la douleur.
Le Nord fait
encore rêver les politiciens, surtout depuis la construction des grands
barrages de la Baie James pour la production d’électricité. Symbole aussi
d’argent vite fait et de prospérité pour les travailleurs. Un pays qui fait
saliver les gouvernements qui imaginent une ruée vers les trésors miniers,
créant ainsi un nouveau Klondike où tout est possible. Il semble que nous ayons
toujours besoin d’un territoire où il est possible de rêver d'un recommencement,
de tout changer et d’en revenir couvert d’or et d’argent. Le Nord-du-Québec est
l’un de ces derniers espaces où le rêve et le fantasme peuvent encore germer.
Les Inuit en particulier, subissent l’envahisseur en silence. Il arrive en
avion avec ses machines, ses projets et des substances qui leur fait perdre
contact avec leur réalité. Quand on n’a plus aucune emprise sur son
environnement et son réel, il reste à s’aventurer dans le rêve et les illusions.
La narratrice de Nirliit s’occupe des enfants pendant les
jours sans nuit de l'été où ils sont abandonnés à eux-mêmes et errent partout.
Les travailleurs sont revenus avec les outardes, provoquant des remous dans la
communauté, une certaine fébrilité. Ces mâles fascinent les jeunes femmes comme
la flamme attire les papillons. L’aventure, le différent, le rêve de bousculer un
quotidien tellement monotone. Une chance de croire que l’avenir peut échapper
aux balises qu’elles connaissent. Ils sont tellement différents des hommes du
village et ils ont l’attrait de l’étranger, de celui qui vient de loin.
Richard Desjardins
a fait une chanson magnifique sur ce sujet pour Elisapie Isaac sur une musique de Pierre
Lapointe. Il chante le drame d’une femme du Nord qui aime un Blanc. Il est là le
temps d’une saison et repart avec tous les espoirs dans son sac.
T'es attirant comme un beau piège
Tes lèvres brillent comme un appât.
Elsie sait que son
amour est impossible et qu’une autre femme attend son homme dans le Sud, mais
elle rêve, aime, souffre et baisse la tête. C’est tout le drame de Nirliit de Juliana Léveillé-Trudel.
Les Inuit
surveillent ces hommes qui construisent des maisons ou des écoles, réalisent
des projets qui souvent ont été imaginés par des gens du Sud qu’ils n’ont
jamais rencontrés, qui savent ce qu’il leur faut et ce dont ils ont besoin. On
les consulte si peu, si mal et est-ce qu’on les entend quand ils parlent.
L’impression de ne pas avoir une langue commune même s’ils utilisent les mêmes
mots.
Ils restent
l’alcool, la drogue qui fait perdre la tête et qui peut mettre sa vie en danger
et celle des autres. On paie jusqu’à 200 $ pour un dix onces de vodka. On boit,
on hurle, on se bat, on baise avec n’importe qui, on mange n’importe quoi, on
s’élance sur un tout-terrain pour fuir sa rage et se perdre dans la toundra qui
avale tout. Le mari sait que sa femme le trompe avec l’étranger. Il baisse la
tête, serre les poings, et sous l’effet de l’alcool peut éclater et commettre
le pire. Elles sont si belles ces jeunes filles à peine rescapées de l’enfance
et de l’innocence. Elles vivent un moment de grâce, le temps d’une saison en
fermant les yeux pour ne pas penser à l’avenir.
Combien de temps
avant que les nombreuses grossesses et les Coke enfilés à la chaîne ne vous
fassent prendre une cinquantaine de livres ? Combien de temps avant que
l’alcool, la cigarette et les nuits blanches ne rident prématurément vos
visages, que les dizaines de sortes de bonbons disponibles à la Coop n’aient
raison de la plupart de vos dents, combien de temps avant d’avoir vingt-cinq
ans et d’en paraître quarante ? Des fois c’est très court, des fois vous
atteignez le summum de votre beauté à treize ans et c’est terminé à quatorze,
des fois vous êtres trop dures pour vous-mêmes ou alors c’est la vie qui ne
vous fait pas de cadeau, des fois quatorze ans et déjà fanées les jolies roses
du Nord. (p.29)
Drame
On imagine mal le
drame de ces populations, les bouleversements survenus dans ces communautés de
nomades depuis l’arrivée des Blancs et des missionnaires. En 1950, par exemple,
les envahisseurs ont éliminé les chiens de traîneaux pour sédentariser des
populations qui ont survécu en se déplaçant sur ce territoire immense selon les
rythmes que la nature impose. Autant leur couper les jambes et les séquestrer.
Ils sont perdus depuis, déboussolés, déchirés entre la tradition et une vie qu’ils
ont du mal à comprendre. La sédentarité pour eux, c’est renoncer à leur nature
profonde. Ceux et celles qui vont là-bas pour aider, comprendre, les
accompagner ne peuvent que constater les dégâts. Nomades amputés, ils ne savent
plus que fuir leur réalité qu’ils détestent, tuer dans un délire
éthylique ou mettre fin à leurs jours.
Les jeunes femmes
vivent « le grand amour » pendant quelques semaines, refusant de penser à
l’automne, aux jours qui vont rétrécir. La même histoire se répète été après
été. Les hommes remontent dans les avions et laissent un vide impossible à
combler, une vie qu’il faut tenter de colmater. Ce n’est pas souvent possible
parce que la rupture a été brutale et douloureuse. Les Inuit ressentent ces
blessures d’amour au plus intime de leur âme. Il y a l’été où tout leur échappe
et l’autre saison où il faut guérir ses blessures d’être.
Elle se demande
comment on fait, comment on fait pour guérir son cœur, comment on fait pour
s’empêcher de trembler et de continuer à espérer, encore. (p.171)
Un problème
sociétal qui ne cesse d’empirer. C’est du moins ce que les récits qui se
multiplient laissent entendre. Il faudrait peut-être empêcher les Blancs de
venir semer la pagaille, laisser ce territoire aux autochtones pour qu’ils en
fassent un pays qui correspond à leurs préoccupations et à leurs traditions. Comment
résister à l’envahisseur ? Comment retrouver son être profond de nomade ?
Il faudra du
temps, de la patience parce que les blessures sont profondes et que la
convoitise des Blancs est là, émoustillée par la présence des minéraux précieux
qui fait saliver les profiteurs, que d'autres projets risquent encore d’ignorer ces
populations qui ne savent que se perdre dans les drogues et l’alcool. Le délire,
c’est tout ce qu’ils peuvent partager.
Nirliit décrit un drame omniprésent dans les ouvrages de Jean Désy,
mais qu’il n’aborde que rarement de front, préférant s’isoler dans une nature
qui le transporte et l’enivre. Juliana Léveillé-Trudel est sans pitié en
racontant l’histoire de ces jeunes femmes, à peine échappées de l’enfance, qui
risquent tout devant le sourire d’un envahisseur même si elles savent que
l’abandon, la solitude et souvent la violence les attendent après un si court
été où elles rêvent d’abolir toutes les frontières.
Un récit
terrible, le plus dur, le plus senti que j’ai lu sur ce pays si près et si
loin. Un texte qui ne pardonne pas.
Une manière
toute simple de raconter des drames qui m’ont laissé étourdi, comme foudroyé
par la violence de ce pays si vaste et si beau. C’est tout le drame de
l’Amérique qui se répète depuis que des Blancs se sont installés sur des
territoires qui ne leur appartiennent pas. Les autochtones n’ont su que baisser
la tête jusqu’à maintenant, mais il faut espérer que tout va changer. La mort lente
de ces femmes en Abitibi ou sur la Côte-Nord, ces femmes enfermées
dans un silence terrible, ne peut que nous faire frémir. Étrange, mais je
racontais un peu ces contacts perturbants dans La mort d’Alexandre où des forestiers se permettent tout face aux
Cris de l’Abitibi. C’était en 1982, mais personne ne semble entendre ce que les
écrivains racontent. Louis Hamelin l’a fait dans Cowboy en décrivant le drame des Indiens et les terribles effets de
ces contacts destructeurs. Je peux encore citer Lucie Lachapelle et Gérard
Bouchard dans Uashat. Mais qui écoute
le cri des écrivains au pays du Québec ? Espérons que le drame si terrible et
si émouvant raconté par Juliana Léveillé-Trudel aura des échos. Surtout qu’il
est question d’en faire un film. Peut-être que l’on entendra enfin les cris de
désespoir qui proviennent du Nord pour tromper notre quiétude.
LÉVEILLÉ-TRUDEL
JULIANA, NIRLIIT, Éditions LA PEUPLADE, 184 pages, 21,05 $
PROCHAINE CHRONIQUE : Les sanguines
d’Elsa Pépin publié
chez Alto.
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