ELSA PÉPIN ÉTONNE, dans Les sanguines, avec des femmes qui portent
l’ombre et la lumière. Un texte fort, intelligent qui emprunte des sentiers peu
fréquentés et ébranle le confort de son moi que l’on voit souvent comme une
forteresse imprenable. Il est possible de se glisser dans l’autre en donnant du
sang ou en consentant à une greffe. Artistiquement, cette fusion se fait par
le rapt systématique d’un tableau ou d’un texte. Comment approcher l’autre tout en demeurant soi, exister et s’épanouir sans porter ombrage à
ses proches ? L’auteure m’a fait voir autrement les attaches qui nous lient à
la communauté. Tous ces gens qui vivent souvent dans l’indifférence les uns des autres,
mais qui sont peut-être un seul et même organisme vivant.
La sanguine est un genre de craie faite à base d’oxyde de fer qui permet
de dessiner et donne une belle couleur rouge. C’est un fruit aussi, mais dans
le roman d’Elsa Pépin, je serais tenté d’y voir une autre signification. Ce peut
être le sang de certains individus qu’il est possible d’échanger par voie de
transfusion. Un phénomène bien connu maintenant. Il n’en a pas toujours été
ainsi et il est fort intéressant de prendre conscience des recherches qui ont
mené à la classification du sang. On le sait maintenant. Des individus peuvent
échanger leur sang et d’autres, au contraire, ne peuvent pas. Les partages sont
d’un autre ordre dans le monde artistique. Il est possible de dérober la
manière d’un peintre, son regard et son talent en le copiant.
Sarah est celle que l’on ne remarque jamais dans une rencontre parce
qu’elle préfère demeurer en retrait. Elle a pourtant un regard et
un talent exceptionnel. Elle copie les maîtres, les grandes œuvres, examine les
tableaux dans leur texture, leur pigmentation, leur ADN, je dirais, pour saisir
le langage du peintre et sa réalité. Elle étudie Judith et Holopherne du Caravage, un tableau saisissant où une
jeune femme tranche la tête d’un homme (ennemi ou amant) par vengeance. La
composition, le jeu de l’ombre et de la lumière, tout retient son attention.
Holopherne, bouche ouverte, le regard suppliant, renversé vers le
ciel, cherche à voir Judith la meurtrière, veuve blanche étrangement calme
devant le sang qui gicle. Derrière elle, une vieille servante observe,
complice, la jeune femme accomplissant son devoir, et porte le sac destiné à
récupérer l’offrande. Le fluide écarlate jaillit en trois jets sur l’oreiller
et le drap. La tête s’apprête à tomber, la vie est suspendue à un fil
invisible. L’agonisant semble rayonner aux côtés de la tueuse, éteinte et
résignée. L’expression d’Holopherne est proche de la jouissance. Il toise la
mort, il renaît, éclaboussant de vie les personnages du tableau. (p.9)
Un lien inquiétant unit le bourreau et la victime. La lumière porte
la jeune femme et la servante. Curieusement, Holopherne n’offre aucune
résistance devant celle qui tient sa vie entre ses mains.
Ce n’est pas pour rien que le roman d’Elsa Pépin s’ouvre sur une
description minutieuse du tableau du Caravage, de cette scène où la vie et la
mort se touchent dans une danse troublante. Il y a de nombreux retours dans Les sanguines, des miroirs qui se
reflètent et nous poussent souvent vers l’autre. Des liens étranges qui, parfois, vous rapprochent ou vous éloignent.
Entre Judith et Holopherne se déploie le grand jeu des duels
élémentaires. Éclairée par une lumière crue provenant d’un unique point
surélevé, un soleil ou une lampe, la femme, immaculée, se détache du fond
d’encre noire. La veuve venge son peuple, décapitant le général assyrien sous
un violent éclairage latéral qui traverse la pièce. L’obscurité du monde
terrestre rivalise avec la lumière divine jetée sur la vengeresse légitime. L’ambiguïté
des bourreaux et des victimes du Caravage, leur lutte presque érotique pour
vivre et tuer fascinent la copiste. (p.10)
SOEURS
Avril a toujours capté toute la lumière. Elle profite de son
pouvoir jusqu’au jour où la maladie frappe. Leucémie grave et mort à court
terme. Il faut une greffe de la moelle épinière pour penser survivre. Il faut surtout
un donneur compatible.
Sarah peut sauver la vie de sa sœur même si toutes les apparences
semblent dire le contraire. Elles sont la lumière et l’ombre dans le tableau du
Caravage. L’astre solaire peut survivre grâce à celle qui se tient dans la
nuit. Les sœurs peuvent partager leur vie comme le présent le plus précieux qui
soit…
Sarah prend du temps avant de dire oui à la greffe. Le don de soi, ce
souffle de vie ne se fait pas spontanément… Accepter « de passer » dans le corps
d’un autre n’est pas une décision facile à prendre. On peut se sentir menacé en
donnant une partie de soi à l’autre… Pensez un moment à une situation où l’un
de vos reins, de vos poumons ou votre moelle épinière se retrouvent dans le
corps d’un autre. La peur aussi, les craintes malgré tous les propos rassurants
des médecins…
Le donneur est cet être anonyme qui offre une parcelle de son être
par pure générosité, dans la plus belle abnégation. Sarah se soumet à des tests, accepte
d’aller vers cette sœur fugitive, de casser son armure. Pendant ses démarches,
elle rencontre Victor, un malade qui lutte contre le cancer et rédige
l’histoire du sang, s’attarde aux théories qui ont obsédé des chercheurs et ont
permis, après bien des errances, de classifier le sang. Ce travail nous
entraîne dans les recherches qui ont permis de découvrir le fonctionnement du
cœur et la circulation du sang dans l’organisme. Certaines idées peuvent
sembler étranges maintenant. Donner le sang d’un animal par exemple à un
individu qui souffre de problèmes psychologiques pour le guérir. Pourtant
plusieurs y ont cru. Les saignées ont été populaires dans l’histoire de la
médecine et Molière se moque des médecins, en fait des personnages caricaturaux
qui utilisent à peu près toujours les mêmes procédés pour tenter de guérir les
maux physiques et psychiques.
Les cellules se multiplient et se connectent toutes. Quand deux
corps s’unissent, des milliers de cellules s’échangent, se mêlent, portent en
puissance la vie. L’échange des sangs aussi rapproche. Tous les êtres sont liés
les uns aux autres par la cellule. Chacun a le pouvoir de ressusciter ses
proches, mais la plupart des gens préfèrent s’occuper de leur propre petit cas.
Chacun pour soi jusque dans la mort. (p.43)
Le médecin d’origine autrichienne Karl Landsteiner, en 1900, découvre
que les globules rouges du sang sont dotés d’antigènes particuliers. Il parle
des antigènes A, B et AB. Cette classification a permis d’effectuer des
transfusions sanguines en toute sécurité. Il a fallu bien des expériences et
des recherches pour en arriver là. Mais qui se souvient de ceux et celles qui ont
donné de leur sang à ce chercheur tout au long de son travail... Cette offrande
unique se fait toujours dans l’anonymat et demande une abnégation. formidable Des
hommes et des femmes donnent la vie à un receveur qu’ils ne connaissent pas, ne
rencontreront jamais. Quel don fantastique !
RENCONTRE
Sarah peut sauver Avril. Elle est Judith qui tient le poignard et
peut la vie et la mort. Elle est si étrangère à cette sœur qui n’a jamais
semblé prendre conscience de son existence. Sarah n’a su jusqu’à maintenant que
se tenir dans l’ombre, que copier les grands maîtres. Sa relation trouble avec
Baptiste lui a fait perdre son identité. Il lui a volé son talent, son savoir-faire
pour devenir célèbre.
Tout bascule. Avril comprend qu’elle n’est pas l’astre autour
duquel tous les êtres tournent. Elle doit accepter sa fragilité, que sa vie
dépend de sa sœur qu’elle a toujours ignorée.
Sarah sort de l’arrière-scène. Elle qui n’a jamais voulu d’enfants,
se retrouve devant les filles de sa sœur qu’elle doit apprivoiser. Elle trouve sa vraie nature et s’affirme, devient une artiste
capable d’affronter ses ombres et ses embellies. Avril comprend enfin que trop
de lumière aveugle et qu’un sujet est présent grâce à l’obscurité qui le rend
visible. La lumière a besoin de l’ombre comme le souffle a besoin de l’air.
QUESTION
Elsa Pépin réfléchit à l’individualité, aux contacts avec les
autres, à nos dépendances et nos aspects obscurs et rayonnants. Qui est
compatible avec nous ? Qui nous repousse ? Pourquoi certains êtres captent
toute la lumière quand d’autres marchent dans l’ombre ?
Un roman touchant qui nous fait voir les humains autrement. Le secret de la vie, de la grande chaîne humaine, repose peut-être sur un souffle que
l’on donne pour que la vie soit aujourd’hui et demain.
Le don de soi ouvre les horizons de l’humanité, de la création et
de l’art aussi. Il y a de quoi voyager longtemps dans ce roman d’une
profonde humanité, qui fait la part belle aux donneurs, à ceux et celles qui se
font discrets dans l’acte le plus généreux qui soit. Des héros que nous
ignorons la plupart du temps.
LES SANGUINES d’Elsa Pépin est paru chez Alto, 168 pages, 21,95 $.
PROCHAINE
CHRONIQUE : EUX,
CES INSTANTS D’ARRIÈRE-COUR
de REINE-AIMÉE CÔTÉ publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR.
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