Nombre total de pages vues

mardi 4 juin 2024

CAROLE MASSÉ SE TOURNE VERS LA VIE

Jean-Yves Soucy est décédé le 6 octobre 2017. Dire que ce fut un drame pour sa compagne, Carole Massé, est un euphémisme. On ne s’habitue pas à la perte d’un être proche même quand on sait que la fin est là et qu’il n’y a pas d’autre issue. J’ai connu ces heures de flottement à quelques reprises avec la mort de ma mère et de mon père, de plusieurs de mes frères et de ma sœur. Le cancer a fait des ravages parmi les miens. C’est encore plus difficile et souffrant si on vit une relation fusionnelle comme ce fut le cas de Jean-Yves Soucy et de Carole Massé. Une aventure d’amoureux et d’écriture, des moments uniques pour aller plus loin dans sa quête d’être pleinement. Pour la rescapée qu’est devenue Carole Massé, après la fin de son monde, il y a eu le retour à soi et à la couleur des saisons.

 

Journal d’un dernier voyage nous pousse devant la mort et le deuil. Apprendre qu’une maladie incurable s’est installée dans le corps de Jean-Yves fut tout un bouleversement pour sa compagne et complice, sa fin inévitable et pour la survivante, celle qui bascule dans la plus terrible des solitudes, se retrouver hors de soi et de tout ce qui faisait leur existence. 

La Terre avait perdu sa direction et tournait tout de travers. Les jours se tordaient pour ne pas dire autre chose. Pourtant… La vie était là et elle pouvait faire des siennes. Carole Massé est remontée à la surface après avoir sombré dans les profondeurs où il n’y a rien d’autre que la douleur. «Je veux mourir», répétera-t-elle en triturant les trois mots de toutes les façons possibles et imaginables. 

J’ai eu l’impression en lisant ce recueil de tenir la main de l’écrivaine, de sentir sa respiration, de voir ses larmes couler dans le silence de son appartement devenu vaste comme un continent. Toujours là, tout près, quand elle esquissait un geste vers l’absent, tentait un appel qui restait bloqué dans sa gorge et dans ses tremblements d’être. Comment rejoindre ce complice qui a tout emporté dans le plus terrible des voyages? Comment reprendre le chemin de la vie lorsque tout a été dévasté?

 

«J’étais en toi comme un autre toi

   comme toi en moi    un autre moi

   indissociable de ton sang

   couverte de la même peau

   enchevêtrée à tes nerfs.» (p.14)

 

Comment réagir face à la perte de celui qui était la planète autour de laquelle Carole Massé gravitait et qui donnait sens à chacun de leurs jours? Ces lieux que hantait Jean-Yves, toujours, encore là dans l’appartement, dans son bureau où il passait des heures à lire et à travailler. Cet espace habité et déserté. Là dans un livre laissé sur une petite table, une sculpture, une photo de famille accrochée au mur, dans l’ombre de la fenêtre et des rideaux qui bougent.

 

«Tu es vivant dans la pièce d’à côté.

 

   Je me lève de la causeuse

   sors du salon

   m’arrête près de ton bureau.

   Écouter ton souffle.

   Accorder ma respiration à la tienne.

   Me fondre à ton haleine.

 

   Je retourne m’asseoir, reste immobile

   et tends de nouveau l’oreille vers toi

   rien d’autre.

 

   Tu es vivant dans la pièce d’à côté.» (p.27) 

 

Quel moment terrible que celui où tout bascule sans pouvoir retenir ou accrocher quoi que ce soit! Cet instant où deux existences s’écartent à jamais, ce glissement de vie qui avale tout. Un soupir, le tremblement de la main, la poitrine qui s’affaisse et qui ne remonte plus, le cœur qui s’immobilise, au bout de sa patience. Et le corps à la dérive, avec l’eau de la rivière qui n’arrête jamais d’aller vers la cascade et les remous que Jean-Yves aimait tant. Encore et toujours la conscience de l’abandon, de la seconde qui l’a propulsé hors de la course.

 

         «Yeux clos

 

           si loin parti déjà.

 

           Soudain tes doigts

           par trois fois 

           pressent les miens.

 

           Tu m’entends!

 

          Puis tu ouvres la bouche

          et te donne entièrement à moi

          en exhalant tes derniers respirs… 

 

          Ton cœur s’est arrêté.

 

          TOUT s’est arrêté.» (p.45)

 

Cet instant si redouté par les vivants qui respirent. Cette impuissance devant la mort tout en étant ancrée dans le plein du quotidien. Tout ce qui les liait se rompt. Le souffle s’affaisse et ne revient plus et sa propre respiration monte et descend, repart et redescend quand celle de l’être aimé, sur le lit, s’est figée. 

Deux vies se séparent. 

L’une emportée dans une folle dérive et l’autre, la survivante qui n’a que des gestes et des larmes.

 

     «Ma paume sur les draps, lentement je suis la forme de 

       ton corps

        de tes épaules à tes pieds

        puis je recommence…

        (je n’en ai jamais assez de toi!)

 

        Jusqu’à ce que la chaleur de ton sang t’ait déserté

         et que le froid de l’ailleurs t’ait envahi.» (p.48)

 

La main pour graver cet amour dans sa mémoire. Ces effleurements pour retenir ce qui s’en va si loin et si près. Pour lutter contre le trou noir qui s’est ouvert une fraction de seconde pour se refermer tout aussi rapidement. Ce flottement, cette errance dans sa tête et partout dans son corps, la perte de son équilibre avec l’autre. N’être plus qu’une étrangère ou une témoin qui s’égare dans ses gestes et ses soupirs. Et le quotidien qui la happe et l’emporte encore si près et si loin. Comment ne pas se tourner vers la vie quand elle respire et voit?

 

RETOUR

 

Carole Massé retrouve les chemins de l’écriture. Difficilement d’abord, comme si elle ne savait plus la main des lettres pour glisser dans les mots. Son stylo n’est qu’un stylet qui perce le papier et peut-être aussi son âme. Une écrivaine respire et n’est que dans le pays des phrases. Ces mots devenus étrangers et un peu hostiles, elle devra les réapprivoiser parce qu’ils se présentent durs et lisses comme des cailloux ramassés sur un sentier. 


«Quand je retrouvais forme humaine

   j’étais penchée à ma table d’écriture

   à la recherche désespérée de mots.

 

   Tous me fuyaient

   comme ces poissons qu’on tente d’attraper

   entre ses mains.

 

   Je n’en saisissais jamais un

   sans m’immerger entière

   et faillir couler à pic avec.

 

   Mais je persistais.

   Ces signes tracés sur papier

   étaient les ballons d’oxygène d’une noyée.» (p.93)

 

L’amoureuse survit d’abord dans le noir et le silence de l’appartement refermé sur elle comme une coquille. Tout ce gris dans ces jours feutrés et longtemps après, la couleur des choses qui l’éblouit. Il y a toujours le dehors et la danse des humains dans la rue. Autant déménager pour s’éloigner d’un fantôme et des débris de bonheur qui flottent partout. Elle s’installe dans un nouvel espace à «habiter», une page blanche qu’elle apprivoisera et fera sienne. 

Un recueil saisissant. Je me suis accroché à un mot de Carole Massé, à un cri de douleur et de vie, de colère peut-être et de désespoir sûrement. Tout dans l’élan du poème, un bout de phrase qui gigote sur le papier et blesse. Magnifique, ce retour dans le monde de la couleur, sur la pointe des pieds et de trouver le soleil sur la peau de ses bras et de son visage encore une fois, pour surprendre l’opulence de l’automne qui explose dans toutes ses extravagances. Ce sera pour la prochaine saison peut-être parce qu’elle ne sait pas voir encore. Elle n’a pas retrouvé ses yeux d’émerveillement et les mots dans ses efforts d’écriture. La mort, mais aussi un splendide psaume à la vie que ce Journal d’un dernier voyage, une résurrection avec tout ce que cela a de beau et de fascinant.

 

MASSÉ CAROLE : Journal d’un dernier voyage, Éditions Écrits des Forges, Trois-Rivières, 112 pages.

 https://www.ecritsdesforges.com/produit/journal-dun-dernier-voyage/

   

 

 

mercredi 29 mai 2024

LA DÉMARCHE DE JEAN-PHILIPPE PLEAU

JEAN-PHILIPPE Pleau signe Rue Duplessis, ma petite noirceur un témoignage fort intéressant. Le titre fait référence à la rue où il a grandi à Drummondville et le sous-titre évoque cette période qui a précédé la Révolution tranquille au Québec. Fils unique, Jean-Philippe Pleau deviendra ce que l’on nomme un «transfuge de classe», un concept inventé par Chantal Jacquet, historienne et philosophe. Ce terme désigne un individu né dans une famille d’ouvriers peu scolarisés qui coupe totalement avec son milieu d’origine en étudiant. Jean-Philippe Pleau fréquentera le cégep et l’université en sociologie avant de faire son chemin à la radio de Radio-Canada. Depuis quelques années, il anime et réalise l’émission Réfléchir à voix haute diffusée le dimanche soir à 19 h. Ce récit raconte son parcours, ses hésitations et son mal être vis-à-vis ses ascendances et son nouvel environnement social.

 

Les «transfuges de classe» sont nombreux au Québec, surtout pour ceux et celles de ma génération. Beaucoup d’entre nous ont eu des parents peu scolarisés et ont grandi dans des familles de travailleurs manuels souvent analphabètes ou presque. Mon père savait à peine lire et écrire son nom tandis que ma mère écrivait au son. Quasi tous mes frères ont quitté l’école très tôt pour s’enfoncer dans la forêt, suivant les traces de tous les hommes du clan. Tous peu politisés, ils travaillaient dur et se faisaient exploiter par les compagnies et les jobbeurs comme on disait. Je suis le premier de la fratrie (le neuvième d’une famille de dix) à me rendre à l’université. Non, les cégeps n’existaient pas à mon époque. C’est pourquoi je comprends particulièrement bien les propos de Jean-Philippe Pleau et surtout ce qu’il a ressenti en prolongeant des études et en s’éloignant des siens et de son milieu.

 

«Je suis ce qu’on appelle un transfuge de classe. Un gars qui a le cul assis entre deux chaises, qui n’est jamais tout à fait à l’aise dans le monde auquel il appartient désormais, tout en étant devenu étranger à celui d’où il vient.» (p.10) 

 

Il ne l’a pas eu facile. Il a connu ce que l’on nomme l’intimidation en étant plus souvent qu’à son tour sujet de harcèlement et de violence de la part des matamores de son âge. Des attaques physiques et surtout la cible de tous les sarcasmes avec son patronyme Pleau. Je vous épargne la grossièreté. Ça existait quand j’étais à la petite école et c’est encore et toujours le cas même si on tente par tous les moyens d’éliminer ce genre de comportement. 

 

PAREIL

 

Je me suis reconnu dans les propos de Jean-Philippe Pleau. J’ai souvent été la cible de sarcasmes dans les cours d’école avec mon strabisme. J’étais le coq-l’œil de la classe. Mais à cause de ma grande taille qui en imposait, je faisais ravaler les moqueries rapidement. 

Et il y avait pire que cet œil déviant. 

Dans ma famille de mâles (j’avais une sœur et huit frères), les tenues ne changeaient jamais. C’étaient nous les garçons qui se glissaient dans les vêtements que tous avaient portés. Rendu à moi, c’est certain que je n’étais pas atriqué à la mode du jour.

 

«Mon père comme ses frères se sont toujours enorgueillis d’avoir quitté l’école pour l’usine, sans réaliser que c’est le système qui les en avait exclus dès le départ en fonction de leur origine sociale. L’école, c’était pas pour nous autres, mais pour ceux qui pètent plus haut que le trou.» (p.32)

 

Il me semble entendre les propos de mon père et de mes frères qui se moquaient des «pousseux de crayon» qui ne savaient rien faire de leurs dix doigts. 

Jean-Philippe Pleau vient d’un milieu où les hommes étaient souvent alcooliques, violents et belliqueux. Les femmes impuissantes subissaient les humeurs de leur mari en se retenant pour ne pas hurler. Des cabochons qui acceptaient mal les directives, mais qui baissaient la tête au travail et serraient les poings pour apporter un salaire à la maison.

 


CHEMINEMENT

 

Le jeune homme de Drummondville fera son chemin à l’école avant de continuer au cégep et à l’université Laval en sociologie. Il se sentira mal et peu sûr de lui dans ce nouveau monde et tout croche quand il retournera à la maison familiale. 

 

«En changeant de milieu, je me suis mis à fréquenter ces espaces parce qu’ils en valent la peine, mais ces habitudes acquises m’ont constitué en adversaire de classe de mes parents. Nous sommes devenus au mieux des étrangers culturels, au pire des ennemis culturels. Je trouve que ça aussi c’est violent. Cette division me révolte.» (p.123)

 

Sans compter le sentiment d’avoir trahi. J’ai ressenti cela très profondément en m’appropriant un nouveau langage et en lisant les livres que tous dans la famille méprisaient ou en écoutant des musiques qu’ils ne connaissaient pas. J’entends encore les moqueries de mes frères et de ma mère quand je faisais jouer du Mozart sur mon pick-up. L’un de mes frères devenait enragé et menaçait de casser tous mes disques. Heureusement, j’avais la tête dure et je persistais.

 

«Écrire cela est violent, je trouve, même si c’est vrai. Bref, j’ai envie de vous dire que vous méritiez de sortir de votre petite noirceur de la rue Duplessis, et de vivre vous aussi votre révolution, ça aurait été à coup sûr tranquille.» (p.191)

 

Jamais certain d’être à la bonne place, toujours différent et étranger par ses propos, ses goûts, ses loisirs et son travail. Encore plus, c’était mon cas, quand vous écrivez et que vous vous efforcez de récupérer vos proches en les mettant au centre de vos histoires. C’est ce que j’ai fait dans mes romans Le violoneuxLa mort d’Alexandre et Les oiseaux de glace où j’ai puisé dans ma famille pour esquisser mes héros et les intrigues. Je n’ai jamais su si mes frères ont tenté de lire ces ouvrages. Tous là, avec leurs rires, leurs jurons et leurs extravagances pourtant. Ma mère avait réglé le cas en disant que «je n’écrivais que des maudites menteries». Jamais elle ne s’est reconnue dans le personnage d’Évelyne. C’était tout elle, n’ayant rien inventé. Tous les monologues d’Évelyne, dans La mort d’Alexandre, sont des propos que ma mère répétait inlassablement du matin au soir.

 

«Je suis un immigré de l’intérieur, un étranger dans mon propre pays. Les appels de Sylvain lors de mes anniversaires — et jadis ses invitations à dîner chez Subway — me font revenir d’exil, chaque fois. Mon philosophe préféré, Vladimir Jankélévitch, a écrit : “Celui qui a été ne peut plus désormais ne pas avoir été.” Mais comment accepter ça sans se renier?» (p.259)

 

LA VRAIE VIE

 

Un témoignage touchant que celui de Jean-Philippe Pleau. Je l’ai suivi de la petite école à l’université en ayant l’impression de mettre mes pas dans les siens parce qu’au-delà du temps et des époques nos histoires se confondent et se répètent. 

Magnifique récit qui tente de tout dire avec les souffrances, les réticences d’un jeune garçon peu certain du monde. Pas étonnant que Rue Duplessis connaisse un tel succès parce que nombre de Québécois se reconnaissent dans la démarche de Jean-Philippe Pleau, ses hésitations, ses déchirements et ses tremblements. C’est la trajectoire d’à peu près tous les Québécois qui ont pris le chemin de la scolarisation et du savoir à partir des années 60 grâce à la Révolution tranquille. C’est notre histoire à toutes et à tous que Jean-Philippe Pleau raconte si bellement et avec une émotion rare. Il m’a fait revivre des moments que je pensais avoir enfouis dans les plis de ma mémoire. Pourtant, il suffit d’un mot et tout revient, tout est là, encore tout chaud et tout aussi douloureux. Personne ne peut oublier d’avoir franchi une certaine frontière et d’avoir abandonné un milieu de vie pour se glisser dans un autre monde où il se sent toujours un peu l’étranger. C’est peut-être pourquoi j’ai tant aimé le roman d’Albert Camus. Que dire de plus : un véritable bonheur de lecture.

 

PLEAU JEAN-PHILIPPE : Rue Duplessis, ma petite noirceur, Éditions Lux, Montréal, 328 pages

https://luxediteur.com/catalogue/rue-duplessis/

vendredi 24 mai 2024

STÉFANI MEUNIER RECHERCHE SON PÈRE

QUI SOMMES-NOUSC’est la question que je me suis posée en refermant Une carte postale de l’océan de Stéfani Meunier. L’écrivaine vit la mort de son père, un moment pénible et intense. Des images reviennent, des instants s’imposent et elle a l’impression d’avoir raté des occasions. Madame Meunier aimait beaucoup son paternel, un Français qui a choisi de venir au Québec et de muter alors qu’il était tout jeune. Une traversée de l’Atlantique en bateau, c’était moins dispendieux que prendre l’avion, et une fois à Montréal, avec 80 dollars en poche, il a amorcé la grande aventure américaine. Tous les métiers d’abord pour survivre, une rencontre, un amour et elle, sa fille. Un parcours unique comme celui de tous les migrants qui décident de changer de pays, de continent pour toutes les raisons que nous connaissons.

 

Un deuil se vit bien ou mal, cela dépend des liens qui nous unissent au disparu. Après la peine, les adieux, il faut revenir au quotidien, régler la succession, s’occuper des objets que les gens laissent derrière eux et qui n’ont guère d’importance pour les héritiers. Comme si les survivants avaient l’obligation d’éliminer à peu près toutes les traces de ceux qui ont fait leur chemin avant eux. 

Stéfani Meunier trouve une photo de son père qui l’intrigue. Il y est tout jeune et venait à peine de s’installer à Montréal, dans son nouveau pays. Il travaillait chez Berlitz alors comme professeur de français. Son premier emploi. Il se retrouve en compagnie d’hommes et de femmes que l’écrivaine ne connaît pas. Qui sont-ils? Quel rôle ont-ils joué dans la vie de son père? Sa mère ne sait plus très bien, la mémoire étant ce qu’elle est avec l’âge.

 

«Puis, une photo en noir et blanc. Mon père avec cinq personnes que je ne connais pas. Mon père y est très jeune. Il porte un complet. Ils sont tous très chics, robe noire pour les deux femmes sur la photo et complet pour les hommes. C’est ce sourire, c’est sur cette photo que mon père a le même sourire que l’homme du spectacle. Pas une ressemblance physique, pas vraiment. De la bonté, de la douceur, un sourire sur les lèvres et dans les yeux, un sourire d’ailleurs. 

Il fallait que je sache qui étaient les autres, ces gens qui étaient passés dans la vie de mon père et que je ne connaissais pas.» (p.17)

 

Avec le temps, les photos de famille perdent leur importance et leur signification. Surtout, quand il n’y a plus personne pour identifier les individus qui s’y trouvent. Lorsqu’il m’arrive de me pencher sur les clichés reçus en héritage, je ne reconnais personne. Tout ce passé qui est le mien est devenu celui de ces étrangers qui me regardent et m’en veulent peut-être. 

Qui était son père se demande Stéfani Meunier. Qui sont les gens qu’il a fréquentés et qui elle est, elle, l’auteure et mère de deux enfants? Qu’a-t-elle de cet homme qui jonglait avec les mots et écrivait de la poésie par pur plaisir? Quelle part de son père se retrouve en elle et qu’a-t-elle légué à ses enfants?

 

«Mes enfants sont tristes. Mes enfants ne le savent pas, mais ils sont tristes. Cette colère qu’ils ont tous les deux, bien ancrée dans leur code génétique, cette colère qui vient de leur père. Cette insécurité et ce manque de confiance qu’ils ont, bien ancrés dans leur code génétique, cette insécurité et ce manque de confiance qui viennent de moi. Mes enfants qui ne supportent pas la solitude, comme si la solitude était la preuve d’un rejet, mes enfants qui ne peuvent jamais s’arrêter, même en dormant.» (p.70)

 

Ces femmes et ces hommes possèdent des instants et des souvenirs qui sont également ceux de son père. Notre passé fait partie de la vie de ceux que nous avons croisés, aimés et qui se sont éloignés, on ne sait pourquoi. Malgré tous les méandres de l’existence, nous sommes aussi l’histoire des autres. 

 

ENQUÊTE

 


L’écrivaine entreprend des recherches, une sorte de filature pour retrouver ces femmes et ces hommes. Un couple : Jocelyne et Robert, de bons amis, des proches de ses parents.

 

«— Robert et Joyce? Ils se sont connus par correspondance. Tu imagines? Il était français, elle était belge. Ou suisse? Je ne sais plus trop. Ils ont émigré tous les deux ici, pour être ensemble sans jamais s’être vus avant.» (p.19)

 

Un échange épistolaire qui lance tout, un rêve pour les deux et une vie d’amoureux à Montréal. Une fin tragique, un accident d’avion. Jocelyne était enceinte. Une peine terrible qui s’est quasi effacée dans la mémoire de la mère de l’écrivaine. Que reste-t-il au bout de son parcours, qu’est-ce qui marque encore l’esprit? Nous avons là le cœur d’Une carte postale de l’océan de Stéfani Meunier.

Et cet autre migrant sur la photo : Jean Moretti. L’auteure ira le surprendre en Abitibi, sous le coup d’une impulsion. Il est toujours vivant. L’homme se raconte volontiers. Il aimait la fête, peut-être un peu trop. Alcoolique, il s’en est sorti avant de s’engager dans les mines. Un accident, une explosion et le voilà aveugle depuis, enfermé dans un petit appartement où il survit dans sa tête et ses souvenirs.

 

«J’avais besoin d’apprendre à créer des liens, avant d’y travailler. Et j’ai appris. Tout seul, mademoiselle, on n’est rien. C’est vrai dans la vie en général, ça l’est encore plus dans une mine. Même les gens avec qui on ne s’entendrait pas, dans la vie normale, ben sous terre, il ne faut pas nécessairement les aimer, mais ils sont liés à vous, et vous êtes lié à eux. Il ne faut nuire à personne. Pour survivre.» (p.50)

 

Il y a aussi Diane Wilcox, une artiste, une peintre toujours active et bien vivante qui deviendra l’amie de l’écrivaine et qui aidera beaucoup sa fille Emma. Une femme inventive, généreuse et qui tente de refaire le monde et la réalité. 

Et surtout le dernier homme, Yves Lessard. Un survivant, on peut dire. Plus là du tout. Avalé par son cerveau, égaré dans sa mémoire. Le naufrage total. Le fils Félix doit voir à tout. Une rencontre marquante, le début d’une histoire d’amour et des liens qui se tissent et se nouent au-delà des vies et des individus. Comme si nous étions tous réunis par des rhizomes qui nous attachent les uns aux autres malgré les distances et les époques.

 

LA VIE

 

C’est la vie que l’on cherche à cerner par la magie des mots et des images, des souvenirs et des histoires personnelles, des hantises qu’on lègue d’une génération à une autre. 

L’écrivaine tente de trouver qui elle est en se tournant vers ses parents et leurs amis, en se penchant sur ses enfants, retrouvant des traits de caractère et physiques qu’elle a reçus de ses géniteurs et qu’elle a transmis à sa progéniture. Pas uniquement ces liens directs, mais aussi un héritage social, je dirais, la part des proches qui marquent toute vie. Des gens qui font un bout de chemin avec vous et qui disparaissent dans d’autres lieux et de nouveaux mondes pour toutes les bonnes et mauvaises raisons que nous connaissons. Peu importe, tous m’ont touché et transformé. Tous m’ont donné des instants et leur attention et j’en ai fait tout autant, certainement. Je suis aussi ce que mes proches ont fait de moi.

Stéfani Meunier fascine dans ce roman en reconstituant la toile des amis de ses parents et en retrouvant des récits qui se recroquevillent et se recoupent. Notre existence prend racine dans un itinéraire plus ou moins lointain et nous la faisons glisser dans le présent et le futur. Les enfants deviennent les porteurs de cet héritage et des passeurs à leur tour. Comme quoi nous sommes faits des histoires de nos géniteurs et de nos ancêtres.

 

«Quand je pense à ces gens que je ne connaissais pas et qui maintenant font partie de moi et qui ont fait de ma vie une nouvelle vie, une vie différente, je me dis que mon père a laissé des liens invisibles entre tous ceux qui l’ont connu, des liens invisibles qui ont su me trouver, comme une œuvre cachée, un hidden track, comme il y en avait sur les disques et les CD, à une autre époque.» (p.131)

 

Peut-être que nous demeurerons des errants si nous ne prenons pas la peine de connaître notre propre récit et celui de nos proches. Un débat actuel et nécessaire qui se concrétise autour du musée de l’histoire nationale du Québec. Une part de notre identité, bien sûr, où tous ont leur place. Tous ceux que l’on croise dans l’aventure de la vie, qu’on le veuille ou non, marquent et modèlent les êtres que nous sommes. 

 

MEUNIER STÉFANI : Une carte postale de l’océan, Éditions Leméac, Montréal, 136 pages.

https://www.lemeac.com/livres/une-carte-postale-de-locean/

 

 

mercredi 22 mai 2024

LA BELLE AVENTURE DE JÉRÉMIE McEWEN

J’ÉCOUTAIS Jérémie McEwen à l’émission C’est fou de Serge Bouchard et Jean-Philippe Pleau à Radio-Canada. Il y commentait le sujet de la semaine pendant cette heure de réflexions avec verve et enthousiasme. Le philosophe et enseignant parvenait souvent à connecter certains propos de Platon ou de Socrate avec notre époque qui donne si peu la parole à ceux qui prennent une certaine distance avec l’actualité. Autrement dit ceux qui sont capables d’établir des parallèles et de s’élever au-dessus de la mêlée et des redondances, ceux surtout qui oublient l’humour qui gangrène à peu près toutes les émissions de la radio et de la télévision. Jérémie McEwen a eu la bonne idée de regrouper une quarantaine de ses écrits qui lui permettait de faire le point avant sa présence à la radio dans La joie de pensermes années Serge Bouchard. Le tout intercalé de passages où il se confie et rend un hommage particulier au grand communicateur qu’aura été Serge Bouchard. 

 

Bien sûr, Jérémie McEwen rédigeait des textes avant d’intervenir à C’est fou, une émission que j’ai suivie avec attention et passion. Et quand il se retrouvait en ondes, il oubliait ses feuilles pour parler et discuter avec ses comparses. Une démarche nécessaire, parce qu’après tout la radio est le média de la parole vive et peut-être aussi un peu rebelle, nerveuse qui laisse une certaine place à l’improvisation. Ça donnait des moments captivants et enflammés, une présence chaleureuse et toujours intéressante. 

Et maintenant ces textes, des chroniques je dirais, on peut les lire avec bonheur. C’est l’essentiel de cette publication où le communicateur élabore ses idées et nous parle de ses enthousiasmes. Mais je crois que La joie de penser est surtout un livre qui permet de voir comment l’amitié entre deux hommes s’est développée pendant les sept années de cette collaboration avec Jean-Philippe Pleau et Serge Bouchard à la radio de Radio-Canada. Assez de temps pour s’apprivoiser et s’enrichir mutuellement les uns aux autres. Quelle chance a eue Jérémie McEwen de pouvoir, pendant quelques minutes, s’aventurer hors des sentiers battus. 

 

«Et c’est aussi qu’à mon sens l’écriture est source de parole, et non l’inverse. Ces textes recueillis représentent donc quelque chose comme les sources de ma prise de parole publique à la radio, aux côtés d’un des plus grands intellectuels médiatiques de mon temps, Bouchard, mise en branle par son acolyte, coanimateur et réalisateur, Pleau.» (p.9)

 

Oui, je m’ennuie des interventions de Jérémie McEwen, de ses propos qui savaient si bien faire des liens entre l’ici, le maintenant et l’histoire de la pensée, la quête de l’être dans un monde obsédé par l’argent, les objets et l’avoir. 

 

COMME À LA RADIO

 

Le recueil reprend des thèmes que les émissions permettaient d’explorer. C’est pourquoi ces textes vont un peu dans toutes les directions, s’adaptant au sujet de la semaine. C’est le propre de la parole et du questionnement sur des habitudes, des concepts, des manières de voir et de faire qui nous suivent et viennent souvent de nos parents même si on prétend avoir tout inventé sans l’aide de personne.

McEwen s’est attardé tout autant aux extraterrestres qu’aux camions que chérissait Serge Bouchard, à la violence, à la colère, l’amour, la forêt et le soleil si nécessaire à tout ce qui nous émerveille. Tout ce qui peut nous surprendre et susciter une réflexion dans la terrible aventure d’être une conscience et de jongler avec les mots, de prendre la peine de s’arrêter pour se demander ce qu’est vivre et pourquoi toute cette beauté autour de nous. Pourquoi aussi les humains sont si souvent aveugles et capables des pires folies?

Je me souviens de moments qui m’ont touché et qui rejoignaient les pensées qui me secouent inévitablement pendant mes lectures. Je l’ai déjà écrit en parlant des livres de Serge Bouchard, certains propos me nourrissent et me font mieux respirer dans la grande traversée du jour. Et encore maintenant, pendant Réfléchir à voix haute, mon heure de méditation et de réflexions. Récemment, j’ai eu la chance de retrouver mon ami Jean Désy qui nous surprend par ses dires et ses expériences. Et je reste un admirateur indéfectible de Micheline Lanctôt.

J’ai surtout pu constater, en me faufilant dans La joie de penser, qu’une solide complicité s’est développée entre l’anthropologue Serge Bouchard et le philosophe qu’est Jérémie McEwen.

 

«J’entends sa voix en moi, je l’entends soupirer à chaque respire, et je sais qu’il me manquera toujours, que je porterai cette absence à jamais. Notre relation se poursuit, c’est bien ce qu’il y a de plus paradoxal, et je pourrais remplir sans fin des carnets de deuil comme l’a fait Barthes en sachant que mon chagrin est un état continu, et non une tension qui attend musicalement sa résolution. Je l’aimais, je l’aime.» (p.97)

 

Que de moments intenses et précieux, quelle belle complicité et, parfois, pas souvent, des confrontations comme il se doit. Parce que vivre, c’est aussi contredire et ne pas toujours chercher à avoir le pas de l’autre. Si Bouchard savait secouer les mots du poète devant une forêt d’épinettes, McEwen demeurait un authentique citadin qui respire mieux avec le béton sous ses pieds. Pour être honnête, il avoue s’ennuyer au bord d’un lac, dans un chalet situé au cœur d’un petit boisé bien apprivoisé. Des points de vue différents, des discussions animées et surtout, un respect admirable entre les deux. 

 

«Quand je lui parlais de hip-hop, et que finalement il ouvrait les portes de sa pensée à cette culture qui a priori ne le touchait pas du tout, je savais qu’il se voyait plus jeune, je le sentais respirer sur le terrain, sur la Côte-Nord, et bien qu’il eût par ailleurs mille réserves sur ma vision du monde (mon impatience et mon urbanité enthousiaste par-dessus tout), il comprenait que ma démarche auprès de la culture afro-américaine était parente de la sienne auprès des InnusEt comme lui, de lui, j’ai appris à me tasser, à laisser les peuples s’exprimer d’eux-mêmes, après avoir travaillé à ouvrir un chemin de traverse.» (p.192)

 

Une solide amitié qui se double d’une initiation pour le jeune chroniqueur auprès du sage de la radio qu’était Serge Bouchard. Une complicité qui a marqué le philosophe tout comme elle a changé la manière d’être certainement de Jean-Philippe Pleau qui a côtoyé l’anthropologue et conférencier pendant toutes ces années.

 

RÉFLEXION

 

Des moments d’arrêt dans cette époque folle où le temps ne cesse de nous échapper et où, à la radio, certains chroniqueurs parlent à une cadence qui donne le vertige. Tellement qu’après leurs interminables tirades, je me demande quel était le sujet de leur intervention. Et peut-être qu’ils sont rémunérés au mot, que je me dis. Il faut papoter vite et fort, dégainer, mitrailler pour avoir un cachet certain.

Les courts textes de Jérémie McEwen permettent de respirer mieux, comme quand dans une longue randonnée en forêt, on trouve une roche près d’un ruisseau où l’on peut s’asseoir pour faire le point devant tant de beauté et de vie. Chacun de ces textes confronte sa façon de voir, de penser et d’agir face à la catastrophe annoncée qui pèse sur notre planète et se manifeste par des bouleversements qui sèment la peur et la mort. Cette planète que nous avons tant malmenée dans notre quête folle de richesses, courant les yeux fermés sans prendre la peine de regarder les ravages que nous laissions derrière nous.

Quelle belle manière de secouer nos travers, nos pulsions et nos obsessions que celle de Jérémie McEwen! Oui, il y a du plaisir et un bonheur certain à réfléchir et à retourner des propos comme on le fait avec les pierres du chemin pour surprendre la vie qui s’y cache. On peut faire ça à la radio dans de rares émissions qui donnent toute la place à la pensée et à la réflexion. 

C’est une chance de revenir sur ces moments en parcourant les textes de Jérémie McEwen qui nous entraîne dans la folle aventure de chercher à comprendre les phénomènes qui nous entourent, tout en nous racontant ses liens avec Serge Bouchard, son maître, celui qui lui a ouvert les portes de la radio et de la parole que l’on entend. Si Jérémie McEwen éprouve de la joie à penser, j’ai eu beaucoup de plaisir à l’écouter quand il occupait les ondes et à le lire dans ce beau livre vivant et nécessaire. C’est un bonheur ajouté certainement. 

 

JÉRÉMIE McEWEN : La joie de penser, mes années Serge Bouchard, Éditions du Boréal, Montréal, 230 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/joie-penser-4039.html