Jean-Yves Soucy est décédé le 6 octobre 2017. Dire que ce fut un drame pour sa compagne, Carole Massé, est un euphémisme. On ne s’habitue pas à la perte d’un être proche même quand on sait que la fin est là et qu’il n’y a pas d’autre issue. J’ai connu ces heures de flottement à quelques reprises avec la mort de ma mère et de mon père, de plusieurs de mes frères et de ma sœur. Le cancer a fait des ravages parmi les miens. C’est encore plus difficile et souffrant si on vit une relation fusionnelle comme ce fut le cas de Jean-Yves Soucy et de Carole Massé. Une aventure d’amoureux et d’écriture, des moments uniques pour aller plus loin dans sa quête d’être pleinement. Pour la rescapée qu’est devenue Carole Massé, après la fin de son monde, il y a eu le retour à soi et à la couleur des saisons.
Journal d’un dernier voyage nous pousse devant la mort et le deuil. Apprendre qu’une maladie incurable s’est installée dans le corps de Jean-Yves fut tout un bouleversement pour sa compagne et complice, sa fin inévitable et pour la survivante, celle qui bascule dans la plus terrible des solitudes, se retrouver hors de soi et de tout ce qui faisait leur existence.
La Terre avait perdu sa direction et tournait tout de travers. Les jours se tordaient pour ne pas dire autre chose. Pourtant… La vie était là et elle pouvait faire des siennes. Carole Massé est remontée à la surface après avoir sombré dans les profondeurs où il n’y a rien d’autre que la douleur. « Je veux mourir », répétera-t-elle en triturant les trois mots de toutes les façons possibles et imaginables.
J’ai eu l’impression en lisant ce recueil de tenir la main de l’écrivaine, de sentir sa respiration, de voir ses larmes couler dans le silence de son appartement devenu vaste comme un continent. Toujours là, tout près, quand elle esquissait un geste vers l’absent, tentait un appel qui restait bloqué dans sa gorge et dans ses tremblements d’être. Comment rejoindre ce complice qui a tout emporté dans le plus terrible des voyages ? Comment reprendre le chemin de la vie lorsque tout a été dévasté ?
« J’étais en toi comme un autre toi
comme toi en moi un autre moi
indissociable de ton sang
couverte de la même peau
enchevêtrée à tes nerfs. » (p.14)
Comment réagir face à la perte de celui qui était la planète autour de laquelle Carole Massé gravitait et qui donnait sens à chacun de leurs jours ? Ces lieux que hantait Jean-Yves, toujours, encore là dans l’appartement, dans son bureau où il passait des heures à lire et à travailler. Cet espace habité et déserté. Là dans un livre laissé sur une petite table, une sculpture, une photo de famille accrochée au mur, dans l’ombre de la fenêtre et des rideaux qui bougent.
« Tu es vivant dans la pièce d’à côté.
Je me lève de la causeuse
sors du salon
m’arrête près de ton bureau.
Écouter ton souffle.
Accorder ma respiration à la tienne.
Me fondre à ton haleine.
Je retourne m’asseoir, reste immobile
et tends de nouveau l’oreille vers toi
rien d’autre.
Tu es vivant dans la pièce d’à côté. » (p.27)
Quel moment terrible que celui où tout bascule sans pouvoir retenir ou accrocher quoi que ce soit ! Cet instant où deux existences s’écartent à jamais, ce glissement de vie qui avale tout. Un soupir, le tremblement de la main, la poitrine qui s’affaisse et qui ne remonte plus, le cœur qui s’immobilise, au bout de sa patience. Et le corps à la dérive, avec l’eau de la rivière qui n’arrête jamais d’aller vers la cascade et les remous que Jean-Yves aimait tant. Encore et toujours la conscience de l’abandon, de la seconde qui l’a propulsé hors de la course.
« Yeux clos
si loin parti déjà.
Soudain tes doigts
par trois fois
pressent les miens.
Tu m’entends !
Puis tu ouvres la bouche
et te donne entièrement à moi
en exhalant tes derniers respirs…
Ton cœur s’est arrêté.
TOUT s’est arrêté. » (p.45)
Cet instant si redouté par les vivants qui respirent. Cette impuissance devant la mort tout en étant ancrée dans le plein du quotidien. Tout ce qui les liait se rompt. Le souffle s’affaisse et ne revient plus et sa propre respiration monte et descend, repart et redescend quand celle de l’être aimé, sur le lit, s’est figée.
Deux vies se séparent.
L’une emportée dans une folle dérive et l’autre, la survivante qui n’a que des gestes et des larmes.
« Ma paume sur les draps, lentement je suis la forme de
ton corps
de tes épaules à tes pieds
puis je recommence…
(je n’en ai jamais assez de toi !)
Jusqu’à ce que la chaleur de ton sang t’ait déserté
et que le froid de l’ailleurs t’ait envahi. » (p.48)
La main pour graver cet amour dans sa mémoire. Ces effleurements pour retenir ce qui s’en va si loin et si près. Pour lutter contre le trou noir qui s’est ouvert une fraction de seconde pour se refermer tout aussi rapidement. Ce flottement, cette errance dans sa tête et partout dans son corps, la perte de son équilibre avec l’autre. N’être plus qu’une étrangère ou une témoin qui s’égare dans ses gestes et ses soupirs. Et le quotidien qui la happe et l’emporte encore si près et si loin. Comment ne pas se tourner vers la vie quand elle respire et voit ?
RETOUR
Carole Massé retrouve les chemins de l’écriture. Difficilement d’abord, comme si elle ne savait plus la main des lettres pour glisser dans les mots. Son stylo n’est qu’un stylet qui perce le papier et peut-être aussi son âme. Une écrivaine respire et n’est que dans le pays des phrases. Ces mots devenus étrangers et un peu hostiles, elle devra les réapprivoiser parce qu’ils se présentent durs et lisses comme des cailloux ramassés sur un sentier.
« Quand je retrouvais forme humaine
j’étais penchée à ma table d’écriture
à la recherche désespérée de mots.
Tous me fuyaient
comme ces poissons qu’on tente d’attraper
entre ses mains.
Je n’en saisissais jamais un
sans m’immerger entière
et faillir couler à pic avec.
Mais je persistais.
Ces signes tracés sur papier
étaient les ballons d’oxygène d’une noyée. » (p.93)
L’amoureuse survit d’abord dans le noir et le silence de l’appartement refermé sur elle comme une coquille. Tout ce gris dans ces jours feutrés et longtemps après, la couleur des choses qui l’éblouit. Il y a toujours le dehors et la danse des humains dans la rue. Autant déménager pour s’éloigner d’un fantôme et des débris de bonheur qui flottent partout. Elle s’installe dans un nouvel espace à « habiter », une page blanche qu’elle apprivoisera et fera sienne.
Un recueil saisissant. Je me suis accroché à un mot de Carole Massé, à un cri de douleur et de vie, de colère peut-être et de désespoir sûrement. Tout dans l’élan du poème, un bout de phrase qui gigote sur le papier et blesse. Magnifique, ce retour dans le monde de la couleur, sur la pointe des pieds et de trouver le soleil sur la peau de ses bras et de son visage encore une fois, pour surprendre l’opulence de l’automne qui explose dans toutes ses extravagances. Ce sera pour la prochaine saison peut-être parce qu’elle ne sait pas voir encore. Elle n’a pas retrouvé ses yeux d’émerveillement et les mots dans ses efforts d’écriture. La mort, mais aussi un splendide psaume à la vie que ce Journal d’un dernier voyage, une résurrection avec tout ce que cela a de beau et de fascinant.
MASSÉ CAROLE : Journal d’un dernier voyage, Éditions Écrits des Forges, Trois-Rivières, 112 pages.
https://www.ecritsdesforges.com/produit/journal-dun-dernier-voyage/
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