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jeudi 7 juin 2007

Simon Philippe Turcot invente un monde

Plonger dans l’univers d’un nouvel écrivain s’avère une aventure. Et quand il y a un regard, un ton et une musique, la lecture devient un plaisir.
Simon Philippe Turcot vient de publier «Le désordre des beaux jours», un titre qui évoque le monde de Boris Vian ou de Samuel Beckett. En plus, «Le paysage est un atelier», une suite poétique, vient de sortir quasi simultanément aux Éditions Heures bleues.
Un court roman qui entraîne le lecteur dans une auberge située à la limite de la forêt boréale. Un endroit où l’on échoue quand le monde devient intolérable et qu’il ne reste qu’à marcher jusqu’au bout de sa vie.
«C’est en faisant mille détours, en défrichant des kilomètres de sentiers, jusqu’à se perdre soi-même, que l’on arrive au Désordre des beaux jours. L’endroit n’est indiqué ni dans les livres, n’a pignon que sur l’étendue et se cache bien loin des routes.» (p.9)
Nathan tombe sur cette auberge quand il touche la limite de ses forces, de la vie presque. Il a marché vers le Nord dans une sorte de transe qui lui a fait tout oublier. Ce refuge semblait l’attendre. Madame et Monsieur D accueillent les éclopés. Tout y est fourni. Tabac, vin et lectures. Un lieu pour créateurs en perte de sens, pour se refaire une santé de l’âme peut-être.
«La solitude s’infiltre dans les inspirations, se loge dans la gorge, enserre le cou et fait paniquer. On sent la mort de soi, la mort des idées folles, la fin des grands trajets, des voyages. Vient l’anxiété puis l’angoisse, l’impression d’être coincé entre deux eaux froides, qu’il faut nager vite, se débattre pour atteindre la berge et crier pour que viennent les secours.» (p.30)
La vie s’installe dans la petite communauté. Chacun trouve ses habitudes. Nathan écrit et dessine, garde un attrait pour les longues promenades où il a l’impression d’échapper à l’attraction terrestre. Filipov effectue des traductions et Madame colmate les fuites de l’être. Une forme d’harmonie marque les jours, une complicité belle de respect.

Le pays

En lisant ce roman, j’ai souvent eu l’impression de me retrouver dans les steppes de Gogol ou «La gare» de Sergio Kokis. Un univers où la vie devient une quête, une recherche où le superflu s’efface. 
«Imaginer son corps devant soi. Du paysage, derrière, ne conserver que l’essentiel. Retirer l’horizon délicatement. Enfreindre quelques lois physiques. Du corps, retenir les contours. Soustraire les peaux, les muscles puis les organes. Les os. Et peindre, dessiner ce qu’il reste de nous, là, dans l’exemplaire simplicité de l’étendue, à ce moment précis de l’histoire.» (p.36)
Turcot a le don de faire ressentir la solitude, le froid et la neige. Quelques couleurs et un pays vibre. De la même manière, dans «Le paysage est un atelier», il décrit l’ailleurs et le fjord du Saguenay avec juste un minimum de teintes. C’est suffisant pour faire surgir un monde singulier.

Dépouillement

Simon Philippe Turcot aime les espaces où le haut et le bas se confondent. L’horizon alors s’ouvre comme un gouffre, sur «un ailleurs» où l’on peut à la fois se perdre et se retrouver. C’est le risque de la création et de la vie peut-être, le défi du peintre qui crée un monde avec un crayon et un peu de couleur.
«Dehors le monde ne va pas bien/ des contrées à relever/ à construire/ il faut peindre/ encore/ jardiner peut-être», affirme-t-il dans «Le paysage est un atelier».
L’écrivain croit changer le monde par l’écriture et la poésie. Il a raison. Le monde prend les teintes et les dimensions que l’on veut lui donner. Il faut juste de la patience et pas mal de persévérance.
Une lecture qui donne envie de fréquenter «Un désordre des beaux jours» pour les soirées de poésie et les lectures, pour écrire et prendre un verre de vin quand le soleil couchant fait craquer la croûte terrestre et plonge dans toute la gamme des rouges.
C’est peut-être ce que Mylène Bouchard et Simon Philippe Turcot cherchent à inventer à Saint-Henri-de-Taillon en ouvrant une librairie-buvette qui jouxtera la maison d’édition «La Peuplade».

«Le désordre des beaux jours» de Simon Philippe Turcot est paru à La Peuplade.

jeudi 31 mai 2007

Nelson-Martin Dawson présente son Saguenay

Nous oublions souvent qu’il a fallu moins de deux cents ans, depuis l’installation des premiers défricheurs à Grande-Baie, pour quasi raser les immenses forêts du Saguenay-Lac-Saint-Jean et construire des barrages qui ont modifié tout le bassin hydrographique de la région. Heureusement, les négociations de l’Approche commune rappellent que des peuples vivaient dans ce vaste territoire avant la «Société des Vingt et un». Les activités alors s’articulaient autour de la chasse et de la pêche. La traite des fourrures devait modifier bien des habitudes et l’installation des premiers colons a été un point de non-retour pour ces nomades.
Nelson-Martin Dawson, historien, garde cette conscience du passé. «Les Battures», sa première tentative romanesque, nous pousse dans une époque où les Blancs convoitaient les fourrures des Autochtones, créant des remous en offrant de produits nouveaux, des outils de métal et des poisons comme l’eau-de-vie. L’autre volet nous ramène à la période contemporaine.

Deux points de vue

Pierre, journaliste, s’installe au Saguenay. Il entraîne dans cette aventure sa fille Élyse et sa femme Lily, une pianiste qui joue régulièrement avec les orchestres symphoniques de Montréal et Québec. Ils trouvent une maison de rêve sur les battures, un véritable paradis qui semble avoir été abandonné par les anciens propriétaires. Ils apprendront rapidement qu’un halo de mystère entoure le «ruisseau maudit». Il existe bel et bien une malédiction. Plusieurs tragédies ont frappé les différents propriétaires et les ont fait fuir.
Dans un autre temps, une jeune ilnue, à peine sortie de l’adolescence. Oucheiashte s’initie aux tâches quotidiennes auprès de sa mère. Sa tribu vit des jours paisibles dans le secteur de La Baie depuis des générations.
«L’esprit du Fjord, qui conserve la mémoire de la terre et des eaux du Royaume de Saguenay, se souvient de, petite eau claire jaillissante. Son nom rappelait aux siens qu’elle était née aux jours chauds et doux, près d’un lac aux eaux transparentes qui coulaient des entrailles de la montagne, où son père, Ekhennabamate, avait établi son tentement.» (p.28)
On se croirait au cœur de «La Fabuleuse histoire d’un Royaume» où «l’esprit planait sur les eaux». Une toponymie différente, un pays nouveau surgit alors. Le lecteur vit un parfait dépaysement. La vieille Kurtness agit comme lien entre les deux époques et hante le territoire comme ses ancêtres autochtones auparavant. Pierre n’aura qu’à l’écouter et à suivre ses conseils pour contrer le mauvais sort.

Le Saguenay

Le véritable personnage de ce roman, qu’importe les époques du récit, demeure le fjord, les humeurs du Saguenay, les vents, ses colères et les fortes marées d’automne, le silence aussi quand viennent la neige et les glaces.
«Les grands vents étaient tombés et le Saguenay les avait emportés. N’en restait qu’un souffle porteur d’un air tendre. Une chanson d’amour, c’est sûr. Le clapotis des vagues berçait nos premiers rêves éveillés. Le bruissement des feuilles chuchotait des mots que nous ne comprenions pas, pas plus que nous ne saisissions ceux coassés par les grenouilles qui bénissaient le congé du soleil. Dans le boisé, des ombres s’agitaient. Tout à notre bonheur, nous tournions le dos, et au boisé, et aux ombres, et au vent. Nous fermions nos oreilles, et au chuchotement  des feuilles, et au susurrement de l’eau, et au murmure du vent. Le nez planté dans les étoiles qui perçaient entre les nuages, nous contemplions un ciel qui se laissait saisir par la noirceur.» (p.41)
Nelson-Martin Dawson aurait cependant avantage à retenir ses élans lyriques. Il en met trop quand il veut atteindre une forme de poésie. Quand on trébuche sur une phrase comme «Je risquai un regard vers la fenêtre qui frissonnait du rideau», on perd son élan. Et que dire devant cette argutie: « Pas une boîte. Trop légère pour être une boîte. Quelqu’un d’autre aurait dit qu’elle était vide. Trop légère pour contenir quelque chose, aurait dit quelqu’un comme Solange. Mais pas Lily. Sa légèreté n’indiquait pas le vide. Elle démasquait son contenu. Ce n’était pas parce qu’elle était légère, qu’elle était vide…» (p.169)
Un roman sympathique malgré tout qui fait découvrir un Saguenay porteur de mythes et de légendes, une nature éblouissante.

jeudi 24 mai 2007

Quel monde auront les enfants de demain?

Aucune époque n’a été aussi contradictoire que la nôtre. Les océans se dégradent, les forêts sont saccagées et le réchauffement de la planète provoque des tornades de plus en plus destructrices. Chaque geste a des effets un peu partout dans le monde. Le futur n’est plus assuré et le passé ne peut plus être une référence. L’individualisme est glorifié quand il faut modifier des habitudes qui mettent la planète en danger.
Dans «Lignes de faille», son dernier roman, Nancy Huston présente quatre générations d’hommes et de femmes. Elle explore le passé trouble de ses personnages, entraîne le lecteur dans une véritable saga familiale. L’histoire débute en 2004 avec Sol ou Solomon, un enfant de six ans qui croit être génial.
«Dieu m’a donné ce corps et cet esprit et je dois en prendre le meilleur soin possible pour en tirer le meilleur bénéfice. Je sais qu’Il a de grands desseins pour moi, sinon Il ne m’aurait pas fait naître dans l’État le plus riche du pays le plus riche du monde, doté du système d’armement le plus performant, capable d’anéantir l’espèce humaine en un clin d’œil. Heureusement que Dieu et le président Bush sont de bons amis.» (p.16)

Héritage

Pour Nancy Huston, les hommes et les femmes portent un héritage souvent difficile à cerner, une identité marquée par le vécu des parents et des grands-parents. Chaque être est un maillon dans l’aventure de la vie qui ajoute une page à un récit qui s’amorce, on ne sait trop quand. Comme si le présent était la partie visible d’un formidable iceberg.
Cette recherche d’identité est au cœur des ouvrages de cette écrivaine prolifique qui a donné des œuvres remarquables. Pensons seulement à «Professeurs de désespoir».
Le pire comme le meilleur est en latence et peuvent ressurgir des décennies plus tard si on cultive l’oubli ou l’indifférence. Les folies meurtrières ne cessent de se multiplier pour nous le rappeler.
L’enfant-roi de maintenant tourne le dos à l’histoire et laisse présager les pires horreurs, celles vécues par son arrière-grand-mère en 1944.
«D’ici ma majorité, il faudra que tous les habitants de la Terre se mettent à parler anglais et s’ils ne le font pas c’est une des premières lois que je passerai quand je serai au pouvoir. Le caractère étranger de ce pays me donne la chair de poule…» (p.108)

L’enfance

Randall, Sadie et Erra ont vécu des ruptures vers l’âge de six ans qui ont bouleversé leur existence. Ces tremblements, ils passeront une vie à les masquer ou à chercher à les cerner. Sadie, la grand-mère de Sol, veut tout connaître de l’enfance secrète de sa mère, une fillette adoptée par un couple d’Allemands lors de la Deuxième Guerre mondiale. Nous touchons là le secret qui marque quatre générations. Peu savent que les Nazis enlevaient des enfants dans les pays occupés et les plaçaient dans des familles d’accueil pour repeupler l’Allemagne. Ils auraient été des dizaines de milliers à être ainsi déracinés...
«Elle a grandi au Canada, c’est vrai, et elle ne parle jamais des premières années de sa vie mais le fait est qu’elle les a passées en Allemagne. C’est vraiment important pour moi d’apprendre tout ce que je peux là-dessus. Je le fais pour toi aussi, tu sais… On ne peut pas construire un avenir ensemble si on ne connaît pas la vérité sur notre passé.» (p.157)

Quête identitaire

Nancy Huston explore les secrets de cette famille, glisse dans des silences qui marquent de génération en génération. Une question sans réponse peut être un terrible héritage pour un enfant. La vie permet de cerner ces secrets et de les transcender. Il n’y a pas d’autres manières de devenir adulte.
«Lignes de faille» est un roman passionnant, troublant, une œuvre littéraire de première force. L’écriture dense, à la fois proche du langage des enfants et d’une remarquable concision, nous aspire dès la première phrase. Encore une fois, Nancy Huston tente de cerner cet animal étrange qu’est l’humain. Elle démontre ici que nos gestes orientent l’avenir d’enfants qui naîtront dans vingt ans. Quel héritage transmettrons-nous et dans quel état livrerons-nous la planète?

«Lignes de faille» de Nancy Huston a été publié chez Actes-Sud/Leméac.

jeudi 17 mai 2007

«Port-Alfred Plaza» laisse un peu perplexe

André Girard est un ami, comme un frère. Nous partageons des moments où il a été question de livres, des bibliothèques ou de sensibilisation des publics à la lecture. J’aime cet écrivain, ne ratant jamais une chance de louanger «Zone portuaire» ou «Deux semaines en septembre». Des portraits inoubliables de La Baie, cette ville du bord du fjord qui s’ouvre telle une fenêtre sur le monde. André Girard connaît le grand souffle des marées, l’appel du lointain, l’arrivée des étrangers, les déchirements des départs. Ses tableaux impressionnistes sont toujours d’une remarquable justesse.
«Port-Alfred Plaza» vient de paraître. Un ouvrage que j’aurais voulu aimer par-dessus tout mais qui me laisse perplexe. Comment dire à un ami que l’on hésite devant son dernier-né.

Un peu d’histoire

Un groupe de l’Université Laval vient à La Baie pour trouver une nouvelle vocation au Musée du Fjord. On doit questionner des intervenants du milieu. Barham, celui qui doit faire le travail, enregistre à leur insu quatre personnages qui hantent la taverne de l’hôtel Port-Alfred. Pourquoi ce choix? Pourquoi ce détournement d’enquête… Où est l’intérêt? Étienne, le narrateur, s’explique, mais reste un peu flou.
«L’intérêt de la chose, c’est que Barham s’était appliqué à toujours enregistrer les mêmes clients, c’est-à-dire quatre habitués qui se retrouvaient jour après jour à la même table, quatre personnages attachants qui racontaient d’une certaine façon l’histoire de leur ville et dont l’authenticité avait fini par m’émouvoir. » (p.17)
Ces témoignages deviennent la pierre angulaire du roman. Lili, Jean-Claude et Monsieur Fernand ont du bagout et de l’élan. Elle rêve à son Miguel du Portugal et Jean-Claude aime raconter ses conquêtes, décrire les femmes qu’il lorgnait par les miroirs de son taxi et de l’autobus. Chacun y va de ses anecdotes et de ses fantasmes. Les «macalous», ces étrangers qui débarquent des bateaux, sont au cœur de ces enregistrements. Tous ont eu des contacts avec eux. Le barbier, le chauffeur de taxi et le travailleur du port, la prostituée pour des raisons particulières.
Il y a aussi Johanna, une invraisemblable femme de chambre, étudiante à l’Université du Québec à Chicoutimi, sujet d’un site porno et gérante de cette entreprise. Elle gagne bien sa vie à ce jeu, mais travaille aussi comme femme de chambre dans cet hôtel de passes. Pourquoi? Peut-être qu’elle est là pour nourrir les fantasmes d’Étienne, tourner certaines scènes et ramasser ses serviettes sales pendant son séjour à l’hôtel Plaza.

Uniforme

«Port Alfred Plaza» est de l’ordre du fantasme. Une obsession des vêtements que l’on taillade et déchire. Le lecteur rôde à la limite de l’agression. Tous sont emportés par un désir de transgression et de détruire un uniforme qui représente l’ordre et un conformisme social.
«J’avoue que j’ai pris un plaisir pervers à bien te serrer les poignets alors qu’elle s’appliquait à insérer dans le cadre les manches bleues de ma propre chemise. Clin d’œil au drapeau tricolore, disait-elle. Une fois tes poignets attachés, dressé derrière toi, je me suis amusé à t’effilocher la manche droite à petits coups d’Exacto. Après coup, j’ai à peine hésité avant de relever tes cheveux pour t’empoigner le chemisier. Ici, nuque dégagée, pointe de l’Exacto à la racine des cheveux, la lame effleure ton col. Parfait, répétait Julie, c’est parfait. » (p.141)
Tout au long de la lecture, on se demande où André Girard nous mène dans cette aventure où il masque l’exploitation de la sexualité et la pornographie.

Le vrai roman

Le plus beau du roman d’André Girard, le plus senti, nous ramène dans la zone portuaire qu’il sait si bien décrire et rendre vivante. C’est ce qui m’a retenu dans cette lecture.
«Non seulement ça fait réfléchir sur l’art, mais surtout sur soi-même, sur le mensonge, sa propre vie, sur plein de petites choses qu’on n’ose jamais dire. Peut-être que moi, dans la vingtaine, j’écrivais pour dissimuler, pour me cacher, peut-être que je n’avais rien à révéler. Peut-être aussi que je n’avais pas envie de les révéler, mes penchants.» (p.168)
Une «révélation» qui donne souvent l’impression de regarder par le trou de la serrure. En plus, André Girard promet d’autres histoires de chambres à Moscou et au Japon. J’usqu’où le pousseront «ces penchants» et cette fascination pour la pornographie et le voyeurisme…

«Port-Alfred Plaza» d’André Girard est paru chez Québec-Amérique.

jeudi 10 mai 2007

Que faire du temps qui nous reste…

Manque de temps, perte de temps, pas le temps. Tous nous courrons derrière une ombre qui s’éloigne de plus en plus. Tous happés par un métier ou une profession qui occupent les semaines et les mois. La carrière, les promotions et, parfois, un malaise dans le surmenage. Mais il faut continuer, faire comme si... La vie pourtant ne lésine pas sur les leçons. Il y a eu le décès d’un père, d’une mère ou d’une soeur. Un collègue de travail souvent. Ce fut le temps d’un arrêt, un pas hors du quotidien. Ensuite, il fallait retrouver la cadence folle des semaines. Jusqu’à ce que l’inévitable se produise. Le cœur ou pire encore, le cancer qui retourne le corps. Le temps se recroqueville, la respiration devient haletante, les minutes résonnent comme des coups de marteau.
Le terrible rendez-vous se profile, celui que nous avons tout fait pour oublier. Les gestes deviennent hésitants et demandent de plus en plus d’efforts. Il faut les calculer. Ce sont peut-être les derniers. Comme si nous étions expulsés des agitations des contemporains et qu’il n’était plus possible de faire confiance aux forces qui nous soulevaient.

Un sens à la vie

Esther Croft, dans «Le reste du temps», entraîne le lecteur dans ces espaces qui rétrécissent quand la maladie marque le rythme des jours. Tout ce que nous pensions futile devient l’essentiel. Ce que nous avons ignoré dans les rires et les excès s’impose avec une force difficile à imaginer. Ne reste que l’ici et le maintenant. Le soleil sur le dos des mains, la pluie qui tombe au bout de la galerie, la tasse de café qui réchauffe, le sourire de la personne aimée qui vous accompagne.
Tous les personnages du «Temps qui reste» se butent à cette heure fatidique. Ce peut être un moment d’une douceur remarquable quand une femme encore jeune, fascinée par Virginia Woolf, trouve le goût de l’existence quand sa fin devient palpable.
«Oui, elle a soudain envie de se retenir à deux mains pour s’empêcher de disparaître au bout de sa dérive. Comme elle l’a fait pour ses enfants. Avant de revenir sur ses pas, Manon jette au loin les derniers cailloux qu’elle avait encore au fond de sa poche.» (p.78)
Les personnages d’Esther Croft trouvent toujours le mieux face à l’inévitable. Ce peut aussi être une libération ou un moment de grâce. Ce «temps qui reste» permet de trouver le vrai et ce qui constitue l’essence de la vie. Chaque souffle devient un moment qui peut racheter une existence.
«Elle apparaîtra dans tous ses âges, à la fois semblable et différente, mais toujours forte et fière. Elle lui tendra la main comme elle l’a souvent fait, et lui apprendra comment on peut faire d’un seul instant de vie un pur moment d’éternité. Elle l’entraînera malgré lui hors de ses doutes et de ses inquiétudes et saura dissiper la tristesse qui l’a si souvent empêché d’exister. Pour lui, elle ne cessera de grandir à sa pleine mesure jusqu’à devenir à ses côtés la femme qu’il n’aurait pas osé espérer.» (p.101)

Recueillement

Les dix nouvelles d’Esther Croft sont une quête qui veut contrer l’absurde de la mort. L’agitation, l’insignifiance et les affolements s’éloignent. Ce peu de vie qui résiste permet de remettre l’être sur ses rails et de continuer avec une certaine sérénité. Curieusement, la mort semble vouloir calmer les vivants qui font tout pour s’en éloigner. Cet affrontement oblige les humains à se dépasser pour atteindre le meilleur d’eux. Bien sûr, il reste la douleur ou le bonheur qui mène vers le dernier soupir. Certains choisiront d’y faire face et d’autres préfèreront en finir rapidement.
Chacun des textes devient une méditation, une occasion de se retrouver et de connaître une forme de résilience.
Le lecteur touche à la dernière phrase avec l’envie de se tourner vers ses proches, de goûter à l’existence qui va de soi au temps des insouciances et des extravagances. Une réflexion qui fait du bien malgré la gravité du sujet. Avec Esther Croft, il n’est jamais trop tard pour s'ancrer dans la vie.

«Le reste du temps», d’Esther Croft est paru chez XYZ Éditeur.

jeudi 3 mai 2007

Robert Lalonde est un cueilleur d’étoiles

J’ai découvert Robert Lalonde avec «Une belle journée d’avance», en 1986. Je ne m’en suis jamais remis. Depuis, je suis un accroc qui attend avec impatience chacune de ses publications. À chaque fois, c’est la fête et une rencontre.
J’aime folâtrer, de temps en temps, dans certains de ses ouvrages pour glaner une phrase ou un paragraphe. «Une belle journée d’avance» bien sûr, «Le Diable en personne», «Le Fou du père», «Le Petit Aigle à tête blanche», «Le Monde sur le flanc de la truite» et «Iotékha» me permettent de renouveler le plaisir.
J’aime assez ce comédien devenu «souffleur de mots» pour relire l’ensemble de son œuvre en une seule et longue chevauchée. Chaque livre devient une aventure physique et existentielle, une expérience où tous les sens sont happés. Peu importe si l’équipée nous pousse du côté du roman, du récit ou du carnet, l’écriture de Lalonde nous fait explorer des sentiers négligés, se moque des balises, tend des collets à l’amour et à la mort.

Dix-neuvième livre

Avec «Espèces en voie de disparition», il revient à la nouvelle. Onze moments où l’on retrouve un monde familier et toujours renouvelé. L’adolescence qu’il a explorée dans «Que vais-je devenir jusqu’à ce que je ne meure», un ami qu’il accompagne vers la mort, une disparition inexpliquée du père. Peu importe les lieux, l’homme se laisse happer par les déchirures qui blessent l’âme et le font grandir. Partout, tout le temps, le lecteur vit des moments de vérité.
Et quelle occupation singulière de l’espace! Parce que l’auteur de «Où vont les sizerins flammés en été» est l’un des rares écrivains du Québec, avec Louis Hamelin, à arpenter le territoire américain, à intégrer la nature dans ses «histoires».
«Appuyé des deux mains à la rampe de la véranda, il était, si possible, plus mince encore que la veille. Derrière lui, j’apercevais les épinettes, la route de sable et le ciel chargé de neige. Il était nu comme un arbre mais ne tremblait pas, ne grelottait pas. La lumière s’allongeait sur l’herbe, du doré chaud de la croûte de pain. Plus loin, dans le pâturage, on apercevait des stries vertes d’été, d’autres roux sombre d’automne et, plus loin encore, au pied des arbres, des nébuleuses de givre. Le ciel était violet, l’horizon chargé de neige.» (p.31)

Métissage

Robert Lalonde porte en lui une culture à la fois américaine, amérindienne et européenne. Ce métissage en fait un être à l’écoute des forces que l’homme moderne menace par ses agitations et ses lubies guerrières.
J’aime mettre mes pas dans les siens, suivre ses longues enjambées, me glisser avec lui dans des marées d’odeurs, me grafigner aux fardoches et courir comme un halluciné à travers les pins qu’il sait si bien décrire. Son écriture tamise les neiges en janvier, colle aux orages et aux mains chaudes du jour, nous arrête devant le chant d’un oiseau ou l’envol d’une outarde qui «froisse l’air».
«Il a plu toute la journée. Je me penche sur l’eau et tends la main pour saisir un diamant de la Grande Ourse, une pâle émeraude de Mars. Mon cœur bat. J’ai de nouveau vingt ans et le droit, le devoir de faire ma vie. Une flaque de pluie, et voilà que se remet en marche au fond de moi la veille machine du rêve. Pinçant un scintillement entre mes doigts, je pense : « Quelle étrange place nous tenons dans l’univers, où nous sommes à la fois indispensables et de trop…»» (p. 91)

Un frère

À chaque lecture, je retrouve le frère qui me parle à l’oreille, me pousse dans des recoins et me fait aimer ce pays. Il me force à me brancher à l’univers, à déployer des antennes qui permettent de ressentir les frémissements de l’humanité.
Robert Lalonde est l’un des grands écrivains contemporains qui sait être juste, attendrissant et toujours questionnant. Ce terrible lecteur du monde invente la fête à chaque fois qu’il offre l’une de ses œuvres. Un capteur solaire, un cueilleur d’étoiles toujours à l’écoute, capable des plus belles escapades.

«Espèces en voie de disparition» de Robert Lalonde est publié aux Éditions du Boréal.