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mercredi 7 août 2024

MADAME JULIE GARDE LE GOÛT DE LA VIE

ÇA ME RASSURE que des écrivains et écrivaines continuent d’écrire quand la vieillesse leur met la main sur l’épaule. Bravo à celles et ceux, très peu nombreux, qui publient encore même si on ignore leurs livres dans les médias. Les chroniqueurs et les critiques ne s’attardent guère aux gens âgés malgré des parcours impressionnants et exemplaires. Il y a heureusement Madame Jeannette Bertrand et Monsieur Archambault. J’aime cette nécessité du dire et cette volonté de bousculer les mots avec une plume qui tremble et le souffle un peu court. J’adore surtout la sincérité et la lucidité de ces héros de la vie ordinaire. Monsieur Archambault parle de son grand âge avec une justesse et une franchise exceptionnelle. Madame Julie emboîte le pas et continue envers et contre tous à secouer des images, à les polir jusqu’à ce qu’elles soient lisses et douces comme des cailloux.

 

J’ai commencé par survoler l’ouvrage, il y a quelques semaines. Une sorte de repérage pour me familiariser avec la morphologie du recueil et deviner les chemins que l’auteure emprunte. Et je suis passé à autre chose, lisant quelques romans et un essai touffu de Julien Desrochers qui nous entraîne dans l’œuvre de Louis Hamelin : Brandir le poing. J’y reviendrai parce que ce livre est un continent avec ses creux, ses vallées et ses montagnes.

Je fais toujours ça avec la poésie. Un premier contact pour savoir si on va s’entendre et partager la petite musique que les mots portent, la pensée vigoureuse qui me pousse dans les remous et les cascades. 

Il me fallait juste du temps pour retrouver Dans le blanc des âges, pour y secouer chacune des strophes et en effleurer toutes les facettes. Un poème est un vitrail que nous devons parcourir des dizaines de fois pour en découvrir tous les aspects et les dimensions, les jeux de lumière et les transparences.

Je sais que Julie Stanton me permettra de l’appeler Madame Julie comme je l’ai fait avec Monsieur Archambault. Parce que je l’ai croisée à quelques reprises et que nous avons eu la chance de partager notre passion pour l’écriture et la poésie. Elle vient de publier Dans le blanc des âges, un dix-septième livre. Elle y exprime avec une formidable lucidité son désir de vivre et le temps qui s’est montré généreux avec elle. Une fois de plus, Madame Julie me touche et m’émeut, trouve les mots qui effleurent l’âme, qui permettent de regarder avec un autre œil tout ce qui frémit et palpite autour de nous.

 

DIRECT

 

La poète n’emprunte pas les chemins de traverse si chers à Serge Bouchard. Dès l’élan du premier poème, elle fait face à la vieillesse et la fixe droit dans les yeux. Inutile de faire des manières, le temps lui est compté. Une approche franche, directe, sans hésitation. Madame Julie n’a plus la forme pour les longs détours et les circonvolutions, les méandres qui finissent par nous faire oublier la direction que l’on voulait suivre. 

 

«Te voici

    avec ton cortège.

    Les tempes les paupières le front

    sculptés par les petits cratères

    de la vie

    des cicatrices sur l’âme

    du velours et des baumes.

    Quatre-vingt-six vingt-six janvier.

    Tu as mis Vieillesse

    des décennies à me trouver.

    Combien de temps

    encore?

    Rien ne presse

    ni l’ultime ni le vide.» (p.13)

 

Ce sera sa manière dans tous les poèmes de La Mémoire des Émois, la première partie du recueil. 

Pas de facéties. 

Le moment est venu pour Madame Julie de secouer un peu les années qui lui restent, d’affronter ce qui l’a toujours poussé à aller de l’avant. Et regarder derrière elle aussi avec un sourire, un peu de nostalgie bien sûr. Parce que tout file si vite quand on pratique le métier de vivre intensément.  

Ce sera comme ça dans les vingt-neuf poèmes de la section. Un monologue avec le vieil âge qui ne s’éloigne guère. Son corps le lui rappelle chaque fois qu’elle pense s’évader dans la ville ou un chemin ombragé par l’été. Parce que la vie se recroqueville et l’horizon se ferme de plus en plus. Comme si après le terrible marathon qu’elle a entrepris il y a si longtemps, après tous les efforts, les émotions, les rires et les larmes, Madame Julie apercevait le fil d’arrivée au loin. Encore quelques foulées pour franchir la ligne dans un dernier soupir.

 

«Et moi,

   aurai-je le loisir

   de regarnir les plates-bandes?

   Revoir

   les marées de la baie du mont Saint-Michel

    les falaises de Capri

    le rocher Percé?

    Ralentis la cadence.

    Il me reste quelques fulgurances

    à apprivoiser.

     L’immortalité par exemple.» (p.33)

 

Ou cette réflexion qui m’émeut et me trouble. Je ferme les yeux, ne bouge plus et m’attarde sur chaque mot pour les sentir et les palper. Je reprends le poème à voix haute pour en épouser le souffle et la musique.

 

«Bientôt

   la Terre me sera de plus en plus brève.

   La suite n’est qu’hypothèse.

   J’ouvre

    grand la bouche. L’Univers

    pénètre en moi.» (p.34)

 

Et le doute, toujours là, impossible à chasser. Toutes les incertitudes qui n’ont jamais manqué de surgir et qui ne s’éloignent jamais. C’est que l’on devient fragile et vulnérable dans son corps qui ralentit chaque jour et qui a du mal avec l’espace. Prudent aussi et beaucoup moins osé dans ses extravagances. 

Moins téméraire, Madame Julie. 

 


DOUTE

 

Tous les refus et les audaces de la jeunesse, l’envie de bondir devant pour mettre la main sur le bonheur, pour le pur plaisir de respirer et de découvrir les merveilles olfactives des champs que le vent poussait discrètement dans l’ouverture des fenêtres. Et là des certitudes qui, subitement, chambranlent. Un flottement, un léger arrêt avant de hausser les épaules et de reprendre la tâche de se pencher sur un carnet pour y dessiner un mot sur une feuille de papier vaste comme un pays. 

 

«Le passé à marée basse

   dévoile les défaites et les triomphes

   les secrets

   les récoltes de la Grande Faucheuse

   Venise et mes poèmes inachevés.

            Ce qui s’en est allé s’en ira de nouveau.

          J’hésite.

    Le néant ou la possibilité de Dieu?» (p.40)

 

Tout ce que l’on croyait oublié sur la tablette du haut de la plus grande armoire revient à l’esprit. Tout ce qui était certain et immuable chambranle tout à coup. C’est que l’heure de vérité approche. La cloche tinte au loin. Madame Julie le sait en ouvrant les yeux sur le matin ou encore en allant dormir le soir.

 

PASSÉ

 

Dans le deuxième volet, Le chant des Origines, Madame Julie prend le temps de regarder derrière son épaule. Pas un pèlerinage, mais quelques souvenirs, comme des photos que l’on retrouve après des décennies. Tout ce qui a été l’aventure de sa vie, ses passions, ses amours, ses découvertes, la maternité et une certitude, un espoir plutôt de respirer pour toujours. 

 

«Douleurs

   qui m’ont tatouée.

   Joies

    terribles des enfantements.

    Quelqu’un qui n’existait pas existe.

    La poursuite de l’humanité

    contre mon flanc.

    Puis le futur est devenu nébuleux.

    J’ai exigé

    qu’on me fournisse des preuves.» (p.35)

 

Que c’est beau, poignant et touchant! «Quelqu’un qui n’existait pas existe.»

Et il est si vaste ce passé, plein de petites routes, de sentiers, de relais à l’ombre où reprendre son souffle devant une plaine folle de collines, une rivière qui coule jusque de l’autre côté de l’horizon avec tous les arbres que le vent épouille. Les rêves aussi oubliés sur le bout d’un banc à l’ombre d’un érable centenaire, ou l’amour, l’homme, le compagnon, ces enfants venus de soi qui finissent par vous regarder dans les yeux, à être des adultes, des étrangers presque. Tout ce temps, qui fait un gros volume avec l’épilogue qui reste à rédiger? Une dernière page peut-être ou deux, un long chapitre, comment savoir?

 

«Au moment où mon corps déclarera forfait qu’on me dépouille de mon bouclier pour que l’âme s’envole.» (p.88)

 

Et il y a encore et toujours l’écriture, les phrases qui ont tant compté dans la vie de Madame Julie. Des images qu’elle caresse jour après jour comme un gros chat qui n’a jamais son contentement de ronronnements. Un mot qui permet d’échafauder un poème et de bâtir un recueil avec plein de fenêtres qui s’ouvrent sur le temps, des rires, des amours et des regrets parfois.

 

PRÉSENT

 

Il y a aussi ce présent, toujours là, un peu inquiétant. Ce monde que Madame Julie a sillonné et qui tremble dans tous les fondements de son être. Les monstruosités que sont les guerres et les massacres qui se répètent de saison en saison, de dictature en dictature. Les folies narcissiques et les catastrophes qui marquent les jours et ne cessent de venir secouer notre quiétude. Madame Julie sourit, hausse les épaules. Elle sait, elle le voit, on lui a dit. Tout va mal ici comme ailleurs. La Terre tressaille, malade de fièvre et de rages qui deviennent des feux qui soufflent des forêts et tout un bord de continent ou encore ces pluies qui emportent les plaines et les flancs des montagnes. 

 

«Dans ma poitrine

   frémissent

    des souhaits de réveil et de verdeur

    malgré la planète qui chancelle. 

    Déchiffre-les déchiffre ce qui s’y déploie

   ma Lucide mon Acolyte.

   Toi qui as vu passer tant de cyclones.

 

    Tu as Vieillesse kamikaze l’obligation hasardeuse et magnifique de

     rappeler que l’humanité en est là depuis l’exode du Paradis et

     pourtant nous voici.» (p.95)

 

Madame Julie reste courageuse malgré tout ce qui tremble et fléchit dans ce monde éreinté. Vivre pleinement dans son corps de plus en plus lent, jusqu’au souffle dernier, là où le présent s’effiloche.

Recueil remarquable de justesse, d’optimisme, de clairvoyance, de détermination et d’amour. J’admire Madame Julie qui s’aventure dans le jour avec un désir d’être qui habite la poète, avive sa passion des mots et leurs cadences. 

Oui, j’espère que vous allez me bercer encore longtemps avec vos poésies qui sont comme des miniatures qui captent mon regard et m’indiquent la route que j’emprunte sans trop y prendre attention, celle que vous avez tracée pour moi avec Monsieur Archambault. Ce recueil en quatre temps, quatre saisons, me réchauffe le cœur et l’âme. 

Rien d’autre. 

 

STANTON JULIE : Dans le blanc des âges, Écrits des Forges, Trois-Rivières, 108 pages.

https://www.ecritsdesforges.com/produit/a-ciel-perdu-copie/

mardi 30 juillet 2024

QUI N’A JAMAIS PERDU PIED DANS LA VIE

HORS DE SOI, un recueil de nouvelles dirigé par Mattia Scarpulla nous propose des textes fascinants. Quatre femmes et quatre hommes se risquent dans l’aventure de perdre le contrôle de leur vie, ici comme ailleurs, dans un passé lointain ou un maintenant sans retour. Tous suivent Hector de Saint-Denys Garneau qui, dans son célèbre poème, se dissocie de soi. «Je marche à côté de moi en joie/j’entends mon pas en joie qui marche à côté de moi/mais je ne puis changer de place sur le trottoir/je ne puis pas mettre mes pieds dans ces pas-là/et dire voilà c’est moi.» Une expérience qui peut être atroce, difficile ou la seule manière de survivre et d’échapper à un environnement toxique. 

 

Un collectif, un thème et une direction. Tous les participants y vont avec leur façon d’être, de voir et de réagir dans un milieu qui peut être inquiétant. Dès le début, Sara Lazzaroni, dans Basse-Ville, nous pousse dans l’errance, le froid qui happe le personnage qui doit bouger pour demeurer vivante. Un véritable chemin de croix pour celle qui n’a plus de repères et que la rue avale. Un dépouillement de l’être pour n’être, peut-être, plus que son ombre, le bruit de ses pas sur le trottoir gelé.

 

«Un jour, elle s’est réveillée sans visage. La ville s’était totalement emparée d’elle. De ses yeux, de sa bouche, de ses mains, il ne restait plus rien. Aucun souvenir de son ancienne vie, de cette réalité faite de chair et de sang. Elle en avait même oublié son propre prénom. À compter de ce jour, elle est devenue pareille aux pierres, aux arbres, aux gouttières, aux pavés. Entièrement libre. Une chose qui traîne dans le paysage, qu’on oublie.» (p.15)

 

Madame Lazzaroni, dans cette nouvelle saisissante, suit une itinérante dans Québec. Une femme d’un certain âge qui n’a plus que l’espace et qui, pour survivre, marche dans les rues que le froid paralyse. Un pas et un autre pas pour rester vivante, pour atteindre certains refuges, réduite à l’état de bête.

 

TROUBLANT

 

Karine Légeron dans Welcome to Arabia m’a ébranlé. Un séjour en Arabie saoudite en 1996 se transforme en véritable cauchemar. Elle est réduite à l’état d'enfant qu’un adulte (un homme bien sûr) doit accompagner partout quand elle sort de sa maison. Parce que dans ce pays, elle le découvre rapidement, une femme n’a pas droit à l’espace public et ne peut s’aventurer seule dans les rues de la ville sans devenir un animal que l’on traque.

 

«J’avais oublié d’attacher mes cheveux et je n’avais pas d’élastique. Pour les retenir, garder l’abaya fermée et héler un taxi, il m’aurait fallu une troisième main. Tant pis pour les mèches. Les voitures ralentissaient à mon niveau, klaxonnaient, on me sifflait, on me détaillait comme une pièce de viande sur l’étal d’un boucher. Un jeune gars dans un bolide de luxe est repassé à trois reprises au pas avant de s’arrêter devant moi, vitre baissée, sourire obscène, hilare quand je l’ai insulté en anglais. Il a redémarré dans un crissement de pneus, sous un tonnerre de coups de klaxon comme autant d’applaudissements. Un taxi a fini par m’embarquer, immédiatement encadré par trois voitures qui l’empêchaient d’avancer. Je regardais mes pieds, j’aurais voulu me fondre à la banquette.» (p.35)

 

Un texte révoltant. Vivre une telle expérience est certainement un moment que l’on n’oublie pas.

 

CAUSES

 

Et au fil de la lecture, je suis tombé sur des phrases qui flottent comme des drapeaux qui vous font lever la tête. Un temps où il faut revenir sur les mots pour en saisir toute la beauté et la quintessence. Un texte de Félix Villeneuve, Océan intérieur, des images qui vibrent et se gravent en vous.  

 

«Les femmes intéressantes sonnent toujours en la majeur, en do majeur ou septième, en simineur. Et elles cachent une croche en mi quelque part.» (p.108)

 

Ou encore Résonnance de Chantal Garand. Une fuite pour échapper à la malédiction maternelle, un milieu asphyxiant. J’ai songé à Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais, à son univers de misère et d’étouffements qui tue Jean Le Maigre et Éloïse. Leur famille et la paroisse écrasent tout.

 

«J’ai quitté mon village il y a vingt ans. Ou quinze, ou sept, l’éternité ne se compte pas en nombre d’années. J’ai fui pour ne pas mourir, pour me sauver de Mom, de sa présence perfide et de l’acrimonie de ses humeurs, par refus d’être enterrée vivante dans l’atmosphère mortifère qu’elle nous faisait respirer dans ce trou perdu, au cœur de la Norvège» (p.126)

 

Chose certaine, les femmes n’échappent pas aux contraintes sociales de la même manière que les hommes. Et il y a des gestes qui vous suivent toute la vie et que l’on n’arrive pas à oublier, peu importe les efforts et les migrations. Garand nous le prouve de façon vertigineuse dans Errances.

 

«Rosie avait dû fuir son pays. Elles aussi. Elle avait dû enjamber des cadavres qui jonchaient le sol. Elles aussi. Elle ne savait pas si elle reverrait sa famille. Elles non plus. Elle avait dû se cacher. Rosie avait été violée. Elles aussi. Leurs coups de tambour faisaient résonner leurs histoires dans une langue commune. Leurs voix ne faisaient qu’une. Une soirée magique.» (p.130)

 

J’ai embarqué dans ces textes déstabilisants, me heurtant à des murs que certains hommes et femmes doivent franchir pour respirer tout simplement. Certains luttent et d’autres s’enlisent sans vraiment parvenir à s’échapper. 

Un pas de côté, des plongées dans la marge de la vie, des épisodes pathétiques. Parce que tous, à un moment de nos vies, nous nous retrouvons à côté de soi ou dans un lieu où nous ne devrions pas être. 

Ça me fait penser à mon arrivée à Montréal à l’âge de vingt ans. L’impression de changer de planète, d’avoir emprunté les vêtements d’Antoine Roquentin de La nausée de Jean-Paul Sartre. Une aventure qui m’a permis de ramasser tous mes morceaux et de devenir écrivain, certainement. Surtout de prendre la direction de la lecture pour m’accrocher et ne pas sombrer.

Un bémol cependant. La postface de Mattia Scarpulla qui n’apporte pas grand-chose au recueil. On peut tenter de sortir de soi sans arriver à être percutant. Malheureusement.

 

SCARPULLA MATTIA : Hors de soi, Éditions Tête première, Montréal, 168 pages

https://tetepremiere.com/livre/hors-de-soi/ 

mercredi 24 juillet 2024

LA CHEVELURE MONTRE QUI NOUS SOMMES

CE COLLECTIFdirigé par Loïc Bourdeau et Fanie Demeule, m’a permis de prendre conscience que nous oublions souvent de nous attarder aux choses quotidiennes. Les cheveux, par exemple, prennent beaucoup de place dans nos existences. On connaît la fascination de Fanie Demeule pour les rousses. Elle en a fait l’objet d’un roman, donc pas surprenant qu’elle soit de ce projet. Capillaires regroupe quatorze textes qui sont l’expression d’une quête ou d’une recherche intérieure. Onze femmes et trois hommes. Est-ce que les cheveux ont plus d’importance dans la vie des femmes que des hommes? Le sujet m’a entraîné dans des constats étonnants.

 

Les cheveux, leurs couleurs et leurs teintes témoignent d’une certaine originalité et marquent souvent la rébellion ou encore le conformisme. Par exemple, il est rare de voir un politicien arborer les cheveux longs ou une tignasse à faire rêver le chauve que je suis. Jagmeet Singh, chef du Nouveau Parti démocratique du Canada, reste une exception dans notre société. Il dissimule son abondante chevelure sous un turban, une croyance religieuse, semble-t-il.

Il est vrai cependant que les cheveux prennent beaucoup de place dans la vie de tous les jours. C’est une sorte de bannière et une façon de se présenter devant ses semblables, d’affirmer son originalité et sa personnalité, même s’il y a toujours des règles dominantes chez les hommes et les femmes ; même si à peu près toutes les extravagances et les originalités sont permises de nos jours. Chaque groupe social établit ses balises et ses normes en ce qui concerne la chevelure. C’est devenu une manière de s’imposer, de faire sa place et de lancer un message à ses concitoyens. 

Les cheveux étaient fort importants dans ma jeunesse. Crinières longues pour tous, un héritage de la génération hippie qui nous a précédés et qui marquait une libération de la pensée et des corps. Tout un contraste d’avec mon enfance où l’on nous rasait le crâne «pour faire propre» comme disait ma mère. Une manière aussi de contrer les poux qui aimaient les tignasses abondantes et s’y réfugiaient volontiers. Je ne sais si vous avez subi le supplice du «peigne fin», mais c’était une séance de torture que ma mère nous infligeait régulièrement.

 

«Qu’il s’agisse des cheveux cachés de la jeune Silence dans le roman médiéval éponyme du 13e siècle, de la pratique du bacha posh en Afghanistan, qui consiste selon Burney à habiller une fillette en garçon pour plus de liberté et un meilleur statut social, ou l’art du drag et du transformisme, les cheveux cachent et relèvent des vérités. En masquent d’autres, parfois. Inanimés, mutiques ou dressés, les cheveux en disent long sur notre organisation du monde et ses hiérarchies.» (p.14)

 

Bien sûr, la couleur des cheveux et leur longueur, les arrangements savants et les coupes restent importants. Il s’y rattache des histoires effroyables parfois. Je songe aux femmes françaises que l’on a rasées à la fin de la Deuxième Guerre mondiale pour avoir fraternisé avec les Allemands quand à peu près tout le monde l’a fait sous le règne du maréchal Pétain. Raser quelqu’un était une forme de châtiment et une manière de le priver de sa personnalité et de sa liberté. 

Une terrible humiliation.

Il y a aussi toutes les histoires idiotes que l’on a racontées à propos des blondes ou encore sur la sexualité torride des rousses. Les préjugés et les clichés qui se rattachent aux cheveux pourraient faire un roman. 

 

LIBÉRATION


De nos jours, on peut s’attendre à tout avec les cheveux et toutes les extravagances sont permises pour marquer sa différence et sa singularité. Il n’y a pas si longtemps, il était difficile de se soustraire à la norme sociale qui imposait une même apparence aux hommes comme aux femmes. C’est maintenant une manière de montrer son originalité ou son caractère, sa sexualité parfois. Un rappeur par exemple n’aura pas l’allure d’un chanteur de charme. Elvis Presley aurait-il eu son énorme popularité s’il avait été chauve?


«Ces cheveux que j’ai su adopter au fil des années, qui ont été tantôt mon malheur, ma fierté, ma carte d’identité, mon bouclier, mon échappatoire, mon empreinte, mon privilège, me devancent tout le temps, comme s’ils portaient en eux un mystère que je ne pourrai découvrir ou un pacte que je ne saurai rompre.» (p.18)

 

Cette pilosité que l’on dissimule sous un voile dans certaines communautés et qui est devenue le sujet de polémiques, il n’y a pas longtemps au Québec. Qu’on le veuille ou non, notre société débat de problèmes «capillaires» même si on peut penser que c’est une futilité et une perte de temps. Cela se complique quand les croyances religieuses sont touchées. C’est étonnant de constater comment ce sujet prend de l’importance dans notre quotidien et dans le vivre ensemble. 

La coupe afro, par exemple, était une expression politique dans le combat des Noirs américains pour les droits civiques ou encore les tresses et la coupe rasta qui symbolise une forme de spiritualité et de rapprochement avec la nature. 

On pourrait s’attarder longuement aux commerces qui gravitent autour des cheveux. Tous les produits pour les rendre brillants, soyeux, souples, sans parler des nombreux colorants qui remplissent les tablettes de nos magasins. C’est un marché lucratif où l’on vend le rêve et une certaine personnalité que des vedettes du cinéma ou de la chanson imposent dans les médias. 

 

SYMBOLISME

 

Il y a aussi les cheveux qui collent à la couleur de la peau et qui vous stigmatisent d’une certaine façon. Têtes crépues que l’on arbore comme un symbole ou encore les tresses et les deadlocks qui sont sacrés dans certaines populations. Que dire de la force herculéenne de Samson, dans la Bible, qui reposait sur la longueur de sa crinière?

 

«Un jour, je me couperai les cheveux comme on se coupe de soi. Et de cette soie, je tisserai une tapisserie comme un cri du cœur. Où se sentir bien, ici ou ailleurs? Là-bas, peut-être. Là-bas, sûrement. Je serai alors perçue autrement. Lorsque j’aurai tissé et que je brûlerai. Ces cheveux, ces couleurs, cette identité.» (p.88)

 

Bien sûr, les participants à ce collectif abordent leur vécu et ne se lancent pas dans une thèse ou de savantes réflexions. Des témoignages émouvants, particuliers et étonnants. Oui, certains dérangent, bousculent en parlant de leur crinière, leur manière d’être, de se dire au monde et de s’intégrer à la communauté. Les cheveux expriment une pensée, des convictions religieuses ou politiques, deviennent le symbole d’une libération ou une sorte de fanion que l’on arbore pour imposer son originalité et sa différence. La coiffure, le coloris, qu’on le veuille ou non, en disent long sur notre société et nos habitudes. Un sujet inépuisable et porteur de sens tout autant que la couleur de la peau ou encore la langue qui nous définit et nous permet d’adhérer à un groupe précis. 

J’aimerais bien lire une histoire des cheveux à travers les siècles et dans les civilisations occidentales et primitives. Ils ont eu une telle importance et été souvent un facteur de cohésion sociale ou de révolte. Nous en apprendrions beaucoup sur nous-mêmes en nous penchant sur nos chevelures. Et que dire des coiffeurs et des coiffeuses qui ont joué longtemps le rôle de psychologue? Fascinant.

 

BOURDEAU LOÏC-DEMEULE FANIE : Capillaires, Éditions Nota Bene, Montréal, 114 pages.

https://www.groupenotabene.com/publication/capillaires 

vendredi 19 juillet 2024

MATHIEU ROLLAND M'A ENCORE SUBJUGUÉ

J’AI BEAUCOUP aimé Souvenir de Night de Mathieu Rolland. «Une sorte de blues lancinant qui traverse la nuit et vous aspire», que j’écrivais lors de la parution de ce premier roman en 2020. Trois ans plus tard, il revient avec De grandes personnes, un ouvrage tout aussi exceptionnel où le comportement de ses héros est remis en question après une tragédie. Une famille : Sophie, Benoit et Tom, le fils. Des surdoués que la vie bouscule et force à muter.

 

Je ne sais pourquoi, mais j’ai parcouru les 213 pages de ce texte en retenant mon souffle, ressentant une appréhension au bout de chaque paragraphe comme si tout pouvait s’écrouler, se défaire et emporter le trio qui me semblait des proches après quelques chapitres. Une tension dans l’écriture de Mathieu Rolland vous happe constamment. 

Une histoire qui échappe aux sentiers battus en est la cause, certainement. L’originalité des personnages, les dialogues qui sonnent autrement et les agissements du couple étonnent. Et Tom, un petit garçon doué, un solitaire insomniaque (c’est rare chez un enfant) doit apprendre la vie et sortir de sa bulle.

Des intimes, presque. Je ne leur souhaitais que du bien.

 

VEDETTE

 

Sophie d’abord. Une athlète de haut niveau qui s’est illustrée en natation aux Jeux olympiques où elle a remporté des médailles. Une vedette que tout le monde connaît à cause de son sourire, sa personnalité attachante et sa simplicité. Une volontaire, une perfectionniste qui a l’habitude de tout contrôler dans la piscine. Elle a passé des heures et des heures à s’entraîner, à étudier ses mouvements pour que sa nage soit parfaitement fluide.

Et arrive cet accident d’auto, le feu qui souffle le véhicule. Sophie survit par miracle, touchée au visage et à un bras. La grande brûlée qu’elle est maintenant doit entreprendre son plus terrible combat, subir des greffes de peau et apprivoiser ce nouveau visage et une autre apparence. Elle n’a plus rien de l’athlète adorée qui faisait les manchettes et a du mal à se reconnaître quand elle se retrouve devant un miroir. 

 

«Elle entrait dans la période de sevrage, on allait commencer à diminuer la morphine, elle restait éveillée plus longtemps, son esprit s’éclaircissait.

Des inconnus s’étaient mis à se succéder pour la manipuler, l’observer, la noter, pour mesurer, calculer, imposer à son corps des exercices, son cou, ses bras, ses jambes, le mouvement qu’ils s’efforçaient de lui apprendre, de rendre naturels, de quatre à cinq heures par jour. Une discipline. Avec sa nouvelle peau, elle devait tout réapprendre.

Bouger les doigts, tenir un verre d’eau, une balle, un crayon. 

Parler, tirer la langue, fermer les yeux, les ouvrir, et sourire. 

On saluait la vitesse à laquelle elle se rétablissait.» (p.74)

 

Sa peau peut s’infecter et elle doit se protéger, éviter de s’exposer au soleil. Elle qui filait comme une torpille dans les couloirs de la piscine doit apprendre à être dans cet état de fragilité.

L’athlète de haut niveau entreprend une terrible bataille pour s’installer dans une nouvelle vie. Benoit, son mari, celui qui manipule les chiffres et les statistiques qui expliquent tout, l’aide dans ses efforts même s’il a du mal à reconnaître celle qu’il aime. Tout oscille et peut basculer au moindre souffle. 

 

«Alors que Benoit s’approchait d’elle en voiture et que les phares éclairaient Sophie, debout au milieu du stationnement dans son manteau d’hiver trop grand, il prenait conscience, d’une manière dont il n’avait pas été capable avant, qu’elle n’était pas morte.» (p.105)

 

Il se trouve dépourvu et sans mots devant cette nouvelle Sophie qui est devenue une étrangère qu’il doit apprendre à connaître et apprivoiser. Tout comme Tom doit le faire. Des moments particulièrement touchants.

 

«Sophie les attendait dans l’entrée, la tête emmitouflée dans son foulard. Tom est apparu, s’est arrêté net en l’apercevant, penché contre Benoit. 

Elle l’a salué, en l’appelant son petit Tom.

— Tu as froid?

— Je peux enlever le foulard?

— Oui, mais garde-le si tu as froid.

Il s’est approché et elle aussi. Son foulard désormais autour de son cou, elle s’est agenouillée devant lui. Il a analysé son masque, puis sa main gantée.

— Tu as mal?

— C’est sensible.

— Mais je peux toucher?

— Oui, oui, doucement.

Il a pris le visage de sa mère de ses deux mains, tenant ses joues entre ses paumes encore trop petites pour les recouvrir complètement. Il pouvait voir ses yeux derrière le masque, le bleu de ses yeux, le même que les siens, et il l’a embrassée sur la bouche. Elle l’a pris dans ses bras pour le serrer au plus fort. 

Elle était à la maison. Ils seraient ensemble.» (p.107)

 

Des instants où tout peut s’écrouler dans un battement de paupières. Un geste, un hochement de la tête. Des moments intenses et troublants. Chaque seconde devient un suspense.

 

DÉMARCHE

 

Tom, malgré sa belle intelligence, a du mal à s’intégrer à l’école spéciale où il est inscrit. Il est fasciné par les vidéos et un comédien qui joue dans des séries très violentes. L’enfant solitaire qui a vécu avec des adultes jusqu’à maintenant doit se familiariser avec la société et ses semblables. Il dort peu ou pas, est happé par les écrans comme bien des jeunes de nos jours. 

 

«L’insomnie de Tom l’avait toujours inquiété. 

Un bébé qui ne faisait pas ses nuits et, même si les cris et les pleurs avaient cessé avec le temps, le sommeil, lui, n’était jamais venu. Benoit se levait souvent, par réflexe, par habitude, par peur, pour se rendre à la chambre de Tom et s’assurer qu’il était bel et bien endormi. Il le trouvait presque toujours au sol, jouet ou crayon à la main, dans le noir, murmurant des mots qu’il ne maîtrisait pas encore, puis plus tard, plus vieux, noyé de lumière blanche, celle des écrans.» (p.61)

 

Tous les trois, peu importe leur intelligence, s’installent dans une autre vie et font face à la réalité. Muter, plonger dans une existence tellement différente dans le cas de Sophie, se battre cette fois pour être juste une femme dans son quotidien. Benoit s’adapte et ressent l’émotion et l’empathie. Du nouveau chez lui.

Tom, le surdoué, change d’école pour crever sa bulle, s’approcher de ses camarades et établir de vrais contacts. 

C’est éprouvant pour Sophie qui doit réapprendre à bouger et accepter celle qu’elle est devenue, se reconnaître dans ce visage qui lui est étranger. Benoit prend conscience de ses façons de faire et doit muter avec son fils. Un combat tout aussi exigeant et difficile.

 

FASCINANT

 

Des personnages originaux, attachants et des dialogues qui échappent aux clichés rassurants. 

C’est magnifique.

La petite famille doit se repenser et se réorienter pour demeurer ensemble. Que ce soit au travail, dans l’intimité, il y a toujours celui ou celle que l’on doit devenir qui attend derrière une porte que l’on ouvre avec appréhension. 

Un ouvrage remarquable d’intelligence et de questionnement sur la vie et la société qui nous pousse vers la performance et nous laisse souvent tel un inadapté social. Oui, la vie est un combat de tous les instants. Plus que jamais.

 

ROLLAND MATHIEU : De grandes personnes, Éditions du Boréal, Montréal, 216 pages. 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/grandes-personnes-3991.html

vendredi 12 juillet 2024

UNE BELLE HÉROÏNE DE LA VIE ORDINAIRE

UN JARDIN L’HIVER de Clara Grande m’a permis de plonger dans le quotidien des résidents de l’un de ces fameux CHSLD pendant la pandémie de COVID. On se souvient des mesures restrictives, du confinement, du port des masques, du lavage des mains dix fois par jour et de certains drames qui ont secoué tout le Québec. L’écrivaine a œuvré auprès de cette clientèle fragilisée pendant des mois et son témoignage, que tout le monde devrait lire, est unique et troublant.

 

Clara (j’utilise le prénom de l’auteure, puisque jamais le nom de la narratrice n’est mentionné dans le récit) était serveuse dans un restaurant. Et avec bien des gens, au moment le plus intense de la pandémie, elle a perdu son emploi. L’établissement où elle travaillait a fermé ses portes comme bien d’autres, faisant des chômeurs et chômeuses qui ont dû se débrouiller. 

Le premier ministre François Legault, lors de ses interventions quotidiennes à la télévision, demandait des renforts pour venir en aide dans les résidences pour personnes âgées et dans les hôpitaux. On manquait d’effectifs partout dans les services publics avec les Québécois de plus en plus nombreux à être atteints par le fameux virus. Les travailleurs de la santé n’étaient pas épargnés, on le sait.

Clara s’est présentée après son embauche dans un centre pour personnes en perte d’autonomie sans compétence particulière sauf qu’elle avait son bon vouloir, sa jeunesse et sa compassion.

Masquée, gantée, camouflée dans une sorte d’uniforme qui effaçait les différences sexuelles, elle s’est retrouvée devant des hommes et des femmes démunis, souvent confus pour ne pas dire autre chose. Un travail qui demandait et exige toujours beaucoup d’empathie pour aider et écouter ces gens qui ne savent pas très bien où ils en sont. 

 

DIFFICILE

 

Des tâches que peu de travailleurs acceptent de faire même s’ils sont indispensables, des gestes répétitifs, peu valorisants avec des femmes et des hommes qui dépendent des autres pour leurs besoins essentiels.

 

«Les chambres se ressemblent, les journées aussi. Les aisselles sont lavées, les couches changées, les excréments nettoyés, la glycémie et la tension vérifiées. On se fait habiller, on met son dentier, on avale ses pilules, on mange mou, on regarde la télé ou le vide, on prend la collation, on regarde la télé ou le vide, on dîne, on se fait changer de couche, on avale ses pilules, puis c’est l’heure de la sieste, on prend la collation, on attend le souper, peut-être un coup de téléphone du petit-fils, puis encore la collation. On se distrait avec des mots croisés, la couche est rechangée au besoin, la tension revérifiée, la glycémie aussi, on met le pyjama, on se dit bonne nuit, on espère de beaux rêves. Certains ont la chance de ne plus avoir toute leur tête.» (p.13)

 

Clara a du mal à retrouver son souffle tellement elle est sollicitée par les uns et les autres. Des heures toujours pareilles pour celles et ceux qui courent sans arrêt pour répondre aux appels. 

Je me suis souvent demandé comment ils pouvaient faire une telle besogne en gardant le sourire et leur bonne humeur quand je me rendais à l’hôpital ou dans la résidence où ma mère a vécu de nombreuses années. Un emploi peu valorisant auprès de gens qui n’arrivent plus ou pas à communiquer. 

 

ATTENTION

 

Clara intervient avec une patience et une bonne volonté exemplaire. Elle a de l’empathie pour ces femmes et ces hommes qui glissent dans un autre temps et décrochent de la réalité. Elle aime ces personnes, peu importe l’état physique et mental dans lequel ils se retrouvent. Elle exécute ses tâches, écoute, sourit, pose des questions et fait tout pour les rendre à l’aise.

 

«Je me demande à quel instant les patients ont la force de laisser s’envoler leur pudeur.» (p.61)

 

L’impression qu’elle n’en fait jamais assez pour satisfaire ces gens qui dépendent d’elle pour le moindre de leur besoin. Et il arrive, entre deux couches à changer, des fesses nettoyées, ou encore après avoir entendu un homme se plaindre de n’avoir pas eu de bain depuis une semaine, un moment de grâce qui la touche au cœur. 

 

«— Le médecin m’a dit que je perdais des bouttes. J’étais un peu insultée parce que moi, je trouve que je suis intelligente. Peut-être que ma fille s’en était déjà rendu compte, mais elle me l’a pas dit. Elle est ben diplomate, ma fille, tsé. Est-ce que j’ai le droit de me coucher dans ce lit-là?

— Bien sûr, madame Peticlerc, c’est votre lit, votre chambre.

Sans lâcher ses appuie-bras, elle relaxe le haut de son corps, appuie sa tête sur son fauteuil.

— Mademoiselle, est-ce qu’on est dans le présent?» (p.57)

 

De quoi vous tirer une larme. Une véritable récompense pour Clara, une bouffée d’air frais que les propos de cette femme qui oscille entre la lucidité et la confusion. 

 

DÉSŒUVREMENT

 

Ce qui m’a perturbé pendant ma lecture de Clara Grande, c’est la stagnation dans laquelle vivent ces gens. Bien sûr, presque tous ont des problèmes de mémoire, se débattent dans la confusion, souffrent d’incontinence et ne savent plus où ils en sont dans leur vie. Personne n’a d’activités intellectuelles à part regarder la télévision, patienter avant le repas, une collation ou un changement de couche. Pas une exception qui ne se penche sur un roman ou un journal, ou n’écrive dans un carnet. Ils sont là comme des plantes, attendant que l’on s’approche d’eux. 

C’était comme ça quand j’allais voir ma mère il y a une décennie et la situation n’a guère évolué, je crois. Surtout que les visiteurs se font rares, encore plus pendant cette période de confinement. 

Clara s’efforce d’être attentive, bienveillante avec ses bénéficiaires parce qu’elle les aime. Il n’y a pas d’autres mots. Il faut aimer pour effectuer ce genre de tâches sans perdre sa patience et sa bonne humeur, pour garder son équilibre quand sa vie semble avaler par des gestes répétitifs et les besoins de corps vieillissants. 

Clara vient de rompre avec son amoureux, rencontre des amis quand elle a un moment de libre, mais se sent en dehors, en retrait je dirais. 

 

«Depuis un peu plus d’un an, depuis l’été d’Alexis, tous les corps que j’ai touchés avaient au moins trois quarts de siècle. J’oublie presque la sensation d’une peau jeune. La mienne l’est-elle encore? Il faudrait que quelqu’un me le confirme.» (p.76)

 

Comme si ce n’était pas assez, elle fait face aux «attentions» d’un médecin qui aimerait bien se faufiler dans sa vie privée, aux regards de certains hommes qui se souviennent de leur libido et qui peuvent faire des gestes qui relèvent de l’agression même s’ils n’ont plus toute leur tête. Personne ne peut rester insensible devant l’écoute de Clara et sa patience.

 

MAGNIFIQUE

 

Ce témoignage magnifique de justesse et d’humanité nous plonge dans les pensées de la jeune femme, son intimité et le désœuvrement après des heures à courir partout. Ça m’a secoué et surtout ouvert les yeux sur un travail peu valorisé dans la société. Il faut une empathie peu commune pour effectuer un tel emploi, une volonté de rendre service et d’adoucir les derniers moments de ceux et celles qui ont bâti notre communauté. Oui, l’amour des autres et des gens âgés. On pourrait en dire autant des infirmières et des intervenantes et intervenants qui tentent d’arracher des jeunes à la misère et à la violence qui s’imposent de plus en plus.

Clara décide de retourner aux études après plus d’un an de ce travail. Elle n’en peut plus. Il le faut pour sa santé mentale et physique, pour sauver sa peau.

 

«Il y a trop de vieux pour trop peu de jeunes, et je commence à me sentir vieille.» (p.147)

 

Un roman formidable, une plongée dans un univers clos et mal connu. Une lecture qui vous dessille les yeux et vous ouvre l’âme. Clara Grande secoue tous les clichés qui ne cessent d’être ressassés quand on parle de ces milieux. Je ne peux m’empêcher de répéter que ces gens, dans les CHSLD, montent au front chaque jour et mène des combats courageux contre la maladie, l’incontinence, la confusion et l’isolement. Des héros et des héroïnes de la vie ordinaire.

 

GRANDE CLARA : Un jardin l’hiver, Éditions LE CHEVAL D’AOÛT, Montréal, 168 pages.

 https://lechevaldaout.com/parution/103-un-jardin-l-hiver