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jeudi 22 septembre 2022

LES MASQUES DE L’AMOUR S'EFFRITENT

LISE TREMBLAY, avec Rang de la dérive, fascine une fois de plus. Le recueil aurait pu s’intituler La honte. C’est ce que ressentent les cinq protagonistes de ces histoires qui ont connu le grand amour, le couple et les désillusions. Toutes réalisent que leur vie a été une méprise. Elles partent, même si la société est cruelle envers les femmes seules. Comme si en quittant le cercle familial, elles devenaient des parias et se marginalisaient. Toutes ont vécu une mise au rancart avec l’âge. Elles ont été rejetées sans un regard et sans un regret. Leur conjoint les a remplacées par une plus jeune. Les épouses trahies doivent retrouver un ancrage et se refaire une vie mentale et physique, fuir les miroirs aux illusions et confronter le réel.


Le nomadisme est l’une des thématiques fortes chez Lise Tremblay. Des femmes marchent sans arrêt dans la ville, avant le geste qui va briser le cercle d’enfermement. C’était le cas dans son premier roman où la narratrice arpente la ville de Québec. On rencontre ce thème partout.

Encore une fois, ses personnages sont des migrantes de l’intérieur. Elles ont suivi un homme en région, on reconnaît Chicoutimi ou encore une ville de la Côte-Nord où le fleuve devient une trouée dans l’espace qui permet de changer de vie. Celles qui restent sont souvent avalées par la grisaille et les habitudes. Sujet que ne cesse d’explorer l’écrivaine. Je pense à l’ailleurs et l’ici des frères de La pêche blanche. L’un, demeuré à Chicoutimi, tout près du fjord, s’enfonce dans le silence et la solitude, incapable d’échapper à la présence du père. L’autre se déplace selon la saison en Californie comme un oiseau migrateur, instable et claudiquant. Les deux portent une histoire qui les étouffe. L'écriture devient ce lien ténu qui permet de se rapprocher.

 

DÉPART

 

Souvent, les personnages de Lise Tremblay quittent une région pour Montréal où ils tentent de se libérer de liens familiaux qui les empêchent de respirer. Ils peuvent rentrer après une vie pour se réconcilier avec leur passé, ce qui ne se fait jamais sans heurts. 

«Aujourd’hui, dans cet autobus qui me ramène dans ma petite ville de province, j’ai envie de crier. J’avais pris la place de Constance. C’est moi qui allais dans les réceptions, dans les soupers, je me suis même arrangée pour bien m’entendre avec les enfants d’Éli. Je planais, j’étais enivrée par cet amour, par le travail d’Éli, par ses publications et par les communications qu’il faisait dans les colloques universitaires un peu partout.» (p.11)

Elles ont misé sur l’amour, le couple, prenant la place de celle qui avait perdu sa beauté et son attrait. Comme si les mâles avaient besoin d’une jeune épouse qui leur renvoie l’image qu’ils cherchent à projeter dans la société. Elles ne sont qu’un miroir où ils s’admirent, se gorgent devant leur savoir, leur connaissance et leur réussite. Une compagne muette qui sacrifie sa carrière pour entretenir le mythe et l’aura du grand homme. 

«Les choses s’effacent. J’ai du mal à me remémorer mon amour pour Jasmin. Pourtant, lorsqu’il m’a trompée avec cette femme, j’aurais pu mourir. Je ne suis pas morte, je suis devenue folle. Je me rappelle, c’est Martha qui m’a dit de partir. Il fallait que je parte sur-le-champ. Sinon j’allais mourir. J’étais maigre à faire peur, et les antidépresseurs que j’avalais me causaient des tremblements.» (p.40)

Partir, suivre l’eau qui mène vers l’ailleurs, se retrouver dans un milieu inconnu, ne plus être l’ombre d’un homme qui cache le soleil. Comme si leur futur les attendait de l’autre côté de l’horizon. 

Martha reste dans sa ville nordique, s’occupe de son jardin, sa raison d’être pour échapper à la grisaille de ses jours. Elle est frappée par un cancer qui la tue peu à peu. Ou encore, après une vie d’effacement, une migrante s’arrête près du fleuve pour voguer dans ses souvenirs et tenter de recoller les morceaux.

«Je sais que, pendant toutes les années où nous avons été mariés, et même après, j’ai vécu en marge. En marge de mon pays, en marge de ma culture, en marge de mes désirs. En France, j’avais délaissé l’université au bout de deux ans pour ce travail de script à la radio. Je voulais me marier et avoir des enfants. Je voulais une vie simple.» (p.89)

 

LA HONTE

 

Toutes se débattent avec la honte. Elles ont été si naïves, si peu clairvoyantes en se sacrifiant pour l’homme qui ne pensait qu’à lui et à sa carrière. Elles éprouvent souvent le besoin de rencontrer celles qu’elles ont remplacées, pour se voir dans sa semblable, si c’est possible de survivre seule. Elles ressentent une forme d’empathie et de solidarité qui les surprend. 

«Je sais que je vais mourir, je viens de passer un mois couchée dans mon lit. Et je sais aussi que je vais l’abandonner en pleine vieillesse et que cela ne se fait pas, mais je vais mourir. Et je ne sais pas ce que je fais ici avec vous, mais dans l’émission vous aviez l’air si bien, si calme. Et même maintenant, vous m’écoutez. Je suis partie avec votre mari, je vous ai volé votre vie et vous êtes là à m’écouter.» (p.27)

Se choisir, plonger dans la solitude malgré les embûches. Ce n’est guère facile après une vie d’effacement où l’on a piétiné ses ambitions pour répondre aux désirs de l’autre.

Le couple en prend pour son rhume dans Rang de la dérive. Toutes ont connu et vécu une perte d’identité dans leur vie amoureuse, une passion qui les a dépouillées d’une vie à soi, d’une pensée et d’une place au soleil. 

Ces textes nous plongent dans un moment de lucidité où les chimères s’effritent et dévoilent une réalité désolante. Tout n’aura été que mirages dans cette aventure où elles se sont sacrifiées.

Lise Tremblay se montre impitoyable. Reste une amitié entre les femmes, une empathie et une entraide dont les hommes sont privés. Ça donne la chair de poule. Une quête de liberté qui pulvérise les illusions et les clichés. Le rêve d’amour et de maternité est souvent un miroir aux alouettes qui vole leur vie. Grinçant, mais tellement juste. Des nouvelles sans bavures, avec cette petite musique dans l’écriture qui sonne parfaitement et vous aspire. Beau, bon, trop bref.

 

TREMBLAY LISERang de la dérive, Boréal Éditeur, Montréal, 120 pages. 

 https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/rang-derive-2859.html 

vendredi 16 septembre 2022

LA GRANDE QUÊTE DE CLAUDINE POTVIN

L’HUMAIN cherche à s'arranger avec la réalité dans des activités qui permettent de se moquer du temps et de glisser dans une autre dimension. La peinture, la musique, l’écriture, la sculpture, la danse et la réflexion offrent l’occasion d’éviter les pièges du matériel et de s’aventurer dans des mondes où tout devient possible. Comme si nous cherchions dans l’image et la représentation à fuir notre condition de vivant et de mortel. Claudine Potvin, dans dix-neuf nouvelles, tente de cerner une forme de permanence en se mesurant à un tableau ou une photo. Voilà une chance de s’inventer un espace et de donner à sa vie une autre dimension. Corps imaginaires nous entraîne dans le milieu du fantasme et dans un réel renouvelé.

 

L’art permet d’échapper à l’enfermement, de se moquer des incertitudes pour toucher une immanence qui mise sur la durée et la possibilité de muter. Atteindre si l’on veut la part de soi mouvante qui cherche une manière de se dire et d’exister. L’écrivaine propose un dialogue fort et intense avec certains créateurs, provoque de nouvelles sensations, des idées que le quotidien ausculte ou néglige.

«Nous y sommes, non pas en chair et en os, mais représentés, multipliés dans la glace, saisis, captifs de l’image que nous projetons ou que nous désirons. Assemblés, démontés dans l’œil de la peintre, ces effets d’étalages bariolés, de bric-à-brac, nous renvoient à la suite du monde. Il faut lire la citation de l’artiste en bas de la note biographique : “L’Apocalypse est essentiellement politique, car elle a le pouvoir de transformation […] c’est un avertissement, un appel pour le présent.» (p.15)

Voir la vie autrement, telle qu’elle est ou comme nous souhaitons qu’elle soit. Défaire le réel pour le réinventer.

 

QUÊTE

 

L’humain, depuis la nuit des temps, ressent la nécessité de la représentation pour calmer ses peurs et ses angoisses. Les fables, les mythologies, les contes font fi de la dure réalité et se moque de notre finitude. Toutes les civilisations ont inventé des dieux et des légendes pour donner une autre portée aux gestes de tous les jours, pour échapper au vieillissement et aux frontières de l’espace. Comme si nous avions besoin d’une dimension rêvée ou imaginaire pour faire contrepoids à notre condition de mortel. 

«Je te riposte que chez Dante, la luxure est le moins lourd des péchés. Tu en doutes. Nous allongeons le temps, redoublons d’efforts, commentons le dernier épisode, évitant de nous cogner sur les murs, tentant de nous dérober au parcours établi d’avance. Toute cette beauté m’agace, me tourmente. J’aimerais la travailler, la pétrir à ma manière, l’éroder, l’écorcher vive. Comment me projeter dans toute cette grâce passée? Comment ignorer le siècle qui vient? Comment refondre l’espace qui s’étire telle une plage de sables dormants? Malgré tout, la sueur de la ville nous/me retient.» (p.25)

Les mythes changent avec le temps. Nous avons repoussé le sacré et le religieux, du moins dans certains pays occidentaux, pour faire confiance à la science. Une approche qui permet d’exploiter les ressources de la planète sans se soucier du lendemain. Le savoir colmatera les brèches tôt ou tard. Pourquoi se préoccuper de l’avenir quand la médecine peut nous rendre immortels?

 

TOILES

 

Claudine Potvin se mesure aux tableaux, à des fantasmes, des glissements et des appropriations du réel, de soi et de l’autre. Le regard transformé par la photographie, ou encore la représentation. 

«Au départ, Cindy Sherman, je ne la connaissais pas beaucoup. Louis m’a convaincue qu’il ne fallait pas manquer cette exposition. “C’est un génie, elle est célèbre, reconnue dans le monde entier, originale, unique”, m’a-t-il dit, ce que je savais. Ce que je ne savais pas, c’est que Louis pouvait s’intéresser à ce genre de photographie, à une femme artiste de cette envergure. Je ne pouvais prévoir que je serais complètement transformée par la photographe, bouleversée par ses photos/performances au point de repenser le sexe, ma sexualité, mon sexe, au point de vouloir devenir Louis. Je ne savais pas que Juliette accepterait de devenir moi, qu’elle deviendrait l’amante.» (p.52)

L’œuvre bouscule, permet d’échapper à son moi, de se soustraire aux limites de ses sens. L'écrivaine appuie sur des glissements qui viennent perturber l’être et le poussent dans une autre dimension. L’itinérance par exemple qui gomme l’individualité. 

«Tous les jours, je croise un être “perdu, évanoui, en allé […] disparu, péri, rompu”. Michel ou Mike, c’est son nom de ville, n’a pas de véritable histoire. C’est un être déchu, maigre, sombre, vieux de n’avoir pas vieilli normalement, d’une violence intérieure réprimée à coups de discours, ceux de la famille et de l’État. Je le connais, enfin je connais son existence. Je suis pour lui une sorte d’intervenante.» (p.139)

Singulière entreprise où l’écrivaine cherche une forme de certitude qui fuit en se modifiant constamment. Reste le réel qu’il faut lire correctement.

«La terre est un musée. Musée de pierres et de glaciers, de sable et de geysers, musée de peuples autochtones trahis par l’Histoire, de langues et de cultures mortes, musée de verre, transparent, de lumières éclatées. Et tout autour, des mines d’or, d’argent, de fer, de cuivre et de diamants. Au milieu, des villes accablées par la chaleur et la puanteur des déchets. Et logées dans des salles obscures, toutes ces œuvres d’art évocatrices de civilisations anciennes, racontant des légendes d’autant de pays conquis, détruits, massacrés au cours de l’Histoire.» (p.63)

Fascinants textes qui font perdre pied et nous laissent entre deux gestes, comme si nous venions d’effleurer un moment d’éternité. 

Des nouvelles nécessaires, troublantes qui démontrent le pouvoir subversif de l’art et de la littérature. Les sens permettent d’appréhender le monde ambiant, mais il y a la pensée qui demande sa part et arrive toujours à vous transformer. Claudine Potvin nous invite aux plus incroyables des voyages où l’on risque de changer de vie. Il suffit d’être curieux et de ne jamais hésiter à s’éloigner des balises. 

 

POTVIN CLAUDINECorps imaginaires, Lévesque Éditeur, Montréal, 200 pages. 

https://levesqueediteur.com/livre/corps-imaginaires/

mercredi 7 septembre 2022

STREGA OU LA DÉCOUVERTE DE L’ÉTRANGE

CEUX ET CELLES qui se plaignent de la noirceur des fictions québécoises et de certains de nos récits devraient s’attarder aux ouvrages des pays nordiques qui nous plongent souvent dans des univers dramatiques où la mort est toujours là à rôder. Nul doute que le climat influence les auteurs. L’exubérance des romanciers sud-américains, par exemple, malgré des événements tragiques, ne peut s’appliquer aux confrères du Nord qui confrontent le froid, les nuits sans fin et le confinement pendant des mois. Il serait intéressant de dégager les thèmes qui retiennent l’attention des écrivains nordiques et de les comparer avec ceux des régions tropicales. Surtout, mettre en parallèle les manières d’en parler et de faire face aux bonds de l’existence. Strega s’avère certainement le livre le plus curieux que j’ai lu récemment. Johanne Lykke Holm enseigne la littérature des femmes à l’École des Sorcières au Danemark.

 

Strega, un village de montagne, a connu le faste et la prospérité. Un grand hôtel subsiste même si personne n’y vient, tout près d’un cloître où des nonnes vivent en parfaite autarcie, partageant leurs journées entre les corvées et la prière. Des jeunes femmes arrivent dans ce lieu perdu pour travailler, s’isoler et se confronter à elles peut-être. Le couvent des religieuses ici sert de miroir à cet institut. Comme si l’un était l’envers de l’autre. C’est du moins ce que je me suis imaginé en amorçant la lecture de cette histoire un peu déroutante.

J’ai pensé aussi aux ouvriers étrangers qui s’installent pour de longues périodes au Québec dans des conditions parfois difficiles, coupés de leurs proches et confinés dans leur langue. 

«Nous étions neuf jeunes femmes affectées à un travail saisonnier dans la montagne, ou neuf jeunes femmes placées en rétention de l’autre côté des montagnes. Ou neuf jeunes femmes qui voyaient leurs mains mises à contribution, qui les voyaient soulever des tissus raides au niveau de leurs visages juste pour les laisser retomber au sol, qui les voyaient verser du vin fort de grandes carafes, comme les mains d’une statue, directement dans la terre asséchée, comme pour la saturer. Nous venions d’endroits différents, mais nous avions le même âge et les mêmes idées. Aucune d’entre nous ne voulait être gouvernante et aucune d’entre nous ne voulait devenir épouse. Nous avions été envoyées ici pour gagner notre vie, pour devenir des membres de la société. Nous étions des filles de mères travailleuses et de pères invisibles qui rasaient les murs.» (p.49)

Neuf jeunes femmes arrivent dans cet établissement comme dans un couvent sans les rituels religieux. Là pour nettoyer, astiquer et préserver de la ruine ce bâtiment rescapé du passé. 

«L’hôtel se situait dans une vallée isolée, entourée de montagnes noires qui s’élevaient d’une verdure verte et humide, près d’un petit lac à l’eau froide et glacée. Il avait autrefois été un endroit célèbre et très fréquenté, un endroit pour les fêtes de mariage et les sports d’hiver, un endroit qui paraissait envoûtant, étincelant de rouge parmi tout ce vert. Personne ne se souvenait du moment où l’hôtel avait commencé à changer, quand l’endroit était devenu répugnant pour toutes les personnes saines, comme s’il possédait un pouvoir intérieur, quelque chose de maléfique et de malsain qui tenait les gens à distance.» (p.50)

Un lieu où les fantasmes et les obsessions surgissent de toutes les manières possibles, où le réel et l’imaginaire se confrontent et fusionnent même. Un conflit larvé entre les nonnes et la direction de l’auberge, l’affrontement du spirituel et des pulsions perdurent.

 

TRAVAIL

 

Rafaela effectue le travail qu’on lui assigne sans rechigner. J’avais cru que c’était une rebelle et qu’elle se plierait difficilement aux règles des lieux. Occupée du matin au soir, elle se lie avec quelques camarades. Le grand dortoir fait penser aux institutions qui accueillaient les jeunes filles à une certaine époque au Québec. Marie-Claire Blais a décrit ces lieux de façon magnifiques dans Une saison dans la vie d’Emmanuel où Éloïse devient mystique

Un monde dur qui dissimule des drames que nul n’évoque. Le travail répétitif, absurde m’a renvoyé à la tâche de ce pauvre Sisyphe qui s’échine sans jamais réussir à stabiliser son rocher en haut de la pente. 

«Nous posions des cendriers et approchions le chariot à alcool. Nous arrangions les fleurs harmonieusement sur les tables. Nous retouchions nos visages devant le mur de miroirs dans le hall. Nous posions de la viande, des légumes et des crèmes brûlées sur des plats de verre. Rex nous observait. Je la regardais. Elle s’appuyait contre la cheminée, où une violette resplendissait dans un vase d’argent. Elle avait l’air d’une personne qui avait été seule depuis sa naissance. Sept heures sonnaient. Aucun client ne venait.» (p.61)

 

FÊTE

 

Travail routinier jusqu’au moment où surgissent des convives, pour une sorte de fête où tous les invités s'abandonnent à ses extravagances et ses obsessions.

«Je baissais les yeux quand les hommes m’appelaient. Je souriais et hochais la tête quand les femmes faisaient de même. Je vis Bambi reculer quand un jeune soldat lui attrapa le bras. Je vis Lorca montrer les dents quand un homme de l’âge de nos pères lui demanda de s’asseoir sur ses genoux. Je vis Paula se pencher et chuchoter quelque chose à un homme en uniforme. Je fis Gaia renverser de l’eau bouillante sur un groupe d’étudiants en médecine. Je vis Alexa cracher sur un homme qui lui caressait la cuisse. J’entendis Cassie siffler quelque chose de grossier lorsqu’un jeune homme lui demanda de se pencher en avant. Je vis Barbara sortir sa croix dorée de son col lorsqu’un prêtre voulut embrasser sa main. Je vis Alba marcher durement sur le pied d’un homme et prétendre que c’était un accident.» (p.127)

L’alcool, les danses. Tous sont là pour les servantes qui deviennent des proies. L’une d’elles disparaît, assassinée certainement. Jamais on ne retrouvera son corps malgré les recherches. Et je me suis mis à douter. Est-ce un rituel, une fête où l’on sacrifie la beauté et la jeunesse pour que le lieu se régénère? Avons-nous affaire à une secte où l’on immole une vierge pour la suite du monde?

 

ATMOSPHÈRE

 

Madame Lykke Holm possède le don de faire ressentir l’étrangeté des lieux, un passé lourd et étouffant. Une fatalité pèse sur les jeunes femmes qui sont sacrifiées et offertes aux prédateurs, peu importe les époques et les rituels. 

«Sur l’oreiller d’Alba, trois plantes séchées. Géranium rose, menthe aquatique et belladone en un petit bouquet. Elles bruissaient contre la taie d’oreiller, attachées ensemble avec une épaisse ficelle tachetée. Nous laissâmes tout ce que nous voulions qu’elles trouvent. Nous savions qu’une vie de fille peut, n’importe quand, se transformer en scène de crime. Ceci était notre scène de crime.» (p.240)

Voilà des propos troublants, tout comme cette histoire qui flirte avec des instincts qui surgissent d’une autre époque et peut-être de ces désirs que la société libère de temps en temps dans une fête sauvage.

Une écriture envoûtante comme les litanies qui nous subjuguaient jadis pendant les offices religieux. Toute rationalité disparaît de ce récit pour laisser place aux pulsions de vie et de mort. Un roman où le non-dit s’impose et vous enveloppe telle une musique répétitive. Une phrase hallucinatoire qui emporte et pousse dans une masse de couleurs et de sensations. On referme Strega terriblement perturbé. C’est le propre des grandes fictions de secouer le côté obscur de la vie et de nous mettre en danger. Surtout pour les femmes qui sont convoitées et deviennent toujours des proies.  

 

LYKKE HOLM JOHANNEStrega, Éditions La Peuplade, Saguenay, 256 pages. 

https://lapeuplade.com/archives/livres/strega

jeudi 1 septembre 2022

NINON MELOCHE INCARNE LE VERBE

PATRICK STRAEHL signe un roman étonnant avec Ninon sur son X. Un peu déroutant au début, ce livre de 200 pages, s’avère le long monologue d’une massothérapeute qui raconte tout ce qui lui passe par la tête pendant son travail. Une parole vivante, théâtrale qui s’exprime en toute liberté. Ninon parle de son enfance, ses amours, ses relations avec ses filles, des jumelles, n’hésite jamais à donner son point de vue sur l’actualité, la pandémie, l’éducation, les jeunes et l’avenir de la planète. Monsieur Henri, son ultime patient (Ninon part à la retraite après la séance) en est réduit à l’état de mannequin qu’elle manipule de toutes les manières possibles. Pas de sexualité, cependant, le client est prévenu. Un roman comme il ne s’en fait plus, qui semble surgir d’une époque révolue. 


On ne peut qu’écouter Ninon raconter les turpitudes de sa vie, elle qui a connu plusieurs existences. Il faut un effort pour apprivoiser cette voix, un certain vocabulaire, une façon de secouer les mots, des expressions et aussi un dire que l’auteur tente de reproduire en plaçant des accents partout. Pas facile d’écrire au son, j’ai vécu l’expérience avec La mort d’Alexandre où j’ai voulu faire entendre la langue de mes proches dans les dialogues. On me l’a reproché, signalant une difficulté de lecture et qualifiant mon livre d’inaccessible. Pourtant, c’était la manière d’Aline, ma mère, qui parlait tout autant que Ninon, foulant sans cesse des sentiers que nous connaissions parfaitement. 

Si ma mère se contentait de ressasser ses chicanes avec les voisins, ce n’est pas le cas de Ninon qui possède une vision plus large de la société. Elle aime les voyages, n’hésite jamais à se rapprocher des autres et, étonnamment, peut aussi écouter ce que les gens veulent bien lui confier. Une bonne vivante qui démontre une empathie peu ordinaire envers les personnes âgées et la jeunesse. Une aidante qui cherche à améliorer le sort de tout le monde. 

Lentement, nous faisons le tour du jardin de Ninon Meloche, cordonnière d’abord, apprentie de son père, un métier quasi disparu même si on se gargarise de développement durable de nos jours. Cordonnier ou cordonnière, c’était l’art de tout recycler. Ces habiles artisans parvenaient à prolonger la vie des chaussures et de différents objets pendant des décennies. 

Après la mort de son paternel, devant le déclin de son commerce, elle deviendra massothérapeute et sera intervenante à l’université où sa tâche consistera à recevoir les étudiants et les étudiantes qui se confient à elle. 

«Moé, j’t’une ouiziwouigue. What You See Is What You Get. Si ça fait pâs ton affaire de m’écouter pendant que j’te masse la carcasse, j’comprends très bien çâ. Tu peux aller ailleûrs. J’peux même te référer, y’aurâ pâs d’rancune de ma pârt. Pa’c’que çâ aussi, c’est dans ma natûre. De pâs être rancuniaîre. Si tu m’fais d’quoi d’plate, tu vâs l’savoir pis m’âs m’en rapp’ler. Mais j’cherch’rai pâs à cultiver un jardin d’rancoeûr envêrs toé. La vie est trop courte poûr entret’nir des sentiments qui font jusse te scraper l’dedans.» (p.19)

Je me suis surpris à lire des passages à haute voix pour trouver la musique, la cadence, tenter de mettre les mots de Ninon à la bonne place et d’imaginer sa prestance et sa manière. Parce que la parole est un chant, de la flûte traversière si l’on veut où l’on s’accorde à un souffle, un phrasé qui vous emporte et vous émeut. Ninon a du bagou, une façon d’occuper l’espace, ce qui m’énerverait certainement dans la vie. Elle se comporte en soliste qui éclipse l’orchestre qui doit se contenter d’un rôle de figurant. Monsieur Henri, son client, sert de faire-valoir.

Voilà toute la difficulté de cette lecture qui tient plus du théâtre et de la scène que du récit traditionnel. On le prend ou on ne le prend pas. Ninon peut fasciner comme rebuter. Elle a fini par me captiver et je l’ai suivie dans les nombreux méandres de son monologue, dans sa manière de voir et de triompher des embûches de la vie. 

 

INTÉRÊT

 

L’intérêt de ce soliloque se situe dans les propos de l’héroïne qui a des idées sur tout, ne se gêne pas pour les exprimer et est dotée d’un formidable « bon sens » comme on dit. Elle raconte des moments heureux avec certains clients qui venaient à la cordonnerie, dont la belle Pauline Julien qui mettait son père dans tous ses états. On ne sait si Gérald Godin suivait avec son sourire énigmatique. 

Il y a eu un mariage avec un camionneur aux grosses mains, expéditif en amour, leurs efforts pour avoir des enfants et l’arrivée des jumelles quand le couple avait renoncé à devenir parents. Fille 01 et fille 02 sont bien différentes, vivant chacune à son bout du Canada. Elles entraîneront leur mère au Japon où Ninon découvrira l’envers de sa personnalité. Elle si exubérante, la parole incarnée, croise des Japonais discrets qui pratiquent l’art de l’effacement. 

Nous effleurons avec elle tous les hoquets de la société. L’école, l’autorité, le travail, les relations de couple, la santé, l’avenir, la pollution, l’indépendance du Québec. Elle a vécu la COVID, s’enfermant dans un CHSLD pour passer autrement cette crise sociale et générationnelle sans précédent. 

«Pis ç’â été l’hécatombe. On s’doutait que les chesseldés, c’était l’maîllon faible de not’ systême, mais là, on l’â su que’que chôse de râre. Des décennies d’négligence qui nous ont pété dans’ face. J’sais pâs si t’âs r’marqué, mais c’t’a partir de lâ que nos chêrs dirigeants, y’ont arrêté d’dire que toutte allait bin aller. Chus très fiêre d’être Québécoise, mais lâ, j’ai eu honte de nous. Poûr moé, ç’â été la goutte qu’y’â faitte déborder mon bol intérieûr. Pis c’est pâs des belles jointûres en ôr qu’y’auraient pu empêcher l’déversement. Dins’ derniaîres années, avant» a Covide, on â connu des évén’ments tragiques qui m’ont faitte rager. Ça s’est accumulé dans mon vâse. Touttes des affaires qui sont arrivées pis qu’c’aurait jamais dû arriver.» (p.144)

Ninon sent bien que rien ne va, mais elle n’a que peu de moyens d’intervenir, ne peut faire totalement confiance aux élus non plus parce qu’ils déçoivent mandat après mandat. Elle incarne la majorité dite silencieuse qui choisit souvent de se tenir en marge et de ne plus se mêler des grands enjeux qui décident de l’avenir de la planète. Heureusement, ce n’est pas le cas de Ninon. Elle est toujours prête à monter aux barricades, même quand l’heure de la retraite sonne. 

Elle a une ouverture d’esprit remarquable et montre une résilience formidable face aux épreuves de la vie. Rien ne semble vouloir modérer son enthousiasme. Voilà une battante qui adore ses filles et tout le monde autour d’elle. Ça m’a remuée parce que cette femme ressemble par certains aspects à ma mère, je l’ai écrit plus haut. Aline avait des idées sur tout et ne se gênait pas pour les exprimer. Si elle était souvent hargneuse et belliqueuse, elle savait aussi quand se montrer généreuse. 

Ninon étourdit par moments, envoûte et m’a fait sourire avec ses propos étonnants. Un personnage plus grand que nature qui arrive à nous émouvoir aux larmes quand on s’abandonne à sa voix et qu’on lui laisse toute la place sur scène. Le verbe s’incarne dans cette femme qui échappe à toutes les normes.

 

STRAEHL PATRICKNinon sur son X, Éditions Sémaphore, Montréal, 200 pages. 

https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/ninon-sur-son-x/ 

vendredi 26 août 2022

L’ÉTERNITÉ AVEC GILLES ARCHAMBAULT


LE 45e LIVRE de Gilles Archambault, Mes débuts dans l’éternité, un recueil de trente courtes nouvelles, nous plonge dans cet espace où le passé étouffe l’avenir, lorsque le présent n’est qu’un gouffre. On parle du vieillissement, bien sûr. Le corps n’est plus fiable et la mémoire oublie de refermer des portes et des fenêtres avec le temps. Monsieur Archambault est certainement l’écrivain du Québec qui publie le plus régulièrement, et depuis longtemps. Son coup d’envoi, Une suprême discrétion, a paru en 1963, donc il y a tout près de soixante ans. Avec mes cinquante ans de carrière (j’hésite avec ce mot) et seize livres, je fais figure de lambineux.

 

L’éternité n’est pas le «temple de la renommée» des écrivains et des écrivaines ou encore l’Académie des lettres françaises où siègent les immortels, semble-t-il. Pourtant, très peu de gens peuvent nommer les membres de cette illustre assemblée, à part notre Danny, bien sûr. J’ai pris la peine de consulter la liste depuis ses débuts en 1634 (année de la fondation de Trois-Rivières) et j’avoue que la plupart de ces plumitifs restent de parfaits inconnus.

L’éternité, c’est la fin qui avale tout. L’incontournable. «La seule justice» répétait mon père en précisant que personne, peu importe ses finances et sa réputation, ne pouvait échapper à la mort. Mon père avait des formules pour affirmer ses vérités. Il travaillait sans cesse sur la ferme familiale et quand on lui demandait pourquoi il ne se reposait jamais, la réponse tombait. «J’aurai bien le temps de souffler au cimetière.» 

Monsieur Archambault m’a retenu avec ce titre qu’il a puisé dans la nouvelle Une petite promenade qui lance son recueil. «Il est probable que je mourrai avant la fin de l’année. On est en mai. J’écoule mes journées à ne rien faire. Comme si je suivais une règle définie. Au fond, je me laisse porter par le temps. La vie se détache de moi petit à petit. Je ne proteste plus, je suis même devenu une sorte de croyant. Je crois fermement aux instants de paix qui me restent.» (p.11)

Voilà des affirmations troublantes, le fil qui relie ces textes. Le narrateur mue en témoin et les jours le repoussent doucement sans qu’il y prenne attention. Il garde des repères, des souvenirs, des espoirs et des rêves. Surtout quand on est écrivain avec autant de livres. 

L’écriture aussi nécessaire que l’air qui permet de respirer ne s’abandonne pas comme ça. La retraite fait de vous un regard qui a du mal à comprendre les enjeux qui marquent l’actualité. Plus, de jeunes effrontés vous accuseront d’avoir tout saccagé et de n’avoir pensé qu’à vous en construisant le Québec moderne.

Dans mon cas, je me suis fait auteur à temps plein quand j’ai quitté le journalisme et j’ai pu me concentrer sur Le voyage d’Ulysse que je n’aurais jamais pu mener à terme en demeurant porteur de nouvelles. 

 

PRÉSENT

 

Monsieur Archambault a la formidable audace d’écrire sur son présent, ce temps qu’il passe plus ou moins difficilement parce que le corps ne suit plus. Il y a des ratés, tout le monde le vit en prenant de l’âge. Ces jours où l’on a l’impression de dériver comme un bout de bois sur une rivière. Il reste les camaraderies perdues, la solitude, une amitié qui survit malgré tout. «Je mourrai sans avoir vraiment connu l’amour. Mon père ne détestait pas me taquiner à ce sujet. J’ai été un mari rigoureusement fidèle. Ce qui lui paraissait presque une infirmité. Il ne se privait pas de m’en faire le reproche. Très doucement, comme s’il était possible que je m’amende.» (p.25)

Monsieur Archambault a l’audace de s’attarder à ce monde dont on parle si peu et si mal. Il montre l’envers, ce que l’on masque à coups de publicité trompeuse à la télévision. Je pense aux manoirs luxueux où l’on accueille des gens âgés. Des hôtels que très peu de couples peuvent s’offrir. D’autant plus que ceux que l’on voit dans ce décor aseptisé sont de faux vieux qui roucoulent comme des adolescents qui s’apprêtent à faire l’amour dans la piscine. 

 

MONDE

 

Une amitié survit par miracle ou par habitude. Monsieur Archambault évoque son père, sa conjointe, la fiction qui a happé sa vie. J’aime bien quand il parle des écrivains, ces incontournables au temps de leur maturité. «Denis est mort depuis dix ans. Le lit-on encore? J’en serais étonné. Une chose est certaine, ses livres sont introuvables. Avec un peu de chance, on peut encore mettre la main sur un exemplaire défraîchi de son dernier roman. La Tristesse du voyageur. Sinon, l’oubli. J’en ressens de la peine. Denis s’est illusionné. Il a cru que c’était arrivé, qu’il avait écrit des livres qui feraient date. Rien de plus. Lui en faire le reproche, je ne m’en sens pas le droit.» (p.76)

Réfléchir, trier des regrets, faire face et s’abandonner aux soins d’une aide-ménagère qui devient le seul contact avec le monde. Une grande amie décède, des espoirs s’éteignent et un chat vous prend en otage. 

Tout est si difficile.

Monsieur Archambault parle de certains livres qu’il a aimés, d’une relecture qu’il ne fera jamais. Il y a aussi l’aventure du trottoir ou la folie de vouloir conduire une auto quand on a négligé de le faire au temps de ses belles années. 

Des textes touchants qui nous poussent dans les grandes et petites occupations que le temps vous laisse, une actualité qui devient de plus en plus incompréhensible. 

Il me bouleverse Monsieur Archambault par sa phrase qui coule tout doucement comme un rayon de soleil qui vient vous réchauffer le matin. Il pose des balises et pointe des chemins que je devrai emprunter si j’atteins son âge. Que dire de plus? Monsieur Archambault, encore un livre ou deux et, pourquoi pas la cinquantaine? L’éternité peut attendre, elle a le temps. J’ai besoin de vos textes troublants et un peu inquiétants malgré les apparences. Vous faites du bien à mon âme. 

 

ARCHAMBAULT GILLESMes débuts dans l’éternité, Éditions du Boréal, Montréal, 136 pages. 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/mes-debuts-dans-eternite-2840.html 

vendredi 19 août 2022

DOMINIQUE SCALI SE SURPASSE ENCORE

ÉTRANGE DE LIRE un roman de plus de 500 pages et de chercher ses mots pour décrire ce que vous venez de vivre. C’est le cas avec Les marins ne savent pas nager de Dominique Scali, une écrivaine qui n’aime pas les sentiers battus, ignore les balises et nous propose un monde bien à elle. J’avais été émerveillé par À la recherche de New Babylone, paru en 2015, une aventure dans l’Ouest américain mythique. Et comme si c’était possible, l’auteure va plus loin encore avec ce nouvel ouvrage qui apparaît dans notre actualité comme un ovni. J’ai pensé bien sûr aux fresques de Bruegel l’ancien, à ces tableaux qui cumulent les alcôves pour retenir le temps et marquer l’espace. L’ensemble décrit la cité, les années 1550 et a valeur ethnologique, s’attarde à des scènes intimistes qui illustrent le quotidien des gens dans leur entreprise de survie. Dominique Scali partage cette manière de voir, brosse un univers avec sa langue, ses mystères, ses malheurs et ses coutumes, ses manies et ses passions. Voilà un projet de haute voltige.


Les marins ne savent pas nager, nous entraîne dans l’archipel d’Ys, un monde figé quelque part dans l’Atlantique-Nord, à mi-chemin des continents, avec l’obsédante vague qui fouette les côtes, se lance à l’assaut des berges, se montre accueillante ou encore hargneuse et vindicative lors des grandes marées d’automne. Toutes les activités des agglomérations disséminées le long des rives dépendent de la mer océane. Il y a la pêche bien sûr, le commerce avec les autres îles et les pays lointains, la récupération des débris des navires qui échouent pendant les tempêtes et qui permettent souvent aux gens de se procurer des objets et des denrées peu accessibles même si les autorités interdisent ce genre de recel. Comme on s’en doute, la contrebande et le pillage des épaves se pratiquent avec la complicité de tout le monde. 

«Le contrebandier, c’était le ratisseur de plages souffrant de rhumatismes qui priait la fureur océane de lui envoyer quelques débris de sciage pour se chauffer et ainsi mieux dormir l’hiver. C’était le cabaretier qui arrivait à couvrir ses pertes d’équinoxe qu’en se procurant quelques futailles de genièvre à moitié prix. C’était le maître-coq qui devait remplacer une partie de l’eau-de-vie de sa cambuse pour l’avoir lui-même bue avant l’appareillage. C’était le matelot en escale qui achetait des bijoux en échange de l’or obtenu d’indigènes dans un paradis en perdition afin d’éblouir une bien-aimée qui ne l’attendait plus. C’était le citoyen au bord de la banqueroute qui devait malgré tout fournir tabac de Virginie et vin de Porto à ses convives et regarnir la garde-robe de son invitée chaque saison.» (p.177)

Il y a aussi la cité avec son aristocratie commerçante et militaire qui régente la population qui vit éparpillée sur la côte et doit se débattre avec les caprices du climat. Le rêve de tous est d’être acceptés comme ressortissants de la ville, ce qui ne se produit que rarement. Et, ils doivent gagner leur appel par des gestes de bravoure avant de faire partie des élus. Ce n’est pas sans suggérer l’attrait que les métropoles exercent sur les gens des régions et la césure qui existe toujours entre les périphéries et les capitales. Cette tension, il faut croire, dure depuis la nuit des temps.

La cité de l’art, de la culture, des grandes fortunes, des militaires qui n’ont jamais à se salir les mains pour survivre. Sur les côtes, (il suffit de se référer à la carte des débuts pour bien se situer) dans un milieu rude, sans pitié, les activités se moulent aux saisons. Un monde d’analphabètes opposé à celui des lettrés et du raffinement. 

«Dans ces hameaux, l’autorité des femmes se logeait dans l’absence des hommes et la vie y était régentée par les patronnes des hangars à salage qui supervisaient l’habillage du poisson et en négociaient le prix. Les autres s’occupaient des tâches jugées secondaires : surveiller les bambins, éplucher les oignons, tresser les paniers et compléter les travaux de petite couture.» (p.25)

 

DANAÉ POUSSIN

 

Pour se faufiler dans l’archipel, Dominique Scali s’accroche à une femme qui possède des aptitudes exceptionnelles. Danaé Berrubé-Portanguen dit Poussin, une orpheline, nage comme une sirène et ne craint pas les vagues et les vents. Elle réussit avec ce don à faire le lien entre le monde marin et la terre. Assez éduquée pour lire, ce qui n’est pas le cas de la plupart des gens, Danaé rencontrera des hommes qui lui permettront d’aller en haute mer, de plonger et d’atteindre des épaves que les autres maraudeurs ne peuvent piller, de sauver un poète de la noyade et de devenir une belle de la cité qui se tracasse de ses souliers et des froufrous de ses robes. 

Cette audacieuse se moque des marées, des tempêtes, suit des têtes fortes qui s’imposent et sont des chefs de file. Danaé vivra toutes les épreuves et tous les soubresauts de son époque. «Selon nos archives, elle est née cinq ans avant le Massacre des Premiers hommes et décédée quatre ans avant la Grande Rotation. On nous dit qu’elle a été enfant du rivage, naufrageuse sans scrupules, secoureuse sans limites, fille de pilotes, mère d’orphelins, héritière d’une arme dont elle ne sut jamais se servir à temps.» (p.10)

Elle débutera dans la vie en s’attachant à Énoc Martel, un citoyen qui ne sait rien faire de ses mains sinon manier l’épée et tenir de beaux discours. Il finira par se faire enseignant itinérant, apprenant à lire et à écrire aux enfants.

Danaé est notre guide même si nous la perdons de vue de temps en temps entre deux marées. Elle nage et plonge dans les vagues les plus affolantes et revient sur terre avec des images et des connaissances que nul ne possède. 

Sa véritable aventure débutera quand elle devient la compagne de Renaud Bertiz, un pilleur d’épaves. Les deux feront équipe. Mais comme la vie est fragile, cette union durera le temps de quelques saisons. Il y aura aussi le poète de la cité Artimon Phélan qui lui permettra d’apprendre les convenances et les bonnes manières, surtout l’art de ne rien faire de ses jours. Enfin, elle vivra un lien solide avec Jacques Duval, son dernier amoureux, un pilote qui guide les vaisseaux entre les écueils de la côte pour les empêcher de faire naufrage. Danaé passera ainsi de pilleuse d’épaves à compagne d’un capitaine qui sauve nombre de navires du désastre.

 

PERSONNAGE

 

Pourtant, le cœur de cet ouvrage n’est nul autre que l’océan avec ses humeurs, ses caprices, les folles marées qui prennent le continent d’assaut et tente de tout emporter dans ses ressacs. Dominique Scali renoue avec les grands romans du XXVIIIe qui nous entraînaient dans des univers où les humains devaient confronter les forces de la nature pour survivre. Je pense à Victor Hugo et ses Travailleurs de la mer où Gilliat s’acharne à sauver une épave afin d’épouser la femme de ses rêves. 

Dominique Scali a le don d’esquisser des fresques où des dizaines de personnes vibrent et réagissent aux humeurs de l’océan qui leur offre tout et qui peut les laisser nus au milieu des débris. Une véritable initiation à la navigation à la voile, à l’univers des marins qui finissent presque tous par périr lors d’un naufrage. Tout cela en n’oubliant pas de s’attarder au sort des femmes qui restent sur les rives et qui attendent en surveillant l’horizon en silence. 

C’est époustouflant. 

Madame Scali a fait des recherches incroyables pour créer ce monde et surtout lui donner des ancrages solides. Impossible d’échapper à ses héros qui s’arrachent du quotidien et tiennent tête au destin et à la fatalité. Souvent subjugué, je me suis laissé porter par un vent auquel nul ne peut résister. Elle semble tout connaître des tempêtes, des bourrasques, des squares qui surprennent les marins, des marées et des trombes des changements de saison, les réactions des bâtiments dans la vague et la tourmente. On le vit, on le sent dans son corps et son esprit. 

«Les équinoxes étaient des épreuves auxquelles aucun riverain ne s’accoutumait. Ce qui mettait les nerfs à vif, c’était de savoir qu’on ne pouvait jamais savoir ce qui allait arriver. Un moment vous étiez au sec et à l’autre, vous nagiez au milieu des bouillons. Les novices évaluaient le rythme des giclées et finissaient pas se dire “bon, ça devrait aller”, tandis que les riverains expérimentés n’étaient plus dupes. La montée de la mer n’est pas comme le gonflement de la rivière; elle ne progresse pas, elle gifle. Elle se donne des élans, elle se replie pour mieux attaquer. Elle arrache des bouts à la terre pour mieux les lui relancer. On dirait parfois que la mer veut jouer.» (p.318)

Une avancée dans un siècle révolu où les gens allaient à pied, empruntaient surtout des embarcations pour passer d’un lieu à un autre. Un monde bien avant le bruissement des moteurs et des grandes villes éclairées la nuit. Un espace où les hommes et les femmes pouvaient rêver devant l’horizon, profiter d’un naufrage ou du malheur d’un marin, survivre en ne ménageant jamais ses efforts et atteindre une certaine aisance matérielle quand ils possédaient une habileté particulière pour la navigation et la pêche.

Un univers qui maintient des rites, des chants, des fêtes, des rencontres et des cérémonies funèbres où l’on rend les corps à la mer. Surtout, Dominique Scali a inventé une langue qui colle au français du XVIIIe et nous fait entendre une musique qui vient peut-être du parler de nos ancêtres qui n’hésitaient jamais à forger des mots pour mettre la main sur la réalité. 

Le type de livre que je cherchais en sortant de mon adolescence, quand je rêvais de partir sur les routes, de foncer dans des forêts inexplorées et troublantes. Des personnages qui savent affronter leur destin et vivre pleinement le moment présent et les surprises de la vie. C’est pourquoi j’ai tant aimé Victor Hugo alors parce que ses fictions m’emportaient loin, dans le mystère et le dépassement. 

Dominique Scali est certainement l’une des écrivaines les plus singulières de maintenant. Elle n’hésite pas à se confronter aux grands récits et à foncer dans l’inconnu. Ça permet de croire que le rêve est possible malgré l’avenir qui se défait et bouche les horizons. La lecture peut être une expérience formidable quand une romancière comme Scali prend la barre et met le cap sur l’aventure, réinventant l’univers, l’art de respirer et de s’exprimer. 

 

SCALI DOMINIQUELes marins ne savent pas nager, Chicoutimi, La Peuplade, 2022, 526 pages.

 

https://lapeuplade.com/archives/livres/les-marins-ne-savent-pas-nager