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lundi 2 avril 2012

Larry Tremblay bouscule toutes les frontières


Le retour de Larry Tremblay au roman mérite d’être salué. Depuis 1989, il a écrit plus d’une vingtaine de textes, explorant le récit, le théâtre et la poésie. Il faut remonter à 2002 pour trouver «Le mangeur de bicyclette», un roman qui l’a propulsé parmi les finalistes du prix du Gouverneur Général du Canada.
S’il y a une constance chez Larry Tremblay, ce sont ces équilibres ou ces déséquilibres qui lient les individus dans la violence, la passivité, la révolte et la possessivité destructrice. Ce jeu du dominant et du dominé constitue la trame de «Piercing» où un gourou manipule ses disciples et les déforme dans leur corps et leur esprit. Dans «Abraham Lincoln va au théâtre» cette thématique prend plusieurs directions. Laurel et Hardy incarne cette relation trouble et fragile entre la victime et le bourreau. Le metteur en scène écrase les comédiens et vient ajouter à ce drame tout comme le geste du meurtrier John Wikes Booth. Une œuvre dérangeante et magnifique. Amour obsessif et dépendance aussi dans «Le mangeur de bicyclette».
Larry Tremblay pousse tout à la limite. Sadisme, violence pour explorer des pulsions qui brisent les êtres et les poussent dans l’horreur. Ces forces malheureusement constituent nos sociétés qui hésitent entre l’équilibre et le déséquilibre, la sainteté et la démence.

Figure du Christ

Edgar, dominé par une mère qui l’a élevé seule se retrouve déboussolé à la mort de celle-ci. Associable, miné par des pulsions violentes et l’automutilation, il hante la maison, son héritage, entouré de toute une quincaillerie religieuse. Il est devenu le conservateur du musée d’Anne-Marie, une femme qui n’a pas su l’aimer. Il recueille une jeune fille battue et laissée pour morte par des hommes en uniforme dans le cimetière où il s’était endormi sur la tombe de sa mère. Tout bascule alors.
«J’eus beaucoup de difficulté à dégager les bras de la jeune fille. Les manches de sa robe lui emprisonnaient les épaules, qu’elle avait plutôt fortes. Mes manœuvres maladroites n’éveillaient chez elle aucune réaction. Couchée ainsi, plongée dans une immobilité inquiétante, elle éveillait en moi l’image ridicule, vu les circonstances, de la Belle au bois dormant. Mais ce vestige romantique s’évanouit dans un fracas quand je réussis à lui enlever sa robe et ses sous-vêtements. Comment ne m’étais-je pas aperçu plus tôt que j’avais ramené un homme à la maison?» (p.29-30)
Edgar s’occupera de cet homme comme une mère nourrit son enfant, le lave, le lange et le dorlote. Amour fusionnel, maternel et paternel. Métamorphose, mort et résurrection, sexualité trouble, tout y est.

Adoration

Possessivité extrême, élimination de tous les contacts avec les autres. Edgar est entraîné dans une spirale de violences. Il gave cet homme et l’attache comme un animal qui ne cherche qu’à s’échapper. Ce barbu au visage du Christ est capable du pire quand il réussit à se libérer. Cette bouche dévoreuse devient un monstre. Par sa passivité, son inertie, il parvient à dominer complètement le bourreau.
Larry Tremblay dérange.
Le bagage génétique est de la dynamite qui peut exploser à tout moment, ravager tout en soi et hors de soi. L’héritage est marquant et difficile à cerner. Le père d’Edgar a violé sa mère et elle a voulu tuer son fils à plusieurs reprises. Sa naissance en a fait le meurtrier de son père en quelque sorte. Tout est écho chez Tremblay. Le roman est constitué de miroirs déformants qui reprennent sans cesse la même obsession pour la pousser à son paroxysme.
J’ai oscillé tout au long de ma lecture entre la fascination et la répulsion. Qui sommes-nous? Quel être se cache en chacun de nous? De quelles monstruosités sommes-nous capable? Qui peut libérer ces forces aveugles et destructrices? À couper le souffle, à hurler devant certaines scènes où l’horreur s’affirme dans une sorte de volupté.
Larry Tremblay s’aventure au cœur des pulsions qui font les saints ou les tortionnaires. Un texte qui m’a entraîné dans des zones que je n’aime guère explorer. Malheureusement, ces pulsions existent et l’actualité se plaît à nous le rappeler à tous les jours. Extrêmement dur et perturbant. Un véritable électrochoc. Un roman particulièrement questionnant. J’en suis encore abasourdi.

«Le Christ obèse» de Larry Tremblay est paru aux Éditions Alto.

lundi 26 mars 2012

Gérard Pourcel fait preuve d’un bel humanisme


«Chroniques d’une mémoire infidèle» de Gérard Pourcel m’a rappelé ces moments où nos vies se sont croisées dans le monde de la littérature. J’avais déjà lu au moins huit des onze nouvelles de son récent recueil. Des textes parus dans différents collectifs et tous remaniés pour le meilleur.
Cet écrivain, qui publie rarement, m’a entraîné sur la Côte-Nord, à Cuba, au Mexique, Montréal et les États-Unis. Parfois aussi en Bretagne, par le biais de la mémoire, là où il est né.
Un monde où le je de l’auteur nous interpelle et devient le fil conducteur de ces textes rédigés au cours des ans. Il y partage son amour pour les voyages, les plages chaudes et ensoleillées, les rencontres fortuites qui bouleversent souvent.
«Ma main enhardie s’était, par un hasard prémédité, rapprochée de son bras qu’il n’avait pas retiré. Nos conversations à cinq passagers se poursuivaient en toute innocence. Mon pouce, dans un long va-et-vient, caressait cette peau satinée. Ma crainte ou ma honte de rencontrer le regard de Mouloud. Puis, ses yeux complices, d’un noir intense, et son large sourire…» (p.38)
Des moments de tendresse, une complicité qui ne porte guère à conséquence. Une reconnaissance de l’être je dirais, au-delà des langues et des balises de la société.
Ce nomadisme ne l’empêche pas d’observer les humains, les hommes en particuliers. Une humanité souvent blessée qui n’exige qu’un regard, un peu d’écoute et surtout de l’empathie.

Quotidien

Cet écrivain trouve ses sujets dans le quotidien et fait de son lecteur un complice et un confident. La recherche d’un endroit où stationner son auto dans les rues de Montréal permet une rencontre émouvante, des visites à une dame dans un foyer le fait se buter à une machine inhumaine. Un séjour à Cuba, une plongée dans une tempête de neige sur les routes de la Côte-Nord, un moment partagé avec un jeune Innu où il effleure subtilement la cohabitation difficile entre les Blancs et les Autochtones. Partout, Pourcel témoigne de la grandeur et de la bêtise des humains. Partout l’aveuglement peut provoquer des catastrophes.
Il réussit souvent à créer un suspense qui vous emporte dans un véritable tourbillon. Les «cangregos» qui hantent le voyageur lors d’un séjour à Cuba ou l’impatience d’un camionneur qui en fait un meurtrier sur la route, quelque part entre Sept-Îles et Baie-Comeau.
«Le conducteur du poids lourd s’impatienta. Il actionna sa corne de brume qui fit sursauter les deux occupants. Il dépassa la voiture, l’engloutissant dans un maelstrom de neige, de glace et de boue. Les essuie-glaces de la petite voiture opacifièrent le pare-brise. Plus aucun point de repère. Ne pas dévier, ni à droite, ni à gauche. Le temps parut horriblement long. La sueur dans les yeux. Les verres de contact qui se brouillent.» (p.136)
Le pire arrive bien sûr.
 
Indignation

Gérard Pourcel reste allergique, heureusement, à tout ce qui est règlements et directives imposées. Les dictatures se retrouvent dans un foyer pour personnes âgées ou à Cuba. Partout, ces régimes rendent tout le monde paranoïaque, y compris le narrateur.
J’aime cette façon de voir, ces rencontres éphémères et souvent sans lendemain, le tragique qui se drape des couleurs du quotidien. L’absurde aussi. J’aime la tendresse muette de «L’homme au prunier», un véritable petit bijou qui va au-delà des langues et des effusions.
Une indignation de bon ton qui ne se fait jamais revancharde mais qui montre bien les travers de notre société. Des nouvelles qui m’ont remué même si je n’en étais pas au stade de la découverte. Un voyage du côté des hommes et de leurs obsessions souvent ridicules, une affirmation de soi dans ses convictions, son orientation sexuelle qui s’exprime dans la plus belle des libertés. Une tendresse, un humanisme qui le fait s’attarder auprès des plus démunis sans pour autant devenir moralisateur. Un monde peu souvent exploré que Pourcel décrit avec une belle maîtrise, un amour inconditionnel de la littérature qui le suit partout et qui constitue une trame qui nous permet d’avancer dans le labyrinthe qu’est la vie.

«Chroniques d’une mémoire infidèle» de Gérard Pourcel est paru aux Éditions de La Pleine lune.

lundi 19 mars 2012

Une enfance belle d’odeurs et de couleurs


Michèle Constantineau, dans «L’épingle à chapeau», m’a un peu dérouté au début, il faut le dire. Simone, une adolescente, part pour une fin de semaine à Val-David avec des amis. Elle quitte ses parents pour la première fois, rencontre son amoureux et puis quelques pages plus loin, le personnage semble s’être évanoui. Il m’a fallu un certain temps pour comprendre que j’avais affaire à la même personne. La narratrice raconte sa vie en faisant des bonds dans le temps et l’espace. Une fois le fil retrouvé, j’ai suivi l’interlocutrice avec plaisir.
Comment ne pas apprécier ces moments de vie qui se moquent de toute chronologie? Après tout, la mémoire est rarement linéaire et souvent elle se permet des sauts en avant et en arrière.
Il reste ces traces indélébiles, ces nœuds qui échappent à tous les glissements et créent un récit qui, parfois, peut prendre des directions étonnantes.

Un album

Michèle Constantineau jongle avec des souvenirs, des moments qui s’animent au fil des pages. Un périple plein de bonheur et de tendresse.
«Marie-Ange n’est plus. La cuisine des jeudis a disparu. Mais les images demeurent. Comme une danse entre le comptoir et le four, une symphonie chimique se transposant en odeurs, en couleurs, en chaleur.» (p.27)
On retrouve la petite Simone à l’école primaire, avec ses amies et un petit garçon solitaire. Des vacances dans la région de Rawdon avec une grand-mère sévère et aimante à sa manière, des tantes solitaires qui la gâtent. Des secrets à peine effleurés pour préserver le charme et l’aura du mystère.
«Son col monte jusqu’à son cou et doit se fermer derrière, sous son chignon gris, car je ne vois nulle attache. Aucune dentelle nulle part. Tout chez elle est sombre. Cela ne m’effraie pas, j’y suis habituée. Ne bougent dans le soleil que ses mains aux longs doigts. Avec son petit couteau, grand-mère gratte la pelure effilochée des grelots nouveaux. Sur ses mains, des taches brunes. Brunes comme les patates que gratte grand-mère dès que la lumière d’été commence à décliner.» (p.40)
Des amours, des amitiés, des moments de pur bonheur dans une campagne qui distille les odeurs et les saveurs. Les différends des parents aussi, une mère que l’on sent malheureuse, un père qui, malgré certains efforts, reste prisonnier peut-être des toiles qu’il peint jour après jour. Madame Constantineau préfère souvent laisser le lecteur deviner. Elle préfère aussi demeurer fidèle à la petite fille de l’époque. Rarement elle laisse la parole à l’adulte qui pourrait expliquer bien des choses et piétinerait le mystère.

Pudeur

«À certaines minutes, je ferme les yeux et j’inspire, essayant de départager les sensations qui m’enveloppent. Dans un élan de camaraderie, j’essaie de donner à chacune un nom, j’échoue, puis, comme ça ne change rien, j’éclate alors de rire en rouvrant les yeux. Dans cette île de foin, de lumière, de chaleur et d’odeurs, à bras ouverts je vis l’été, je suis l’été.» (p.59)
Michèle Constantineau raconte en souriant tout ce qui fait la vie, ce qui demeure quand on se retrouve avec plus de passé que d’avenir.
«Alors la lune est venue vers Simone la vieille, comme elle était venue vers Simone bébé. Elle entre par une fenêtre ouverte, par le trou de la serrure ou, comme ce soir, se faufile à travers les rideaux qu’une main impatiente a tirés pour qu’enfin Simone dorme. Et Simone sourit. Elle reconnaît son amie. Se rappelle aussi combien elle avait été heureuse de la retrouver, il y a si longtemps, dans son premier livre de lecture: la la la… lu, lu, lu… la lune.» (p.131)
Une manière impressionniste d’écrire qui convoque tous les sens.
Une sorte d’album de photographies qui vibrent quand l’auteure les effleure du bout de la mémoire. Des confidences, des propos qui font du bien et qui démontrent un bel appétit pour la vie dans ce qu’elle a de plus tendre et de plus marquant. Récits pleins de finesse. Une écriture que l’on savoure comme une orange juteuse dans le plus chaud et le plus beau du jour.

«L’épingle à chapeau» de Michèle Constantineau est paru aux Éditions de la Pleine lune.

lundi 12 mars 2012

Sergio Kokis nous entraîne vers la Terre promise

Sergio Kokis était hanté par cette histoire depuis son enfance. C’est du moins ce qu’il affirme à la fin de son nouveau roman «Amerika».
«L’histoire de Waldemar Salis et des gens de Lazispils, ces Russes originaires de la Baltique, restera nécessairement fragmentaire. Son résultat est soit un roman, soit une fable, même si beaucoup de ces gens existèrent vraiment et périrent comme ce fut raconté ici. Elle fut écrite parce que l’auteur la gardait dans son esprit depuis l’enfance, et il ne voulait pas qu’elle se perdit lorsqu’il ne serait plus là pour continuer à s’en souvenir, à l’enjoliver, à la transformer avec ses propres fictions au point d’en être réduit à l’imaginer entièrement à partir de simples bribes glanées il y a très longtemps.» (p.268)
Des événements qui nous font remonter au début du siècle dernier. Waldemar Salis, pasteur fils de pasteur itinérant, s’installe à Lazispils, village perdu de Livonie, après ses études. Ce rêveur est hanté par les histoires horribles que son père lui racontait pour l’endormir et les textes de la Bible. Il tente de demeurer optimiste, même s’il croit que la catastrophe est imminente. Il épouse Martha, une adolescente, se met à imaginer qu’il peut guider ses fidèles vers la Terre promise. Il confond rapidement certains passages bibliques avec ses fantasmes, surtout quand il insiste un peu trop auprès d’une bouteille de vodka. Est-il possible de tout recommencer, de trouver le paradis dans ce Nouveau Monde, cette terre d’Amérique d’où personne ne revient? Voilà bien la preuve que tous y trouvent fortune et bonheur. Tout comme personne ne revient de la mort pour informer les vivants.

Périple

Il entraînera une partie des villageois dans la forêt du Brésil où ils doivent tout réinventer. Un combat contre une nature étouffante et des insectes qui rendent fou.
Waldemar discute avec son beau-frère Alexandr Volkine, un instituteur, un réaliste qui penche plutôt du côté des communistes et des anarchistes. La grande révolution russe n’est pas loin. Ce sont des amis, des frères ayant épousé les deux sœurs. La belle-mère Alija exerçant une sorte de droit de cuissage avec ses gendres. Cette séduisante sorcière manigance dans l’ombre et sait profiter de la naïveté du pasteur. Une femme libre que Waldemar aimera plus que Martha sa femme. Il se reprochera souvent de n’avoir pas choisi la mère plutôt que la fille.

Migration

Longue marche d’abord pour atteindre Riga, des jours en train ensuite pour se rendre à Hambourg sous l’œil un peu méprisant des Allemands. Embarquement dans les cales d’un navire d’où ils ne pourront sortir. Une traversée éprouvante à cause de la promiscuité, la saleté et la chaleur. Des liens se nouent et se défont, des colères et des querelles que le pauvre Waldemar aura toutes les misères du monde à apaiser.
Les migrants finissent par débarquer à Sao Paulo, au Brésil, un pays qui n’a rien du paradis.
Le pasteur continue à répéter que tout est possible dans cette forêt où chaleur et moustiques donnent une bonne idée de l’enfer. Une tâche surhumaine les attend. Alexandr repartira vers Sao Paulo pour travailler avec un groupe d’anarchistes, plutôt soulagé que sa jeune épouse le quitte pour un ami d’enfance. Waldemar s’accrochera à son rêve et en paiera le prix.
Ils seront tous fauchés ou presque par la fièvre jaune et mourront en quelques jours. Les survivants oublieront cette histoire au bout de quelques années. Les descendants garderont une vague idée de leur origine et de la langue des parents. Même Ruben, le fils de Waldemar, élevé par sa grand-mère, ne se souviendra guère de son père.
Un rêve grandiose qui tourne à la tragédie, une épopée parmi d’autres en cette terre d’Amérique. Ils furent des millions à imaginer un monde plus égalitaire et plus libre. Kokis évoque un volet de l’aventure du Nouveau-Monde avec bonheur.
Un récit fascinant, des personnages séduisants, particulièrement Waldemar, Alexandr, Alija et quelques autres. Sergio Kokis y est à son meilleur et peint cette fresque avec une belle tendresse. Parfaitement ancré dans une réalité que nous avons malheureusement oubliée, l’odyssée de ces gens mérite d’être connue. Une belle manière de remonter le temps pour se souvenir des origines. Kokis y est juste, direct et souvent émouvant.

«Amerika» de Sergio Kokis est paru chez Lévesque éditeur.

lundi 5 mars 2012

Elena Botchorichvili invente un autre Montréal


Elena Botchorichvili a habitué son lecteur à de très courts romans qui nous plongent dans sa Géorgie natale. Un pays où tout est magique malgré l’oppression d’un régime politique qui prétend tout régler de la vie de ses citoyens. L’individu doit céder devant un collectif extravagant et particulièrement obtus et aveugle. Peut-être que cette fantasmagorie est une manière d’échapper à cette réalité difficile où les hommes et les femmes sont broyés.
Cette dimension onirique a toujours su me fasciner chez Elena Botchorichvili et m’enchanter.
Dans «Seulement attendre et regarder», la romancière s’éloigne de son pays pour installer ses personnages à Montréal. Dès les premières lignes, je me suis demandé si la magie allait survivre à l’ombre du mont Royal?
«De temps à autre le frère du professeur Dubé avait une crise. Il se mettait tout nu, il grimpait sur un arbre et chantait. Les femmes se précipitaient dans le jardin afin de le lorgner, les yeux écarquillés. Pour la première fois peut-être, ou la dernière, elles contemplaient un bel homme tout nu. On peut passer sa vie entière sans jamais voir un homme pareil.» (p.7)
Mes appréhensions ont vite été balayées.

Nations-Unies

Elena Botchorichvili entraîne le lecteur en haut de la montagne, dans la maison du professeur Dubé. Une véritable succursale des Nations-Unies où les réfugiés occupent toute la place.
Le savant polyglotte s’isole dans le sous-sol où il joue du piano et écrit des lettres à une certaine Ekaterina dont il est éperdument amoureux. Tout comme Andro son frère. Il y a aussi Natacha l’Africaine qui s’évanouit pour un rien, un certain colonel aux dents d’acier, de multiples personnages qui tournent autour de Clara, la femme du professeur, une handicapée plus ou moins consciente qui exhibe des seins parfaits.
«La demeure de l’ethnolinguiste Richard Dubé s’était très vite remplie de gens venus de toutes sortes de pays ex-postcommunistes. Les émigrés sont les débris de bateaux qui ont sombré. Ils ont été emportés par une vague sur le rivage, parfois ce sont des hommes, parfois ce sont des restes de madriers. Telles des pièces d’échecs qui tombent dans la boîte après une partie. Un roi incline la tête vers les pieds d’un pion de son adversaire, un fou furieux cajole une reine. Tous sont égaux. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous!» (p.22)
Les jours n’ont plus qu’à se faire et se défaire. Tour peut arriver et tout arrive. Des êtres perdus, obsédés qui n’arrivent que difficilement à trouver une forme d’équilibre.
 
Égalité

Tous sont marqués par des souvenirs, des amours impossibles et des désirs qui laissent pantois. Des expériences souvent horribles qu’ils ne peuvent oublier. Des préjugés aussi qui s’incrustent et perdurent.
«Vanetchka avait beau avoir déjà changé trois fois de pays, il continuait de considérer tous les gens autour de lui comme des étrangers. Pour lui, le monde était divisé en «nous» et «eux», il était fendu en deux comme une pastèque, et tous ceux qui n’étaient pas «nous» étaient des imbéciles.» (p.60)
Avec le temps, tous finissent par se disperser dans la ville. C’est peut-être le propre des émigrants de chercher à se regrouper avant d’être avalés par la société qui les accueille et les transforme.
«Le professeur Dubé n’était peut-être vraiment pas très futé, en définitive. On avait l’impression qu’il ne connaissait pas le nombre d’invités- de pique-assiettes!- qui logeaient dans sa maison, et il ne remarquait pas qu’ils parlaient tous des langues différentes. C’était Babylone, comme la ville de Montréal dans son ensemble. Il les écoutait tous; il les écoutait, mais il ne répondait pas.» (p.41)
Un regard sur Montréal très singulier. À lire et à relire pour sa manière, son monde, un univers qui fouille l’âme humaine en nous bousculant dans nos certitudes. Elena Botchorichvili est une magicienne qui fascine. Même en migrant dans sa fiction, elle conserve cet art de surprendre, ce réel fantastique que l’on quitte à regrets. Madame Botchorichvili vit à Montréal et écrit en russe. Ses ouvrages sont traduits en plusieurs langues.


«Seulement attendre et regarder» d’Elena Botchorichvili est paru aux Éditions du Boréal.

lundi 27 février 2012

Serge Bouchard aide à mieux voir le monde

SERGE BOUCHARD est devenu le plus illustre des anthropologues du Québec en empruntant tous «les chemins de travers». Lire en rafales les chroniques qu’il a rédigées au cours de la dernière décennie donne un aperçu de la pensée de cet homme qui s’est toujours tenu un peu en marge pour mieux scruter la société.
Ce nomade n’hésite jamais à prendre le volant pour traverser le Québec, se rendre à Chibougamau pour une conférence et revenir à Montréal pendant la nuit. Pas étonnant qu’il ait décidé de faire une thèse de doctorat sur les camionneurs, ces hommes, parfois une femme comme Sandra Doyon, qui traversent le continent, vivant avec des repères qui échappent le plus souvent au commun des mortels.

Il s’attarde aux autobus de son enfance qui le transportaient de Pointe-aux-Trembles au cœur de Montréal à tous les jours. Il a fini par connaître ces véhicules mieux qui quiconque.
«J’étais adolescent, atteint d’une douce folie. L’autobus avait autant d’importance dans mon éducation que l’histoire de Rome ou la grammaire grecque. Je classais, retenais, observais, je huilais et nourrissais mon cerveau avec de la matière aussi impossible qu’improbable: trois heures par jour à organiser une sorte d’univers mental que je ne pouvais partager avec personne. Mais quel bonheur, que de paix, que de consolations!» (p.31)

Le temps

Serge Bouchard aime prendre son temps, ce qui manque le plus aux gens de maintenant qui ne savent que s’étourdir en se branchant à tous les gadgets comme à un respirateur.
«Je suis un grand-père du temps des mammouths laineux, je suis d’une race lourde et lente, éteinte depuis longtemps. Et c’est miracle que je puisse encore parler la même langue que vous, apercevoir vos beaux yeux écarquillés et vos minois surpris, votre étonnement devant pareilles révélations. Cela a existé, un temps passé où rien ne se passait.» (p.20)
Une méditation sur la nature que l’on cesse de regarder faute d’intérêt. Le monde est de plus en plus comprimé dans les ordinateurs, les IPad, les IPod et autres bidules dits intelligents.
Voir le temps passer, scruter le passé pour mieux comprendre ce que nous sommes, cette Amérique qui le fascine tant, ces peuples disparus ou presque que l’on a méprisés. Une bien triste histoire. Serge Bouchard n’est guère tendre avec Christophe Colomb.
«Christophe Colomb était un marin médiocre, grand mythomane, grand parleur, menteur, peut-être le plus perdu des hommes de son temps, égaré dans sa tête, écarté dans ses voyages.» (p.132)
Et un peu plus loin.
«L’Amérique n’a pas été découverte, elle a été tuée. Elle a été assassinée, torturée, violée.» (p.133)
De quoi avaler un peu de travers.

Intime

Le chroniqueur sait aussi devenir touchant quand il raconte la lutte de sa femme contre le cancer pendant des années. Sa mère aussi, une femme fière qu’il voit vieillir.
«Juste à respirer, ma mère pose le problème de la vieillesse dans sa totale absurdité. Elle n’est ni sénile, ni débile, dans le sens d’être retombée en enfance. Elle souffre plutôt de la malédiction provoquée par ce mal dont on dit trop vite que c’est un bien: elle a encore toute sa tête! Mais qui donc voudrait avoir toute sa tête, alors que l’échéance approche sans vraiment s’approcher, alors que toutes ses fonctions vitales, les unes après les autres, commencent à faire défaut? La conscience aiguisée ne s’avère pas toujours une bonne façon de voir. Celui qui ne meurt pas se condamne à vieillir, et dans les affaires humaines la longue durée n’a pas de valeur en soi.» (p.111)
Particulièrement juste et émouvant quand il rend hommage à son ami Bernard Arcand disparu trop rapidement.
Serge Bouchard est l’homme des voyages, des légendes et des mythologies amérindiennes, des longs périples sur les routes qui deviennent des méditations sur la vie, la mort, le temps qui s’ouvre devant soi et s’éloigne dans le rétroviseur.
Lire ces chroniques, c’est prendre la décision de penser à soi, redécouvrir l’Amérique et ses peuples, celle d’avant la Conquête et l’hégémonie anglophone. C’est s’attarder auprès d’hommes et de femmes qui ont connu des destins fabuleux. Peut-être aussi, et c’est le plus important, apprendre à voir et à regarder pour trouver un sens à la vie.

«C’était au temps des mammouths laineux» de Serge Bouchard est paru aux Éditions du Boréal.