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dimanche 24 avril 2011

Pierre Gélinas demeure un écrivain actuel


Pourquoi un écrivain, malgré des œuvres percutantes, reste-t-il inconnu? Comment expliquer l’indifférence des lecteurs et de la critique devant un roman qui se démarque par son sujet et son originalité? Est-ce parce que l’auteur heurte la société des bien-pensants ou parce qu’il aborde un sujet que l’on ne souhaite pas explorer? Comment cerner les raisons qui font qu’un romancier est adopté ou rejeté par son milieu?
Il faut remercier les Éditions Trois-Pistoles et Victor-Lévy Beaulieu pour avoir sorti des oubliettes «Les vivants, les morts et les autres» de Pierre Gélinas, un ouvrage, publié il y a plus de cinquante ans et qui a sombré dans l’oubli. J’avoue, à ma grande honte, tout ignorer de cet écrivain.
«Et pour cause : sa première édition, qui remonte à 1959, est épuisée depuis longtemps. Le roman, du coup, est devenu introuvable ailleurs que dans les librairies d’occasion où on pouvait toujours le dénicher si on avait de la chance, et il en fallait beaucoup car, même là, il était devenu une perle rare… … La mort de Pierre Gélinas l’an dernier, disparu dans un silence quasi total, a confirmé en effet son statut tout à fait singulier dans la littérature québécoise contemporaine à laquelle cet écrivain appartenait sur le mode de l’absence.» (p.11)

Le héros

Maurice Tremblay, un fils de bonne famille, rompt avec son milieu et s’enrôle dans les luttes ouvrières. Il s’initie dans les chantiers de la Windigo, vit le conflit de la Dominion Textile à Montréal et celui du magasin Dupuis Frères dans les années 50. Assemblées syndicales, enquête de la police, violence sur les lignes de piquetage, duplicité de certains chefs des unions américaines, arrestations sont au menu. Maurice finira par devenir membre du Parti communiste du Canada et se présentera aux élections dans Saint-Henri, le quartier devenu célèbre grâce à «Bonheur d’occasion» de Gabrielle Roy.
««Les vivants, les morts et les autres » s’avère tout compte fait un remarquable roman d’apprentissage social, un des très rares que compte notre littérature romanesque. Et cet apprentissage, cette connaissance progressivement acquise du monde et des hommes, est mis en scène dans un cadre aussi très peu souvent mis en représentation dans la fiction d’ici : le milieu ouvrier, l’univers de l’action syndicale et politique.» (p.27)
Tout s’effrite quand les militants lisent le rapport Khroutchev qui montre Staline en tyran qui a éliminé tous les opposants en Russie. Meurtres, tortures, emprisonnements, tout y est. Le parti implose et Maurice se retrouve avec un idéal en miettes.

Un monde

En parcourant «Les vivants, les morts et les autres», on constate que ce roman avait tout pour choquer les bonnes consciences de l’époque. Duplessis mourait à Schefferville, l’année de la parution de cet ouvrage, ouvrant une porte sur la Révolution tranquille. Le clergé, les dirigeants du monde politique et des affaires, avec les tenants de la culture, sortaient tous des cours classiques où le mal et le bien se partageaient l’espace, Le roman de Pierre Gélinas plonge dans un milieu «diabolisé» par la bonne société.
Il bousculait le clergé, les gens d’affaires en mettant en scène des travailleurs et des militants qui flirtaient avec le communisme dans un Québec et une Amérique qui baignaient dans le maccarthysme. Gélinas décrit les luttes ouvrières, la duplicité du monde politique et judiciaire, la collusion de la police avec les patrons pour écraser les grévistes. Une saga comme il en existe peu au Québec.

Justesse

Une belle manière de comprendre les années qui ont précédé la Révolution tranquille. L’émeute du Forum de Montréal, entourant la suspension de Maurice Richard en 1955, vaut à elle seule le détour. Un éclairage différent sur l’histoire récente du Québec et les mouvements sociaux que la littérature ignore beaucoup trop souvent. Même de nos jours, les luttes ouvrières et le monde du travail sont boudés par les littéraires.
Une redécouverte, une lecture passionnante, un roman à lire absolument. Pierre Gélinas mérite que l’on s’attarde à son oeuvre et qu’on lui fasse enfin une place dans la littérature québécoise.

«Les vivants, les morts et les autres» de Pierre Gélinas est paru aux Éditions Trois-Pistoles.

dimanche 17 avril 2011

Marie Clark mélange le réel et le virtuel

«Mémoires d’outre-Web» de Marie Clark plonge le lecteur dans un monde de marginaux qui ont du mal à séparer l’imaginaire du réel. Benjamin, branché sur les jeux virtuels, vit un moment difficile. Sa meilleure amie s’est suicidée. Il entreprend alors un pèlerinage pour comprendre ce qui s’est passé dans la tête de sa copine. Il ignore tout de la ville, ayant vécu en reclus jusqu’à maintenant. 
«En sortant, le fantôme de Ralph s’est mis à me recoller les semelles de sa présence subtile. Je me suis assis sur le premier banc qui m’est passé par la tête pendant que la nuit nous attrapait et je suis resté en tête à tête avec ce qui avait été son univers jusqu’à tout récemment. Le temps avait la dimension spéciale des jeux virtuels, qui nous fait l’oublier complètement.» (p.33)
La particularité de ce roman vient du langage et de sa forme éclatée. Il ne faut jamais oublier que Benjamin est hyperactif, dyslexique et dépendant du monde virtuel. En plus, il ne cesse de clavarder avec Dieu grâce à l’ordinateur.
«Bon. J’étais vraiment pas sûr de continuer, même s’il avait peut-être pas tort, après tout. Si Dieu est aussi nocif qu’il le prétend lui-même, comme il m’a déjà clavardé, ça pourrait arriver qu’il veuille en finir avec nous. Et je sais pas si je serais contre. Mais tout de même. Il y a toujours une vérité partout, je me suis dit. Le problème, c’est de tomber dessus.» (p.34)

Étrange

Un monde halluciné et chevaleresque, à l’image des jeux où il faut éliminer l’adversaire pour connaître la gloire. Un univers où les mauvais et les bons ne font jamais de quartier. Sauf que dans la vraie vie, le mort ne se relève jamais pour reprendre la course. Benjamin a beau être un virtuose de ces «guerres fictives», il a du mal à se débrouiller dans les rues où il n’arrive pas à s’orienter.
«Non, chu juste dyslexique profond en géographie des lieux, j’ai répondu, insulté.» (p.58)
Il vivra le pire et le meilleur grâce à quelques protecteurs. Divine Soleil (une proche du Dieu clavardeur peut-être) tire des ficelles et le sauve à plusieurs reprises. Difficile de savoir si nous sommes dans le fantasme ou le concret. Benjamin confrontera la mort, la violence, l’amitié, l’entraide grâce à un chat qui s’attache à lui.
Un roman initiatique où le héros triomphe de tous les obstacles pour atteindre une forme de paix et de bonheur.
«J’ai cherché ses yeux, mais ils figeaient le trottoir. J’ai pas insisté, j’avais très bien perçu sa bénédiction pour continuer la quête de la vie après elle, même si, à la fois, son sacrifice me transperçait. J’ai cherché la taille de cet astre brûlant ; elle s’est appuyée contre moi et on est rentrés comme ça, en ruisselant de tous nos feux, sans troubler l’eau calme du silence.» (p.124)

Épopée

«Mémoires d’outre-Web» est une épopée chevaleresque où le bon triomphe et les mauvais sont punis comme il se doit. Un monde où Dieu tient le clavier de l’ordinateur et où un chat protège les démunis.
«Le ciel s’est mis à se débarbouiller et, du coup, tous les vampires se sont volatilisés. J’ai enfin pu m’assoupir. Je venais juste de fermer l’œil quand mon oreiller de provisions a commencé à vouloir s’en aller, ce qui me l’a fait rouvrir, au moment où le chat gris me sautait sur la tête comme un enragé. J’ai reçu ses griffes en plein visage pendant que je me relevais pur me défendre d’un coup de bâton, pensant qu’il se retournait contre la main qui l’avait nourri, mais j’ai arrêté mon élan en constatant qu’il avait une bête pendant de la gueule, presque aussi grosse et grise que lui, avec une mauvaise queue dégarnie, et qu’il s’est mis dans un coin pour la dévorer après me l’avoir paradée sous le nez en grondant de fierté.» (p.50)
Un récit plein de rebondissements qui nous transporte dans un univers inconnu et familier. Une exploration qui confronte le réel et le virtuel pour s’inventer un langage. Exigeant, mais fascinant malgré un titre peu invitant.

« Mémoire d’outre-Web » de Marie Clark est paru aux Éditions Hurtubise.  

vendredi 15 avril 2011

Danielle Laurin cherche à comprendre

Danielle Laurin, dans «Promets-moi que tu reviendras vivant», tente de cerner ces journalistes qui «couvrent les conflits» un peu partout dans le monde.Tous les jours, l’actualité nous offre des images de ces affrontements qui secouent la planète. Des scènes percutantes ou encore des reportages qui saisissent. Il y a eu la Bosnie, l’Irak, le Rwanda et maintenant l’Afghanistan, l’Égypte et la Tunisie. Les massacres et les affrontements jalonnent l’histoire de l’humanité.
 Quelques journalistes emboîtent le pas des soldats, tentent de montrer ce que vivent les populations dans ces pays en guerre. Pour un reportage de quelques minutes, une poignée d’images, ils mettent leur vie en danger. Plusieurs sont blessés, d’autres tués. Certains sont capturés et détenus en otage pendant des semaines.
Nous oublions souvent que ces hommes et ces femmes ont des conjoints et des enfants. Ils abandonnent tout pour traquer les nouvelles qui feront les manchettes une journée ou deux. Le spectateur un peu gavé, indifférent, regarde le tout sans s’émouvoir. Mais qu’en est-il de ceux qui restent derrière et qui surveillent les bulletins d’information en se mordant les lèvres.
«Je suis pleine de questions, pleine de doutes. Pleine de rage. J’ai envie de me jeter sur toi, de te rouer de coups, de te mordre jusqu’au sang. J’ai envie de pleurer, envie que tu me prennes dans tes bras. Je voudrais te caresser la joue. Tout ça en même temps.» (p.10)

Pourquoi

Danielle Laurin a questionné Florence Aubenas, Roger Auque, François Bugingo, Michel Cormier, Sara Daniel, Pierre Foglia, Céline Galipeau, Anne Nivat et bien d’autres. Des noms connus de ceux qui suivent l’actualité. Ils sont quasi des familiers.
Ils ont vu des massacres, des bombardements et les corps mutilés. Pourtant, s’ils peuvent décrire les manœuvres des militaires sur le terrain, ils demeurent silencieux avec leurs proches, refoulant leurs émotions et leurs peurs. Ils deviennent peu à peu un inconnu pour l’épouse et les enfants.
«C’est insensé ce que je fais là. Et je le fais pourtant. Je cherche qui tu es, qui est l’étranger qui partage ma vie, à travers ces reporters qui risquent leur vie dans la guerre.» (p.37)
Pourquoi mettre sa vie en danger? Pour être là où ça se passe, témoigner, bousculer les choses... Certains militent, d’autres se contentent d’être un regard malgré la mort qui frappe partout. 
«Changer le monde, venir à bout de la violence, mettre fin à la guerre, ce n’est pas le rôle des travailleurs humanitaires. Pas plus que ce n’est le rôle des journalistes qui, d’ailleurs sont là pour témoigner, raconter ce qu’ils voient.» (p.173)
Danielle Laurin cerne ces kamikazes sans pour autant réussir à apaiser ses peurs et ses colères. Ces journalistes se précipitent là où la vie et la mort se tiennent par la main. Ils reviennent perturbés, incapables souvent de s’adapter à un monde qu’ils trouvent futile. Tout comme les militaires qui vivent difficilement leur retour après une mission de combat.
Un récit touchant, juste et bellement senti. Un témoignage exceptionnel.

«Promets-moi que tu reviendras vivant», de Danielle Laurin est publié aux Éditions Libre Expression.

Éva et Ruda Roden témoignent de l’horreur

L’holocauste ne cesse de refaire surface dans des films, des ouvrages de fiction, des récits et des témoignages. Ces écrits donnent encore la chair de poule, plus d’un demi-siècle après la Deuxième Guerre mondiale et les folies nazies.
Éva et Rudolph Roden ont d’abord publié leur récit en 1984. Vingt-six ans plus tard, la traduction française demeure percutante et bouleversante. Les deux voix se relancent et s’entremêlent, décrivent l’horreur. Une formidable histoire d’amour entre deux idéalistes, un rendez-vous avec la folie des hommes obsédés par le racisme et la haine.

Tchécoslovaquie

Ils vivaient en Tchécoslovaquie, dans un milieu aisé avant ces événements qui ont déchiré l’Europe et marqué toutes les mémoires.
La signature des accords de Munich sonnait le glas pour ce pays. Les Allemands occupaient la Tchécoslovaquie qui était, pour ainsi dire, démantelée. Les citoyens juifs devaient porter l’étoile de David sur leurs vêtements. Ils perdaient leurs droits civiques et devaient partager leurs demeures avec d’autres familles. Un père était arrêté, un oncle disparaissait. Les plus folles rumeurs circulaient. Peu à peu, tous furent déportés dans des camps de concentration. Des populations entières se sont retrouvées dans ces trains de la mort.
Éva et Ruda se retrouveront à Auschwitz, le lieu même de l’horreur. Difficile d’imaginer que l’on envoyait, avec une logistique et une efficacité démentes, vingt mille personnes à la mort à tous les jours. Un raffinement dans la barbarie qui dépasse toutes les limites.
«Aujourd’hui, lorsqu’il m’arrive de penser à Auschwitz, je ne vois que les grandes cheminées à moitié dissimulées par les bouleaux, crachant des flammes et de la lumière âcre. Je sens l’odeur fétide des os carbonisés et mes bras se couvrir d’une très fine poussière poudreuse, le résidu des cendres humaines qui se déposait sur nous et sur tout ce qui nous entourait. Je pense à l’éternelle boue, ressemblant à du sable mouvant, qui nous avalait jusqu’aux genoux. Mais plus que tout, je vois les enfants.» (p.112)

L’enfer

Le travail quotidien, la faim, l’humiliation, la délation, les délires des gardiens, la peur, la promiscuité, l’humidité et le froid deviennent le quotidien. Et la faim, toujours la faim, cette faim qu’il est impossible de satisfaire. La cruauté, l’aveuglement et la haine poussés à leur paroxysme.
Les écrits d’Éva et de Ruda décrivent les camps dans les gestes les plus simples, s’attardent à la lutte pour un peu de nourriture et des vêtements. Ce sont des héros qui se sont battus au jour le jour. L’espoir survit malgré tout. L’amour et l’amitié entre les prisonniers peuvent triompher de tout. Éva et Ruda ont peut-être été chanceux de connaître cet amour inébranlable.
«Nous le constatons tout autour de nous, et nous avons peur ; peur pour tout le monde, mais surtout l’un pour l’autre. Tant que nous sommes ensemble, nous y arriverons, mais si… je ne veux seulement pas y penser – je ne crois pas que je le supporterais, si nous étions séparés – je crois que je cesserais d’exister. Je ne voudrais pas vivre.» (p.64)
Ils ont pu garder l’espoir et la volonté de survivre. Ce n’est pas le cas de tous. Ils vivront la libération avec l’impression de quitter l’enfer.

Migration

Le couple migre au Canada pour se donner un autre avenir et se refaire une vie. Ils n’oublieront pas, comment pourraient-ils? Il faut se souvenir pour empêcher que de semblables horreurs se répètent. Malgré tout, l’histoire démontre que ces crimes ne cessent de se multiplier partout sur la planète. L’humain apprend difficilement de ses folies.
Un incroyable message d’espoir et d’amour qui résiste à tout. Assez pour croire à un avenir meilleur.

«Éva et Ruda» d’Éva et Rudolph Roden est paru Éditions du Passage.

Arlette Fortin livre un dernier récit touchant

L’émotion est grande quand on se penche sur «Clara Tremblay chesseldéenne» d’Arlette Fortin. L’écrivaine décédait quelques mois après avoir terminé ce manuscrit, en août 2009.
Ce récit met un point final à une carrière trop courte, est donc l’ultime rencontre de l’auteure avec ses lecteurs.
 Une vieille dame navigue dans ses quatre-vingt-treize ans et vient d’emménager dans un CHLD. Sa famille lui a un peu forcé la main, il faut dire. Si elle possède toute sa lucidité, son corps connaît des ratés. Le temps est sans pitié. Clara a eu quinze enfants, vivant des joies. Comme les plus grands malheurs. La mort de son fils Bruno, assassiné, reste un moment qui la bouleverse encore, des années plus tard.
«Quand on a le corps en perdition comme je l’ai, les histoires se mélangent dans nos têtes. La vie tout autant que la mort s’emmêlent de nœuds pas défaisables». (p.14)
Clara, qui a toujours été fière et indépendante, se retrouve dans un milieu où tous ont rendez-vous avec la mort. Elle garde la tête haute, s’occupe de ses voisines, ne peut s’empêcher de voir ce qui se passe dans l’établissement.

Quotidien

La confusion, les pertes de mémoire, l’incontinence et la solitude sont le quotidien de tous. Clara partage une chambre avec une mourante.
Elle est chanceuse malgré tout parce que sa fille Julienne lui rend visite une fois par semaine, faisant le voyage depuis son lointain Chicoutimi jusqu’à Québec.
«Parce que nous autres aussi on est du vrai monde. Même dérinchés, maganés d’la voiture, égarés pour d’aucuns, pas capables de grouiller pour d’autres, on est du monde pareil. Du vieux vrai monde  presque fini, mais du vrai monde». (p.24)
Clara lutte pour la dignité et le respect. C’est tout ce qu’on peut revendiquer quand la vie ne tient qu’à un fil, quand le bonheur s’accroche à un sourire ou à un léger attouchement. La considération dans un établissement où le personnel est débordé et qu’il ne peut lui consacrer que quelques minutes par jour est un bien précieux.
«Y s’est passé ça pis y s’est passé aussi une très belle conversation avec la garde qui m’a aidée à me coucher. C’est bien pour dire qu’entre rien faire pour notre bien-être ou faire des presque riens de rien du tout, ça fait une différence très appréciable. Une grosse différence parce que c’est là, précisément dans cette différence-là, que la vie se reconnaît comme étant présente à soi pis aux autres. C’est pour ça que j’arrête pas de me chercher des petites activités de rien du tout.» (p.38)
Un témoignage incisif, une description minutieuse de la vieillesse, des lieux où des gens frappés par la maladie attendent le dernier virage. Clara voudrait bien bousculer les choses, avoir sa chambre et un peu d’intimité, mais avec le temps tout devient impossible. La femme vive et indépendante vivra son dernier jour en chesseldéenne bien malgré elle.
Un récit bouleversant. Arlette Fortin savait certainement qu’elle écrivait là son dernier ouvrage. Un regard sans complaisance sur le vieillissement. Un sujet que la littérature ne fréquente guère et que l’on refuse souvent de voir. Rappelons qu’Arlette Fortin a remporté le prix Robert-Cliche en 2001 avec «C’est la faute au bonheur».

«Clara Tremblay chesseldéenne» d’Arlette Fortin est paru aux Éditions de la Bagnole,

dimanche 10 avril 2011

Catherine Leroux fait une entrée fracassante

Photo Ivanoh Demers, La Presse
 «La marche en forêt» de Catherine Leroux se présente comme un album qui présente plusieurs générations de la famille Brûlé. À commencer par la lointaine ancêtre Alma, une Autochtone farouche qui a connu une vie qui sort de l’ordinaire. Ayant du mal à s’adapter à la sédentarité, elle quitte ses enfants à la mort de son mari, vit l’épopée de la construction du train dans l’Ouest et la guerre des Sécession aux États-Unis. Un personnage qui mériterait un roman à elle seule. Une femme qui vivait avec les hommes et comme les hommes. Certains de ses descendants ont peut-être hérité de son caractère farouche et de sa violence qui peut surgir sans prévenir. Qu’héritons-nous de nos ancêtres? Y aurait-il en nous des pulsions que nous avons du mal à expliquer et à comprendre?
Plus près de nous, les Brûlé s’étourdissent dans les dédales de la vie. Hubert est condamné pour le viol de plusieurs jeunes femmes. Il deviendra prédicateur après avoir connu «l’illumination» en prison. Un fils que son père renie. La rencontre de Normand et Hubert qui cherche le pardon est une scène forte, rare.
«- Le pire, c’est que t’as même pas essayé. T’as rien dit pour expliquer tes actes. Il y a peut-être du monde qui aurait aimé ça comprendre. Il y a peut-être des filles qui se demandent pourquoi ça leur est arrivé. Des gens qui veulent savoir ce qu’ils ont fait de croche pour transformer un bon petit gars en violeur de femmes. Mais au lieu d’expliquer, tu te jettes dans la religion comme si ça réglait tout. Et quand on te demande des comptes, tu réponds en récitant ton catéchisme. C’est pas ça, se racheter. C’est pas répondre à côté, ni laisser le bon Dieu s’en occuper.» (p.286)

Personnages

Les maladies, les décès et les séparations bousculent tout le monde. Cela n’empêche pas les embellies et les moments de grâce. La mort frappe même si on fait tout pour la déjouer. Fernand en remariant une femme beaucoup plus jeune semble défier le temps. Il sera touché dans sa tête et sa mémoire, capable de trahir des secrets refoulés.
Les fils ne sont pas épargnés par le cancer et les maladies du siècle. D’autres décrochent telle Justine qui déménage à Québec pour changer de vie. Elle prendra soin d’un autiste et vivra une relation trouble avec lui. Une autre devient artiste et connaîtra la célébrité en scrutant son passé. Des amours qui s’étiolent, des rencontres qui changent tout. La vie pousse le vivant d’un extrême à l’autre, dans la solitude comme dans la fusion amoureuse. Le lecteur passe d’un personnage à l’autre, tisse des liens et des recoupements en progressant dans une véritable forêt toujours semblable et différente.

Troublant

Plusieurs scènes restent inoubliables. Celle où Alma, après bien des aventures, revient à son lieu d’origine pour s’enterrer vivante.
«Elle s’arrête enfin, lance le bâton au loin et pose les pieds au fond du trou. Un mètre de profondeur, à peine. C’est tout ce qu’il faut. Elle s’y assied. Dans le ciel, des langues de nuages fins traversent les essaims d’étoiles. Le vent est plus doux et les animaux bruissent dans le lointain. Alma ouvre les bras et, d’un geste souple, elle ramène la terre vers elle. La boue tombe sur ses jambes comme une couverture glacée. Elle répète le mouvement avec patience, accueillant le poids du sol sur son corps. Lorsqu’elle se trouve ensevelie des pieds aux hanches, elle s’étend un peu plus et laisse glisser la boue sur son ventre et sa poitrine.» (p.299)
Une mort digne du personnage.
«La marche en forêt» exige que le lecteur se situe continuellement par rapport aux personnages. L’arbre généalogique, en début de l’ouvrage, s’avère indispensable.
Peu à peu on se familiarise avec ces femmes et ces hommes que l’on suit avec grand plaisir.
Catherine Leroux réussit une fresque qui bouscule le temps et l’espace. Une expérience de lecture qui devient une aventure américaine étonnante. Un texte où l’art visuel permet souvent d’apprivoiser le passé. Un roman étonnant et exigeant qui vaut l’effort. On y trouve de véritables perles. C’est peut-être le propre de l’existence. Il y a en chacun de nous des côtés sombres et dérangeants, des aspects que l’on a du mal à considérer.

«La marche en forêt» de Catherine Leroux est publié aux Éditions Alto.
http://www.editionsalto.com/catalogue/marche/