LES PARENTS de Laurent ont migré aux États-Unis, croyant que tout était possible au-delà de la frontière. Le père a végété, s’épuisant dans divers métiers, n’arrivant jamais à s’installer dans la vie qu’il imaginait. Laurent, le fils, est à la dérive depuis son adolescence et semble condamné à suivre les traces de son géniteur. Il décide de donner un coup de barre, de jouer sa dernière carte, met le feu à la maison de son enfance et rentre au Québec. Peut-être que l’espace de misère et de solitude qu’il a connu en Louisiane s’effacera à jamais. Il saute dans son vieux camion et tourne le volant vers le nord. « Parallèle 45 » d’Emmanuel Bouchard m’a rappelé Lorenzo Surprenant qui vante les merveilles de la ville américaine à Maria Chapdelaine et fait miroiter les contours d’un quotidien plus facile. Éphrem Moisan, dans « Trente arpents » de Ringuet, le fils d’Euchariste, vivra une déconvenue semblable à celle des parents de Laurent dans son aventure aux États-Unis. Et comment ne pas penser à Jacques Poulin, à « Volkswagen Blues ». Jack Waterman veut retrouver son frère Théo en Californie, le pays des miracles. Théo a égaré sa langue dans les collines de San Francisco, tout comme Harmonium et Serge Fiori ont perdu leurs instruments de musique lors de leur tournée mythique qui devait les propulser vers les étoiles. Comme si les Québécois, en traversant la frontière, sacrifiaient leur nature et leur âme. De quoi questionner le succès de Céline Dion et de Denis Villeneuve.
La grande illusion américaine du père de Laurent s’est effrité, tout comme celui de Léo, le paternel de Jack Kérouac, qui est allé de déception en déception. On peut ajouter à cette liste Alexis Labranche, de Claude-Henri Grignon, qui troque son nom lors de son séjour au Colorado.
Tout ce que le père de Laurent croyait possible s’est avéré un mirage qui ne cessait de s’éloigner. Comme s’il ne pouvait trouver que l’échec dans ses entreprises et ses ambitions. Le fils a hérité de cette incapacité et, pour déjouer le sort, pour se régénérer, il doit faire marche arrière, détricoter le temps et rentrer au pays du Québec. Le rêve américain s’inverse pour une fois.
« Partir, abandonner ma demi-vie de mi-homme pour revenir au Québec, où j’irais vérifier si j’y étais en prévision des cinquante prochaines années. Il fallait en finir avec l’odeur de pourriture et de charogne qui ne voulait plus me quitter, comme s’il fallait que la puanteur s’imprime absolument sur une chair qui sentait déjà la merde. » (p.21)
Il a besoin de secouer sa vie avant qu’il ne soit trop tard, avant qu’il ne se résigne et qu’il n’arrive plus à esquisser le geste libérateur. Peut-être qu’en retrouvant le Québec, le monde que ses parents ont fui, il va redevenir l’homme d’un lieu, adhérer à sa pensée et son être profond. Il pourra alors se réapproprier toutes les frontières de son corps et de son esprit, s’installer où il doit être, là où il peut respirer et se sentir en harmonie avec les autres.
Dans un arrêt routier, il sauve la vie de Donatien, un jeune Haïtien malmené par deux camionneurs. Ils s’en prennent à lui parce qu’il est noir et qu’il lit dans le restaurant.
Un acte de pure barbarie et de racisme.
Donatien a fui son île, veut se rendre au Canada, où il espère avoir un espace comme être humain. Il échappe à la folie de son père (sa mère lui a fait promettre de partir avant de mourir), à son intransigeance et à une vie de travail abrutissant. Et quand le découragement le prend, il ouvre un livre à la couverture verte que lui a offert un oncle. Cette lecture lui redonne la volonté de continuer.
COMPAGNONS
Les deux doivent franchir les frontières pour échapper à leur misère morale et physique. Les compagnons discutent pendant des heures et des jours, se confient et deviennent deux âmes fraternelles en quête d’un espace pour vivre leurs désirs et leurs espoirs.
« Il parlait comme ça, Donatien, de ses objectifs surtout ; entrer au Canada par le chemin Roxham, à propos duquel on lui avait dit deux ou trois choses. Au nord du 45e parallèle, la vie serait plus douce pour les gens comme lui. Plus douce que partout où il avait mis les pieds. Donatien n’avait pas vingt ans. C’était encore le temps d’espérer, de donner une couleur nette à sa confiance ou de mettre l’horizon à sa hauteur, en étirant les bras devant lui. » (p.34)
Se refaire un avenir, être tout entier dans son corps et sa tête, respirer sans avoir à fuir ou se protéger des manigances et des folies des autres. S’arracher à la misère et au bourbier qui a étouffé les deux hommes depuis leur naissance.
Laurent en est au mitan de sa vie et partage le rêve de Donatien, sans pourtant se laisser prendre par l’utopie ou un optimisme démesuré.
« J’avais plus de deux fois son âge et, à ce moment de ma vie, j’avais comme lui besoin de croire que j’étais encore au début de quelque chose. » (p.35)
ON THE ROAD
Et il y a la route toujours semblable et nouvelle, les arrêts, des rencontres, les longues journées dans le camion où ils peuvent tout se dire. Les deux imaginent une certaine forme de bonheur. Il suffit de faire le geste au bon moment. Pas juste être en mouvement comme Jack Kérouac, qui sillonnait les États-Unis pour fuir le monde de son enfance. L’écrivain cherchait à muer, échapper au matérialisme et aux échecs de ses parents, à son être de Canucks en se jetant dans une course effrénée, un cercle infernal.
« J’ai compris alors seulement l’ampleur de sa souffrance et l’impuissance des mots pour qui s’obstine à n’y jamais céder (Leonel, Kevin et qui d’autre encore ?). Puis je m’en suis remis moi-même à Carlos, qui représentait le plus grand espoir de Donatien. Carlos, dont je ne savais à peu près rien, deviendrait secrètement le pôle d’attraction de notre quête à tous les deux, la figure tutélaire de nos fuites. » (p.119)
Les deux se séparent à la frontière. Laurent rentre chez lui et Donatien doit emprunter le fameux chemin Roxham, le sentier du rêve et de tous les possibles.
« Je serai là où j’ai pris racine, mais je serai autre. N’empêche que l’idée de l’éternel retour, de l’arrivée à ce qui commence, de la deuxième vie… ça m’embête, et je n’arrive pas à en démêler les subtilités. J’arrive dans la zone médiane de ma vie, le point de bascule, le truc du tissu qu’on replie sur lui-même ou le pic de la montagne. J’en suis là à essayer de fabriquer des coïncidences entre le temps et le lieu, entre l’histoire et le territoire, comme le dit Donatien. » (p.176)
Laurent hiberne pendant le long hiver de neige et de froid pour se secouer au printemps comme une marmotte qui sort de son terrier. La vie revient, la vie bondit partout et devient possible. Tout est vert, pareil à la couverture du livre de Donatien dont Laurent a hérité. On finit par comprendre ! Le fameux roman n’est nul autre que le « Don Quichotte » de Miguel de Cervantès. Et il y a Sofia, l’espoir et le soleil dans un premier matin du monde.
Un ouvrage magnifique avec le futur qui surgit dans le sourire de Sofia. Elle est le crocus qui sort de terre dans les restants de neige. Laurent et elle vont déposer le livre vert de Donatien à la bibliothèque qui chevauche la frontière et qui a fait les manchettes dernièrement à cause des lubies de Donald.
« À la bibliothèque Haskell, vous êtes ici et là, et vous pouvez faire entre deux pays autant d’allers-retours que vous le voulez. » (p.191)
Un roman splendide d’intelligence sur l’être, l’humain, le rêve, les migrants qui se cherchent un milieu d’ancrage, un plaidoyer pour la liberté de penser ce qui vous convient et de vivre le moment présent dans sa plénitude. Un idéal, une poussée vers l’affirmation de soi, le bien-être et la quête du lieu où l’on peut se réaliser dans toutes les dimensions de son être. C’est aussi l’invention de l’avenir. « Du bel ouvrage », comme aimait dire mon ami Victor-Lévy Beaulieu.
EMMANUEL BOUCHARD : « Parallèle 45 », Éditions Mains libres, Montréal, 2025, 204 pages, 29,95 $.
https://editionsmainslibres.com/livres/emmanuel-bouchard/parallele-45.html
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