MUSTAPHA FAHMI poursuit son incursion dans l’univers de William Shakespeare pour notre plus grand plaisir. Il n’est pas l’un des spécialistes de ce dramaturge pour rien et il faut l’entendre réciter des extraits des tragédies « du grand Will », comme dit Victor-Lévy Beaulieu pour comprendre l’importance de cet écrivain dans la vie de cet enseignant. Cette fois, dans La beauté de Cléopâtre, il s’attarde à la reine d’Égypte et Marc-Antoine, un essai captivant où il nous entraîne dans une œuvre marquante qui aurait été jouée sur une scène en 1606 ou 1608 et publiée en 1623. Un texte qui se mesure au désir, à la passion, au pouvoir, à l’ambition et à ce qu’est la grâce, le bien qui nous pousse dans une réalité pleine et inventive.
Marc-Antoine est en Égypte, fasciné par Cléopâtre, un personnage de légende qui charme tous ceux et celles qui l’approchent. Elle n’est pas qu’une belle femme, Mustapha Fahmi se charge de nous le démontrer dans cet essai, mais une sorte de magicienne qui envoûte et subjugue tout le monde. Elle est surtout une reine, une dirigeante qui pense à son pays malgré l’amour et la passion qui est au cœur de son quotidien.
« La singularité de Cléopâtre ne tient pas tant à sa beauté physique qu’à sa remarquable capacité à inventer une nouvelle possibilité de vivre, à faire de sa vie une œuvre d’art capable de défier le temps, de transcender les mœurs et les tendances, de se placer au-delà du bien et du mal. Dans les longs et sombres couloirs de l’histoire humaine, les grandes figures brillent par leurs actes ; Cléopâtre, par sa manière d’être. » (p.12)
« Une nouvelle possibilité de vivre », de faire de ses jours une création ou encore une aventure exaltante. C’est ce à quoi s’occupent Cléopâtre et Marc-Antoine dans leurs rapports tumultueux et imprévisibles. Des rencontres où ils ne cessent de s’étonner, de se métamorphoser, de se bousculer, de se provoquer et de se déstabiliser. Un jeu où ils doivent être subtils et surprendre l’autre continuellement dans les plaisirs amoureux. Ils doivent surtout éviter tous les clichés et les rôles qui président aux contacts entre un homme et une femme, se distancer de la norme qui finit toujours par étioler l’attirance quand cette dernière s’enferme dans le quotidien et la répétition.
Pas facile d’échapper à ses réflexes, de se renouveler, de se fasciner et de se provoquer à chacun des regards. Voilà une entreprise qui demande beaucoup d’imagination et surtout une formidable capacité d’inventer de nouveaux scénarios. Ils s’adonnent au plaisir en virtuoses, en grands metteurs en scène de la passion et du désir. Le héros sans peur et sans reproche se laisse entraîner dans les jeux de la séduction où il se montre l’égal de cette reine qui est une flamme qui attire le papillon qui cherche à se brûler les ailes.
Voilà deux êtres qui se toisent sans penser à prendre l’avantage sur l’autre, mais qui souhaitent plutôt se stimuler, se provoquer pour aller plus loin dans le bonheur et l’art d’être en instance amoureuse. Deux êtres qui se réinventent et se déstabilisent volontairement. Ce qui fait que, dans le drame de Shakespeare, ils sont mal vus et qu'ils font murmurer ceux qui s’intéressent aux « vraies choses » qu’ils ont perdu tout entendement et ne sont plus dignes d’être à la tête de leur pays. Ils échappent à toutes les balises et contraintes politiques de l’époque, et même de celles de notre temps, malgré toutes les mesures et les lois qui promettent l’égalité de l’homme et de la femme dans notre société.
REGARD
La description que fait Shakespeare de l’histoire romaine est marquée par une formidable actualité. Elle nous montre, entre autres, la fragilité des institutions politiques (comment ne pas s'attarder à l’ascension tragique d’un Donald Trump aux États-Unis, un individu qui réalise ce que l’on pensait impossible dans une société où la démocratie semblait une priorité) face aux dirigeants ambitieux et sans scrupules. Une lecture qui illustre parfaitement les « trois âges » établit par le philosophe Vico : « l’âge des dieux suivi par celui des héros et enfin par le règne des humains ».
Marc-Antoine, après avoir été le grand leader, l’égal des divinités, refuse tous les pouvoirs, les honneurs, la richesse, pour s’aventurer dans un voyage passionnel unique et fascinant. Un peu comme l’a fait Ulysse, qui a choisi le parti des êtres terrestres pour s’incruster dans les turbulences de la vie dans L’Odyssée. Marc-Antoine devient un partenaire de Cléopâtre dans la découverte de l’autre, qui ne cesse de le surprendre et de le déstabiliser dans une certaine mesure. Il accepte le jeu de la reine et se laisse envoûter par la plus belle des aventures possibles.
QUESTIONS
Bien sûr, Mustapha Fahmi profite de cette lecture pour s’attarder aux grandes interrogations qui traversent les siècles et qui restent au cœur des réflexions et des tourments humains. Exister, respirer, être avec l’autre. Pourquoi éprouvons-nous ce désir ? Quelle est notre place dans la terrible chaîne des vivants ? Des questions toujours actuelles et qui n’auront jamais de réponses satisfaisantes. Que sont le beau, le vrai, le réel, le pouvoir, l’amour, la gloire, l’héroïsme et cette existence qu’il faut protéger tout en prenant des risques certains ? Toutes ces questions permettent de glisser du statut de dieu à celui d’humain qui décide de faire face à ses peurs, ses angoisses, ses rêves et des ambitions qui le poussent parfois sur des chemins étranges. Tout en sachant que certains gestes auront des conséquences terribles pour lui et ses compagnons d’aventure.
C’est ce qui rend l’entreprise de l’écrivain et professeur si intéressante et captivante. Nécessaire, pour tout dire.
RÉFLEXION
Fahmi convoque les philosophes et les penseurs. Kant, Rousseau, Nietzshe et les chercheurs de vérités. Et nous voilà en train de jongler avec le vrai, le beau, l’amour, la passion et l’empathie, et ce qu’est la puissance et les responsabilités envers soi, la population et tous ses proches.
« Qui fait l’histoire alors ? Les grands hommes ou les peuples ? Ni les uns ni les autres, selon Shakespeare. L’histoire est faite par les manipulateurs. » (p.109)
Comme si l’incomparable William avait prévu l’avènement d’un Donald et ses exécuteurs des basses œuvres.
Comment ne pas faire le lien avec l’époque contemporaine où le président des États-Unis se montre le digne héritier d’Octave qui conspire et s’impose, malgré que cela semble tout à fait absurde et qu’il n’a pas les qualités intellectuelles et morales pour exercer le pouvoir ?
Quel livre important et nécessaire, formidable de questions et de réflexions, qui nous pousse sur les sentiers de la pensée pour comprendre peut-être ce qui se passe dans nos existences et partout autour de nous. D’autant que Mustapha Fahmi nous oblige à jongler avec des propos éthiques qui font que le partage devient possible et réconfortant. Quand nous oublions ces principes, la société se transforme en machine à broyer les individus et les réduit à l’état de consommateurs et d’objets.
Parce que ces questions, il faut les répéter comme un psaume ou une prière : l’amour, le bonheur, la vérité, la grâce, le bien et le mal restent les grands sujets qui assurent une dimension unique à l’aventure d’être vivant. Ces fondements sont mal en point à notre époque où le matérialisme et l’argent dominent tout.
« Car s’il y a une conclusion à tirer de cette histoire, c’est que les plus malheureux dans la vie ne sont pas forcément ceux qui n’ont rien, mais ceux qui n’ont rien de beau à offrir, ne serait-ce qu’un sourire. Ce ne sont pas non plus ceux qui se sentent mal-aimés, mais ceux qui n’ont jamais aimé. » (p.224)
Mustapha Fahmi, une fois de plus, touche des cordes sensibles et s’aventure dans une quête où les textes de William Shakespeare peuvent encore et toujours servir de balises pour nous orienter dans un monde qui semble avoir perdu ses repères et ne sait plus s’appuyer sur des certitudes où tous trouvent leur bonheur et leur satisfaction.
FAHMI MUSTAPHA : La beauté de Cléopâtre, Éditions La Peuplade, Saguenay, 244 pages.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire