mercredi 14 février 2024

LES FEMMES LUTTENT DEPUIS TOUJOURS

NOUS SOMMES en l’an 1153, quelque part en Angleterre. L’Amérique n’existe pas encore, du moins dans l’imaginaire des Européens. Marie de France, une fille illégitime du roi (une bâtarde) est expédiée dans un monastère en Angleterre, un coin perdu, où elle doit se faire nonne même si elle n’a guère la fibre religieuse. Un lieu sinistre où les membres de la communauté crèvent de faim et où la maladie colle aux prières et suinte des murs, on dirait. Marie n’a que dix-sept ans et elle doit succéder à la vieille abbesse aveugle. Éliénor d’Aquitaine, la reine, en a décidé ainsi. 

 

Le monde de Matrix de Lauren Groff, une écrivaine américaine qui connaît le succès et dont les ouvrages ont été traduits en plusieurs langues, surtout son Furies, n’est pas tellement différent de notre époque. Les croisades se multiplient malgré les échecs. On dirait un prélude aux interventions américaines au Proche-Orient qui nous ont fait prendre la route de conflits qui éclatent partout, attisant le fanatisme et la plaie du terrorisme qui frappent des populations démunies. 

En 1153, la faim et la pauvreté sont de plus en plus présentes dans les campagnes tandis qu’à la cour les intrigues sont monnaie courante et que toutes les manœuvres sont bonnes pour atteindre les plus hautes sphères du pouvoir. On se croirait en 2024 tellement les choses sont semblables. La situation des femmes n’est guère reluisante et la reine doit lutter pour garder sa place et son indépendance d’esprit malgré les complots. 

Partout, des tromperies et des dénonciations permettent de faire tomber des têtes. La noblesse profite de la misère et de la sueur des petites gens. La cour est un panier de crabes et les femmes en sont les premières victimes. Il y a toujours quelqu’un qui veut le siège de l’autre et le monastère n’échappe pas à certaines ambitions. Il ne manque qu’un prince Donald, chevalier à la crinière rousse, pour tenter de prendre la place du roi en mentant et répandant des rumeurs inimaginables.

 

«Car elle est stupéfaite devant la pauvreté des lieux dans la bruine et le froid, devant ces bâtiments blêmes accrochés au sommet de la colline. Il est vrai que l’Angleterre est moins riche que la France, les villes sont plus petites, plus sombres et plus crasseuses, les gens plus malingres, couverts de gelures, mais même pour l’Angleterre, cet endroit est pathétique avec ses constructions en ruine, ses barrières détruites, son jardin enfoui sous les tas de mauvaises herbes brûlées l’an dernier.» (p.15)

 

C’est plus qu’un châtiment pour la jeune Marie de France que cet exil, mais une sorte d’enterrement dans un lieu sinistre. Pourtant, elle a connu une enfance libre avec ses tantes. Des femmes indépendantes qui maniaient les armes et ont fait la guerre, participant à une croisade pour délivrer Jérusalem. Oui, les femmes contribuaient à ces guerres contre les Sarrasins et étaient de toutes les manœuvres et des combats. Je ne peux m’empêcher de penser à Gaza. Autant ne pas trop élaborer sur cette horreur que les nations regardent en croisant les bras. Le nombre de victimes ne cesse de s’accroître et on dirait un téléthon où on veut toujours plus de morts. Il n’y a pas de quoi être fier de notre soi-disant modernité.  

 

TRAVAIL

 

Marie devra oublier ses tantes guerrières et belliqueuses qui lui ont montré à manier l’épée et le couteau, à monter à cheval comme un homme et à rêver d’une vie libre et aventureuse. 

Un autre combat l’attend chez les nonnes. 

Au lieu de se révolter, Marie apprend de l’abbesse aveugle et apprivoise ses sœurs avant de prendre la direction du monastère et d’entreprendre une véritable révolution. Elle fait confiance à chacune, leur permet d’exercer leurs compétences dans des fonctions spécifiques. Les règles demeurent, mais elles ne sont plus des diktats qui broient le corps au nom de la foi et de Dieu. 

Peu à peu, la vie monacale devient douillette et toutes mangent à leur faim. Elle transforme le lieu malgré son jeune âge, s’impose chez les nobles des environs par son savoir-faire et finit par régenter à peu près toutes les activités de la région. La prospérité récompense ses efforts et la famine est chose du passé pour cette religieuse qui impressionne par sa taille, sa voix et son apparence. Que de changements depuis son premier regard alors qu’elle arrivait seule sur son cheval comme une âme en peine!

Marie s’avère une gestionnaire hors pair comme on dirait aujourd’hui. La sécurité alimentaire est assurée et toutes aiment le travail dans les champs où elles développent des compétences remarquables. La supérieure prend plaisir à écrire en français, ce qui n’était pas habituel alors. On utilisait le latin, la langue noble. Des textes qui échappent un peu aux règles et introduisent sa subjectivité dans ces opus qu’elle garde pour elle, bien sûr. 

 

RÉVOLUTION

 

Tout change sous sa houlette. Le soin aux animaux, des produits qu’elles cultivent et vendent, le travail des copistes, un secteur très lucratif. La vie est douce au monastère et Marie, dans certaines visions où elle croise la Vierge, entreprend de transformer la pensée des religieuses de plus en plus nombreuses à venir frapper aux portes de l’abbaye. On peut même, discrètement, s’adonner à certains élans du corps entre recluses. C’est bon pour la santé mentale et Marie ne refuse pas ces bonheurs. 

 

«Et elle voit alors ce qu’elle n’a pas vu en entrant, le miroitement du soleil à travers les branches agitées par la brise, le roitelet huppé aux ailes invisibles qui cueille les insectes au vol, la peau récurée, pareille à l’écorce d’un noisetier, des vielles femmes aux yeux clos, visage tendu vers le soleil. La gentillesse de Nest envers son corps charnel a créé un changement en elle. Plus rien n’est sombre ou clair à présent, plus rien ne s’oppose. Bien et mal se côtoient, obscurité et lumière. La contradiction peut exister dans le même instant. Le monde contient en son centre une immense terreur qui bat. Le monde est extase au plus profond de ses entrailles.» (p.83)

 

La jeune femme est féministe avant que le mot n’existe et fait en sorte que ses filles prennent leur place, vivent comme elles l’entendent et surtout, qu’elles ne soient jamais à la merci des hommes en créant un labyrinthe autour du cloître qui devient un véritable palais, un lieu magnifique et convoité. Même la reine pourrait venir s’y réfugier après avoir connu les turpitudes du monde. Un rêve que Marie caresse en secret. Elle aime Aliénor d’Aquitaine et la vénère en quelque sorte.

 

«La cinquième année, il y a vingt-six religieuses et d’autres arrivent, les dots se sont améliorées, Marie, lentement, difficilement, commence à être reconnue pour ses compétences, son long visage étrange et son allure de virago rassurent la noblesse quant au fait que leurs filles seront entre de bonnes mains. Ils hésiteraient s’ils savaient qu’elle a seulement vingt et un ans, mais sa taille, l’austérité et l’inquiétude gravées sur ses traits la font paraître bien plus vieille. Parfois quand elle se lève trop vite de son lit ou de son bureau, elle est prise de vertige à cause du manque de sommeil. Lorsqu’elle dort, elle rêve d’or, car il n’y en a jamais assez, il lui coule entre les doigts.» (p.71)

 

Marie de France est surtout pratique, logique et volontaire. Elle prend les moyens pour arriver à ses fins, croit en elle et à l’autonomie de ses consœurs, leur fait confiance et leur permet de s’exprimer. 

 

LIBÉRATION

 

Un combat pour l’autonomie et la liberté de penser et d’être. Elle ira jusqu’à confesser ses nonnes et à dire la messe, ce qui est encore interdit aux femmes après des siècles. Son monastère échappe aux folies et aux manigances des assoiffés de pouvoir. Elle n’hésite pas à sortir l’épée pour protéger l’abbaye quand des têtes brûlées tentent de l’envahir. Elle s’avère une stratège militaire remarquable. 

Un combat admirable et très contemporain, une figure de femme impressionnante. Surtout un roman qui nous prend aux tripes et nous emporte dans une quête qui sort des sentiers battus et nous fait entendre un air captivant d’autonomie. 

Ce roman remet tout en question et permet de suivre une fois de plus tous les méandres de la lutte des femmes pour l’égalité, le respect et leur liberté sexuelle et intellectuelle. 

Surtout, le refus d’être assujettie aux hommes. 

Malgré l’époque où madame Groff s’aventure, nous sommes dans le monde présent. Comme quoi l’histoire recommence inlassablement, les humains répétant les mêmes bêtises et les mêmes horreurs. La liberté de penser et d’agir est constamment à défendre et à imposer. L’écrivaine nous le rappelle magnifiquement. Un récit sur fond historique qui secoue les grandes questions qui embrasent notre siècle tourmenté et si étrange dans ses excès et ses manifestations. 

 

GROFF LAUREN : Matrix, Éditions Alto, Québec, 256 pages. (Traduit de l’anglais par Carine Chichereau)

 https://editionsalto.com/livres/matrix/

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