vendredi 27 janvier 2023

LA VIE EST UNE LONGUE MÉTAMORPHOSE

DISPARAÎTRE, le titre du recueil de nouvelles de Jacques Lemaire, vient du deuxième texte, une bien étrange histoire. Un jeune homme choisit de devenir invisible pour ses proches. «Il avait donc décidé de n’être rien ni personne, de se supprimer en faisant en sorte qu’on l’oublie et qu’il s’oublie. Aller au bout de cette idée, allait requérir beaucoup de discipline.» Qu’on s’entende bien, ce n’est pas un suicide, cela aurait été trop simple. Une balle, un saut dans le vide et la mort vous emporte dans son silence. Vous n’êtes plus rien alors pour le monde des vivants. Ici, le personnage envisage une longue et patiente ascèse qui demande toutes ses énergies et qui se transforme en projet de vie, une manière de faire sa place dans la société sans provoquer de remous. Est-ce possible? Peut-on respirer sans attirer l’attention des autres, sans qu’un regard se pose sur vous pour vous intégrer à un milieu ou dans des activités humaines?

 

Voilà qui donne le ton à cet étrange recueil de nouvelles qui oublie les mondes rassurants et vous entraîne dans des univers où la question de l’être, de vivre, d’exister devient cruciale et au centre des préoccupations de l’écrivain. Peine du matin, le tout premier texte prévient le lecteur que l’aventure risque de le dérouter. Un homme perd un bras dans son sommeil. Sa femme furieuse, il a sali les draps, le quitte. Elle en a assez. Il sort dans la rue et tente de vendre ce membre inutile aux passants, mais les gens voudraient plutôt acheter l’une de ses jambes. Ça vous donne une idée. 

Je reviens au titre. Comment disparaître, n’être rien pour soi et ses semblables, se confondre avec les éléments du décor et n’être qu’un souffle, ou une petite brise qui fait à peine osciller les branches d’un arbre? Une présence qui n’attire jamais l’attention. Notre candidat à l’anonymat choisit de se modeler à un collègue discret, qui ne s’imposait jamais devant les autres. Pas un chef de file, mais un étudiant qui longeait les murs plutôt.

 

«Il trouva. C’était un de ses camarades d’école, au Collège Saint-Viateur. Il s’appelait Jacques Lemaire. En imitant cette apparence-là, en revêtant ce corps et cette face, en s’habillant à sa manière, en reprenant aussi le même timbre de voix, il pourrait s’effacer. Bref, il lui suffisait de se glisser dans la chair d’un autre, d’un autre pour qui il n’avait aucune affection, ni bonne ni mauvaise. Il tenait absolument à cette indifférence.» (p.8)

 

Comme si le personnage décidait d’échapper à la page pour retrouver ce qu’il était au départ, du blanc dans un gouffre du papier. Devenir invisible en se conformant au moindre geste de l’écrivain. Il y a là une belle allégorie certainement où l’auteur se réinvente, se masque aux yeux du lecteur. Pourtant, personne n’est dupe. «Madame Bovary, c’est moi», aurait dit le fameux Gustave. La question est fort intéressante et prête à beaucoup d’interprétation.

Nous sommes loin de Kafka et de Gregor Samsa de La métamorphose qui se transforme en insecte et glisse hors de la nature humaine. Ce n’est pas l’idée de Jacques Lemaire. Son personnage veut muter tout en restant avec ses semblables. Une sorte de mort de l’ego et du soi, une présence dans l’absence. C’est difficile à cerner et un projet comme ça ne se réalise pas en claquant des doigts.

Curieusement, plus il s’estompe et plus il m’a fait penser à un Christ qui écoute les autres, ceux qui ne demandent qu’à se confier. Le premier à vouloir s’effacer peut-être, c’est le fils de Dieu qui s’est glissé dans le corps d’un homme pour camoufler sa nature divine. 

Notre personnage se joint à un groupe religieux et attire l’attention d’un croyant fanatique et raciste. Au lieu d’être invisible, notre protagoniste devient omniprésent. Wainwright ne voit que lui, le Blanc, dans une foule de fidèles de couleur. Tout le contraire de ce que notre héros souhaite. 

Comme cela arrive fréquemment aux États-Unis, Wainwright décide d’éliminer ce Blanc qui n’est pas à sa place. Il l’abat, un coup de feu. La loi de l’arme qui régit les États-Unis d’Amérique. Les idoles ont la vie dure dans le pays de Joe Biden et ils finissent souvent mal. Comment ne pas songer à John Lennon qui est mort assassiné le 8 décembre 1980, sur le trottoir, en face de chez lui à New York par Mark Chapman, un admirateur

 

«Lui, il écoutait en les regardant dans les yeux. Il pouvait poser une question de temps en temps, pas davantage, et jamais plus qu’une main déposée sur l’avant-bras. Il ne proposait aucun conseil. Sa présence suffisait pour les réconforter. Il ressemblait au vent qui souffle sur l’eau et qui permet de tout oublier.» (p.25)

 

Le personnage de Lemaire effectue le bien juste en étant là, en renonçant à soi et surtout par cette attention où il fixe son interlocuteur, vient le chercher et le fait devenir quelqu’un en se confiant. J’ai pensé au psychiatre ou au psychanalyste qui reçoit des gens qui acceptent de s’épancher. C’est rare de savoir écouter pour rendre l’autre meilleur. Pourtant, il y aura un drame. Mais peut-on tuer quelqu’un qui n’existe pas ou si peu?

 

«On a bien trouvé une flaque de sang et une douille sur le perron de la maison de madame Smith, mais pas de cadavre. Personne n’a même entendu de coup de feu, sauf un témoin, qui a entrevu la scène à travers le rideau de la fenêtre de sa chambre. Mais où se trouve maintenant ce témoin? On dit qu’il est disparu.» (p.29)

 

Celui qui a vu ce meurtre, l’homme derrière la tenture, ne peut être que l’écrivain, mais il restera discret, se contentant de son rôle d’inventeur de personnages et d’histoires. Et qui sait? C’est peut-être lui qui a fait mourir son héros.

 

FASCINATION

 

Voilà un recueil de nouvelles singulières et fort intéressantes. On peut disparaître de multiples façons dans notre monde. On peut se surprendre par hasard, en longeant un mur de miroirs dans un magasin et là, en une seconde, vous avez un étranger devant vous. L’image que l’on se fait de soi n’est jamais celle que les voisins ont de vous. 

C’est fort intéressant. 

Comment sortir de soi, s’oublier, n’être personne ou un autre? On peut le faire en imitant une idole, un personnage connu ou un collègue discret, mais il y a aussi la communauté qui vous avale, qui permet de vous glisser dans une entité plus grande où vous devenez un fidèle tout simplement, un parmi plusieurs. On peut le faire en se joignant à un groupe terroriste qui prend en charge votre identité ou encore vous abandonner à des croyances religieuses. Ça peut dérouter comme dans la nouvelle Le ravin où le narrateur est exécuté par des militaires. Il sort de l’anonymat par une photo.

Bien sûr, la société contemporaine valorise les vedettes vers qui se tournent tous les regards, ces dieux sportifs, ces étoiles de la chanson ou de la télévision qui muent en héros qui n’ont rien à voir avec ce qu’ils sont dans leur quotidien. Eux aussi sont invisibles en quelque sorte et s’effacent pour être un personnage adoré et envié. 

Ce recueil m’a entraîné dans des questionnements sur l’identité, le moi, l’être et la vie. Une réflexion sur ce monde en fuite où tous souhaitent être quelqu’un qui attire l’attention de ses semblables. Jacques Lemaire prend le parti de l’ombre, des humbles qui font partie de la masse et qui disparaissent au coin d’une rue sans laisser de traces.

Des textes étonnants, insolites que j’ai lus avec avidité, qui cherchent à comprendre des figures qui viennent vous bousculer. Mais la vie n’est-elle pas une constante mutation où l’on change à toutes les étapes de son existence?

Un recueil magnifique et percutant dont personne n’a parlé à ma connaissance, des nouvelles originales qui risquent de vous déstabiliser.

 

LEMAIRE JACQUESDisparaître, Éditions SÉMAPHORE, Montréal, 152 pages.

https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/disparaitre/

2 commentaires:

  1. Merci beaucoup pour ce commentaire, à la fois perspicace et sensible.

    Jacques Lemaire

    RépondreEffacer
  2. C'est un recueil de nouvelles absolument fantastique avec une suite thématique autour du thème de la disparition qui déstabilise et réconforte tout à la fois. Le lecteur s'identifie, homme ou femme, il s'use les semelles à marcher pendant des kilomètres de temps jusqu'à quelqu'un le repère comme unb blanc hétérosexuel digne d'être fusillé alors que sa route est toute aute, alors que sa langue doit elle-même s'exporter. Je suis tellement moins seule à faire face au vide avec ce recueil. Danielle Dussault

    RépondreEffacer