JE DÉPRIME après avoir lu un essai portant sur la littérature du Québec. Ça m’est arrivé récemment en refermant Sortir du bocal, un échange épistolaire entre Michel Biron et David Bélanger. Les deux universitaires tentent de sortir des sentiers battus et de se donner un regard différent sur les écrivains que l’on dit modernes, celles et ceux qui sont à peu près tous passés par des cours de création dans les institutions d’enseignement, ayant une approche assez formatée si l’on veut de la fiction et de notre réalité. Les marginaux qui échappent à ce moule sont de plus en plus rarissimes de nos jours. La pensée originale, la démarche autonome et singulière des auteurs qui se sont formés eux-mêmes comme Victor-Lévy Beaulieu, Jacques Poulin, Gabrielle Roy et même Marie-Claire Blais, n’existent plus. J’avoue que cela m’inquiète un peu et les excentriques sont de moins en moins étonnants dans notre littérature actuelle. Il y aurait certainement une étude à faire sur le sujet, mais cela risque de me déprimer une fois de plus.
Oui, les livres qui se hasardent dans les œuvres québécoises, plus anciens ou contemporains, me font souvent maugréer. J’ai toujours l’impression, avec ces auteurs, que je perds mon temps à lire des romans « sans aventure », qui mettent en scène des éclopés. J’ai rugi en entendant Gilles Marcotte, naguère, affirmer que nous n’avions pas de littérature. Rien qui nous soit propre, qui nous caractérise dans cette Amérique qui fait jour de partout et qui a inventé la plus grande fiction qui pouvait exister, soit un président du nom de Donald Trump. Nous ne serions toujours qu’une colonie, une excroissance asthmatique de la France.
Ça me démoralise. Tellement que j’ai boudé ces « professeurs de désespoir » pendant des années avant d’y revenir. Celui qui avait fait déborder la coupe (pas la Stanley), en 1998, est Jean Larose avec L’amour du pauvre, un livre écrianché qui m’a estomaqué par sa mauvaise foi. Vingt ans plus tard, il semble que les essayistes n’arrivent pas à briser le moule et répètent à peu près toujours une même idée. Notre littérature souffre d’emphysème, tourne en rond et ne trouve jamais sa place dans le monde.
LECTURE
Je lis les écrivains québécois depuis plus de cinquante ans. Mon premier vrai livre, Une de perdue et deux de retrouvées de Georges Boucher de Boucherville, je l’ai parcouru lentement, retenant mon souffle, près d’un poêle à bois. J’étais à la petite école de rang, le malcommode qui, fasciné par les mots, se demandait si lui aussi pouvait inventer des histoires.
Longtemps après, il y a eu Marie-Claire Blais, Victor-Lévy Beaulieu, Jacques Poulin, Claire de Lamirande, Jacques Ferron, Gabriel Roy et Yves Thériault. Même que cela m’a poussé vers les livres de Rodolphe Girard, Albert Laberge, Napoléon Aubin, Pierre Gélinas, Jean-Charles Harvey et Ringuet. Toujours pour la joie de tourner une page de notre aventure québécoise, de surprendre le regard de ceux qui « traduisent le Québec » et le disent à leur manière.
J’ai vibré en lisant Les Plouffe, Le Survenant, Marie Didace, Bonheur d’occasion, Les engagés du Grand-Portageet Agaguk. Beaucoup moins quand je suis allé vers le roman de Claude-Henri Grignon qui a squatté la télévision trop longtemps avec ses « belles histoires ».
Je sais. Certains écrivains aiment les orages et les bourrasques. Leurs héros sont rongés par un mal atavique qui se retourne contre eux. Ce sont des marginaux et des décrocheurs, des rêveurs impénitents qui n’arrivent jamais à avoir d’emprise sur leur environnement.
J’admets que Victor-Lévy Beaulieu, dans ses commencements, est déroutant avec ses personnages éjarrés qui ne se hissent jamais à la hauteur de leur ambition. Le quotidien les avale et ce n’est que rarement qu’ils parviennent à garder la tête hors de l’eau. Abel, Jos, Steven et bien d’autres se tiennent plus dans les taudis et les sous-sols que les salons aux fauteuils capitonnés.
Comment sortir du bocal ?
Mais encore faut-il oser. Michel Biron et David Bélanger veulent prendre la clef des champs. Mais comme ils fréquentent le milieu de l’enseignement, les œuvres reconnues par l’institution universitaire, ils n’arrivent pas facilement à emprunter les chemins de traverse. « Notre littérature a mal au dos », lance David Bélanger. Le couperet tombe et pas d’appel. Nos écrivains ont le nerf sciatique en charpie et ils vont tout croche sur les trottoirs en contemplant leurs doigts de pied.
VOYAGE
Souvent, j’ai voyagé aux États-Unis, en Amérique du Sud, en Europe, au Japon et même dans le Grand Nord avec les écrivains. Les héros de John Steinberg ne sont jamais des gagnants, ceux d’Erskine Caldwell non plus, dans leur pays du Sud des États-Unis en ruines. Ces alcooliques obsédés courent vers la mort sur des routes de campagne. Ils sont aussi mal en point que nos Abel et Steven, et bien d’autres qui deviennent des surhommes à la taverne. Que dire de Jack Kerouac, le colosse de ma génération qui a fasciné toute une jeunesse. Cet instable et irresponsable fonce vers l’Ouest américain, la terre de tous les mirages, s’étourdit dans des soûleries sans fin avant de revenir se faire dorloter par Mémère. Pourtant, jamais un critique américain n’a osé écrire que la littérature des États-Unis était une excroissance de celle de l’Angleterre, qu’elle manquait de coffre, qu’elle claudiquait et souffrait de strabisme.
Je lis beaucoup de contemporains depuis leur premier livre. Robert Lalonde et ses belles enjambées dans le réel et les fardoches, Francine Noël et ses histoires lumineuses. La conjuration des bâtards est un roman que l’on n’a pas su reconnaître. Un véritable bijou qui garde toute sa pertinence et qui est passé sous la table. Tout comme Ligne de faille, ce grand récit américain de Bertrand Gervais. Que dire de la petite musique de Gilles Archambault, des gobeurs d’horizon de Noël Audet, de la discrétion exemplaire du Jack Waterman de Jacques Poulin dont je m’ennuie tant. Et de Louise Desjardins qui sillonne son Abitibi. Je pourrais demander l’aide de Suzanne Jacob, d’Alain Gagnon, me pencher sur la mutation qu’il fait subir à son pays de Saint-Félicien au Lac-Saint-Jean, d’André Girard qui guette l’arrivée du monde sur le quai de Bagotville, de Christian Guay-Poliquin qui repart à la conquête de l’Amérique, de ses espaces et de ses saisons dans sa trilogie. Et encore à Larry Tremblay qui décortique notre réalité.
PERDANTS
David Bélanger s’attarde beaucoup à François Blais, à Tess et Jude, les protagonistes de Document I. Un couple allergique à toutes responsabilités, qui nie son indigence et son autonomie personnelle, politique et intellectuelle. Tout le mal vient de cette impossibilité à être un individu qui s’accepte dans ce « Québec incertain ». Cette incapacité à foncer vers « ce pays qui n’est toujours pas un pays ». Comment posséder l’imaginaire sans s’ancrer dans le réel ? Comme vivre si on est Canadien sans le vouloir, Québécois sans le pouvoir ? Pourquoi les écrivains cyniques, les désabusés tiennent le haut du pavé, quand ceux et celles qui échafaudent des œuvres plus fascinantes les unes que les autres sont ignorés et un peu méprisés ?
Ironie, avancent Biron et Bélanger. Et ils touchent là un élément essentiel. Nous sommes « un peuple rieur », peut-être les héritiers des Innus de Serge Bouchard.
Notre littérature est secouée par des vagues de fou rire depuis Gratien Gélinas. Le devoir de s’amuser, de tout ridiculiser, de se moquer de tout et de tous. Nous raillons notre langue, notre culture, les philosophes, les sacrifiés de la politique, les enseignants et les médecins, les morts aussi, ces « loseurs ». Pas de rire, pas d’avenir. C’est peut-être ça la plus incroyable des calamités. L’incapacité de s’ancrer dans un vrai pays sans faire des grimaces.
Les écrivains n’ont pas à être des explorateurs ou à s’apitoyer sur la couleur de leurs sous-vêtements. Ils doivent seulement avancer dans leurs peurs et leurs rêves. Nicole Houde a décrit un monde terrible d’angoisse, déstabilisant dans la première partie de son aventure éblouissante, pour retrouver son souffle dans « le plein midi soleil », vers la fin de sa vie. Ce ne fut pas pauvre ou sans mal à l’âme, mais elle a fait une incroyable démarche en faisant confiance à la magie des mots qui transforment tout ce qu’ils touchent.
Peut-être que je vais encore déprimer en lisant sur la littérature québécoise, mais chose certaine, je vais m’accrocher aux œuvres des écrivains et écrivaines d’ici et les suivre dans leurs bonheurs et leurs spleens. Ceux et celles qui me parlent à l’oreille et me font vibrer depuis plus d’un demi-siècle. Mes sœurs et mes frères, qui m’accompagnent dans le dur désir de se dire et d’être dans la joie, les jours de canicule ou de poudrerie qui rend aveugle et sourd. Ceux et celles qui tentent d’arpenter un pays qui se défile et qui refusent de s’abandonner au cynisme et de cultiver le désespoir.
UNE VERSION DE CETTE CHRONIQUE EST PARUE DANS LETTRES QUÉBÉCOISES, NUMÉRO 183.
Bélanger David et Michel Biron, Sortir du bocal, Boréal, Montréal, 2021.
Larose Jean, L’amour du pauvre, Boréal, Montréal, 1998.
Daunais Isabel, Le roman sans aventure, Boréal, Montréal, 2015.
Superbe texte, Yvon!
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