ÉTÉ 1963, LAC WASWANIPI. Jean-Yves Soucy a dix-huit ans et déniche un emploi de garde-feu, au lac Waswanipi, à l’ouest de Chibougamau. Un camp au milieu des arbres, au bord de l’eau, un compagnon de travail peu volubile et renfrogné. Le même été, j’étais au nord du lac à Jim, au Lac-Saint-Jean, assistant d’un commis dans un chantier forestier de la famille Murdock. Ce dernier me voyait comme un ennemi qui cherchait à prendre sa place. Soucy aura le temps pendant ces semaines d’apprivoiser les Cris, la vie dans les bois et quelques rudiments de la langue de William Saganash. Jean-Yves Soucy nous raconte cet été enchanté dans Waswanipi, un récit de jeunesse que j’ai lu avec bonheur encore une fois.
Un inédit de Jean-Yves Soucy est toujours un cadeau. Parce que j’ai suivi cet écrivain depuis Un dieu chasseur paru en 1976. Je l’ai tout de suite considéré comme un ami qui connaissait un territoire tellement proche du mien. Nous étions happés par la forêt alors que nous faisions le dur apprentissage de devenir homme et d’explorer le monde et ses dépendances. Véritable révélation que de lire un tel auteur. Peut-être aussi qu’il était un peu un modèle même si j’avais publié un recueil de poésie et un roman en 1976. Les Chevaliers de la nuit m’avait encore une fois subjugué dans les années 80.
Lors de la parution d’Un dieu chasseur, j’amorçais ma vie de journaliste, tentais de mettre un point final à un manuscrit rédigé pendant les cours de phonétique et de grammaire à l’Université de Montréal. Inutile de préciser que ces leçons ne m’intéressaient guère. Je devais publier Le violoneux en 1979 au Cercle du livre de France. Je l’ai déjà écrit, ce roman aurait remporté un prix dans la catégorie du livre le plus laid imprimé au Québec.
Le hasard faisant bien les choses, deux ans plus tard, en 1965, je me retrouvais comme travailleur forestier tout près du lac Waswanipi que Soucy décrit si bien dans son récit. À quelques kilomètres d’un village cri, d’hommes et de femmes que nous apercevions de temps en temps sans pour autant avoir des contacts avec eux. J’ai raconté certaines scènes dans La mort d’Alexandre qui viennent directement de cette expérience. Des agressions, du racisme à l’état pur, de la barbarie à peine imaginable. Tout ça deviendrait quelques moments importants de ma troisième publication, le roman du père comme disait Victor-Lévy Beaulieu.
DÉCOUVERTE
Jean-Yves Soucy fraternise rapidement avec ses guides, des Cris. Ils auront des semaines pour s’apprivoiser et sillonner le territoire environnant.
Je sens qu’une connivence vient de s’établir entre nous et, comme notre « boss » a la même habitude matinale, William me demandera souvent « Tanta ochimaow ? » (Où est le chef ?) afin que je réponde par l’expression que m’a enseignée Tommy. Cinquante ans plus tard, je retrouve ces mots griffonnés dans mon carnet aux pages jaunies et froissées. (p.23)
Tommy ne parle que le cri et William Saganash se débrouille bien en anglais. Les deux feront découvrir la forêt, les lacs et les cours d’eau au jeune garde-feu, les habitudes des animaux. Les guides s’entendent rapidement avec ce garçon qui ne demande qu’à se laisser surprendre, qu’à s’abandonner au plaisir de la pêche et au canotage sur les rivières. Et se familiariser surtout avec les déplacements de ces nomades qui agissaient en fonction des saisons. C’était un paradis pour l’étudiant qui avait déjà la conviction de devenir écrivain. Il prend conscience d’une façon d’être qui le fascinera toute sa vie. Il y développe aussi sa passion pour la pêche qu’il raconte magnifiquement dans Les pieds dans la mousse de caribou, la tête dans le cosmos paru en 2018.
Je passais l’été dans la forêt à la même époque, un milieu qui m’était familier depuis l’enfance. Mes compagnons de travail me regardaient étrangement quand ils apprenaient que j’avais publié deux livres. Ils n’arrivaient pas à comprendre pourquoi je partageais cette vie rude et exigeante avec eux.
Tous, nous agissions en prédateurs redoutables cependant. C’était la mode des coupes à blanc et j’ai du mal à avouer maintenant que j’ai contribué à raser de magnifiques pinières pour en faire des déserts.
CURIOSITÉ
Jean-Yves Soucy est rapidement fasciné par la vie de ces chasseurs qui devinent la moindre présence quand lui semble aveugle et sourd lors de ses premières grandes sorties.
Aucune construction en vue, on pourrait se croire au commencement du monde, quand l’homme n’était qu’un animal parmi les animaux, soumis comme eux aux caprices de la nature, n’ayant pas encore la prétention d’être maître de tout, de posséder la terre. D’ailleurs, quand je demande à William à qui appartient ce lac et la forêt autour, il fronce les épais sourcils au-dessus de ses paupières plissées puis rigole. — C’est une question de Blanc, ça ! La terre est à personne, c’est nous qui lui appartenons. On mange ce qu’elle nous donne, jusqu’au jour où c’est qui nous mange. (p.41)
Il se familiarise avec les ours, se grise de l’air des montagnes et le formidable silence des épinettes et des cyprès. Il peut y assouvir son goût pour la solitude, s’abandonner dans de longues promenades en canot, explorer les rivières poissonneuses. Il aime surtout lancer sa ligne dans un rapide, capturer les plus grosses prises qui vont peut-être faire sourire la belle fille qui travaille comme missionnaire au dispensaire situé un peu en retrait du village. Bien sûr, il apprend les rudiments de la langue crie, se familiarise avec la vie de ses amis de la forêt.
RÉALITÉ
Le futur écrivain découvre un regard sur le monde, une philosophie qui le fascine. Ce sera sa plus belle récompense ce savoir qui le suivra toute sa vie. Il aime discuter avec ces gens simples et sympathiques qui lui ouvrent l’esprit et lui permettent de connaître la différence et le respect.
D’autant plus qu’il peut poser toutes les questions à William qui ne se moque jamais de sa curiosité insatiable. Un homme sage qui ne cache pas son inquiétude devant l’avenir des siens. Il devine que le nomadisme ne pourra plus être la même avec les mutations qui bousculent tout autour d’eux. Son mode d’existence est menacé par une certaine sédentarisation et la vie de ses enfants est transformée. Tout change, tout est sur le point de basculer. Déjà que les jeunes disparaissent pendant des mois pour faire des études et qu’ils deviennent quasi des étrangers quand ils reviennent en touristes pour l’été.
Il n’y a plus assez d’espace, plus assez de bêtes pour vivre de la forêt comme avant. Et puis le prix des fourrures baisse constamment, ce n’est plus rentable de trapper. La situation empire, le monde des Blancs s’étend de plus en plus et gruge celui des Amérindiens. Finalement, l’école est peut-être un mal nécessaire. Il faut connaître le monde des Blancs, acquérir ce qu’ils savent pour pouvoir leur tenir tête, savoir comment négocier avec eux. Pas essayer de devenir des Blancs, mais apprendre une nouvelle façon de vivre comme Cris. (p.70)
Jean-Yves Soucy se laisse emporter par le bonheur des jours, les humeurs de l’été, les petits événements qui font réagir les Cris. Cette existence attire le jeune homme qui songe à s’abandonner à la forêt boréale au lieu de retourner au collège, de passer tout un hiver avec ces chasseurs pour découvrir leur territoire. Une vie qui lui conviendrait parfaitement et il en a fallu de peu pour qu’il « s’ensauvage » comme on disait à une certaine époque. C’était encore possible dans les années qui amorcent la Révolution tranquille.
Les adieux sont brefs mais touchants, chacun d’entre nous a le sentiment que nous ne nous reverrons jamais plus. Moush sur les genoux, le cœur oppressé, je regarde le village s’éloigner sous l’aile du Cessna ; autour du lac, des rivages que nous avons explorés. Puis la forêt reprend ses droits. J’ai refusé de plonger dans l’inconnu, mais la route devant moi n’est pas tracée d’avance, le hasard est maître, l’improviste règne. (p.86)
Un récit captivant que Jean-Yves Soucy n’a pas eu le temps de terminer. Les jours qu’il buvait à grande tasse ont fait en sorte de le priver du bonheur des mots et de son art unique de raconter ces moments de grâce en pleine nature. Un texte important qui nous fait découvrir les origines de l’homme formidable qu’a été cet écrivain.
J’ai lu ce court récit en retenant mon souffle, comme quand, enfants, nous organisions des concours pour savoir qui pouvait demeurer le plus longtemps possible sous l’eau sans venir respirer à la surface. J’ai pu imaginer ce qu’aurait pu être ce texte si le romancier avait eu la chance de mener son travail à terme. Un pur bonheur, une immersion dans une vie qui n’est plus, une époque qui a disparu. Un clin d’œil aussi à ces Saganash qui deviendront si importants pour les Cris et qui bouleverseront les liens des Québécois avec cette communauté autochtone. William était le père de Roméo Saganash, une figure politique fort connue.
Waswanipi est un vrai cadeau d’été qui se savoure lentement et qu’il faut parcourir en oubliant le temps, comme si on faisait une promenade dans la forêt et que plus rien ne comptait. J’ai lu ce récit trop rapidement la première fois. C’est pourquoi j’ai tout repris en flânant sur les phrases de Soucy, me laissant charmer par certaines anecdotes et des moments de réflexion. Et quand je fermais les yeux, je le jure, j’entendais Jean-Yves Soucy me parler tout bas, me pointer un ours du doigt dans les jeunes épinettes ou le meilleur endroit où jeter ma ligne dans le plus beau matin du monde.
SOUCY JEAN-YVES, Waswanipi, Éditions du BORÉAL 120 pages, 18,95 $.
https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/waswanipi-2739.html
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