UN GESTE DICTÉ
PAR L’AMOUR de Lawrence
Hill nous place devant une situation que peu de gens ont l’occasion de vivre. L’auteur
bien connu des romans Aminata et Le Sans
Papiers a accompagné sa mère de quatre-vingt-dix ans, alors qu’elle avait
décidé lucidement, avec toutes ses facultés, qu’elle en avait assez. La loi
portant sur l’aide médicale à mourir au Canada ne lui permettait pas d’avoir
recours aux services existants dans nos établissements. (Son décès n’était pas
prévisible à court terme.) Après trois tentatives de suicide, différents
problèmes liés à son grand âge, la dame a choisi d’aller en Suisse pour mettre
fin à ses jours en compagnie de son fils et de sa petite-fille.
Assister un proche, dans ses derniers instants de vie, à peu
près tout le monde connaît cela un jour ou l’autre. La fin du père, d’un frère
ou d’une sœur, voilà une rencontre inévitable quand on est né dans une famille
nombreuse. Un moment normal de votre aventure et peu à peu, ceux qui ont habité
votre enfance et ont fait ce que vous êtes socialement, tous ceux qui étaient si
importants pour vous, disparaissent après de longues maladies, un accident bête
ou à bout de temps. Je me suis retrouvé plusieurs fois devant quelqu’un qui en entreprenait
l’ultime virage. La mort la plus marquante reste celle de ma mère. Je suis
arrivé à l’hôpital de Roberval quelques minutes après son dernier souffle. « Ça
vient de se passer », m’a dit l’infirmière en sortant de la chambre. Je me suis
avancé sur la pointe des pieds en retenant mes larmes. Aline reposait sur le
lit, entre l’un de mes frères et ma sœur. Son visage alors, je ne n’oublierai
jamais. Ma mère qui avait toujours résisté à tout venait d’abdiquer. Cette paix,
son regard tourné vers une autre réalité, une forme d’extase ou de vision,
comment dire. Comme si elle avait surpris une chose que l’on peut voir qu’une
seule fois dans son existence. Ce n’était plus celle que je connaissais, mais
une femme qui avait trouvé la sérénité.
DÉCISION
La mère de Lawrence Hill, Donna, avait un âge respectable.
Quatre-vingt-dix ans. Aline en avait quatre-vingt-quatorze lors de son décès. Une
étape où le corps connaît des ratés et des problèmes de fonctionnement plus ou
moins grands. Tout se dérègle un peu avec le temps et ce que l’on accomplissait
sans y penser devient une corvée. Comme si la mécanique était rendue à bout.
Donna était parfaitement lucide, capable de discuter, de
comprendre la portée et les conséquences de son geste. Mettre un terme à ses jours,
écrire le mot fin en grosses lettres carrées et sauter dans son dernier souffle,
sans retour possible, n’est pas une décision que l’on prend comme ça en sortant
de son lit un matin. Il faut des raisons, surtout une réflexion avec ses
proches, j’imagine.
Elle est morte ce jour-là. Elle s’appelait Donna Mae Hill. À 90
ans, elle a mis fin à ses jours elle-même. J’étais à ses côtés, tout comme sa
petite-fille de 29 ans, ma nièce Malaika ; pour la soutenir dans cette
démarche, nous l’avions accompagnée en Suisse. (p.12)
Un geste soupesé et volontaire, devant ses proches, un simple
petit bouton qu’elle actionne elle-même pour s’injecter « la substance », expirer
tout doucement dans les secondes qui suivent. Un peu difficile à imaginer ce
qui se passe dans la tête du fils et de la petite-fille qui sont là, témoins,
qui l’ont accompagnée au cours des derniers jours de ce voyage sans retour. Ce
n’est pas comme la mort après une longue maladie, des jours de souffrance, une
fin médicamentée et un peu brumeuse. Ici, c’est un aboutissement attendu, prévisible.
Autrement, c’est souvent une forme de délivrance après des douleurs et des
jours pénibles malgré les drogues et les solutés.
Lawrence Hill nous plonge dans un autre scénario. Sa mère avait
pleinement mûri sa décision, soupesé et discuté ce geste avec sa famille et sa volonté
était irrévocable. Elle avait choisi que sa vie avait assez duré et qu’il était
temps de partir.
ÉVÉNEMENT
Voilà un moment précieux et extraordinaire pour Lawrence Hill
et sa nièce. Les jours qui ont précédé ont été intenses pendant ce court
voyage, des heures fabuleuses avant le grand départ, des confidences où tout peut
se dire et où les barrières tombent. Comment jouer alors ? Plus de mensonges,
de représentations. L’occasion unique de toucher le vrai, de parler en toute franchise
et en toute liberté. Peut-être la chance de s’avancer dans des zones d’ombres
que la vie empêche souvent d’effleurer et de partager. Il n’y a plus de
maquillage, les scénarios n’existent plus quand lucidement on envisage sa fin
et que le rendez vous est prévu à l’agenda.
Elle a redit à Malaika et à moi combien elle nous aimait. Elle a
ensuite tourné le bouton d’un petit dispositif manuel qui a libéré le
barbiturique fatal dans ses veines. « Je m’en vais maintenant », ont été ses
dernières paroles. À l’instant ultime, maman n’a pas frémi, ni tremblé, ni
bougé. Assis près d’elle, ma main sur sa hanche, je l’ai regardée attentivement
pousser ses derniers soupirs. Je n’ai vu aucun signe d’inconfort ou de
souffrance. (p.52)
Une mort presque parfaite si je peux utiliser cette expression.
Un départ tout en douceur, comme un soupir ou une sieste. Ce calme, cette paix
et la sérénité que décrit Lawrence Hill touchent au coeur. Oui, l’abandon,
l’attention et surtout la volonté de cette femme de « s’en aller » comme elle
dit avant le dernier geste, de franchir une porte qui ne se refermera jamais.
ÉVOCATION
Bien sûr, Lawrence Hill évoque la femme qu’était sa mère, son
parcours sans pour autant trop s’attarder. On le fait tous devant la mort d’un
proche. Comme si c’était l’occasion de faire le point et d’esquisser les grands
moments d’une histoire trop courte ou qui s’est développée dans de nombreux
chapitres plus ou moins mouvementés. Donna Hill était une militante pour les
droits civiques, une rare Blanche à épouser un Noir à l’époque. Elle a connu la
discrimination aux États-Unis, les luttes pour l’égalité. Les parents ont migré
au Canada pour y faire leur vie, devenir des Canadiens.
Ma mère et mon père quittèrent les États-Unis le lendemain de leur
mariage et partirent en voiture pour le Canada, où mon père avait été admis
dans un programme de doctorat à la School of Social Work de l’Université de
Toronto. Parce qu’ils formaient un couple interracial, ils ne purent trouver de
propriétaire disposé à leur louer un appartement dans la ville. Ma mère demanda
alors un ami blanc de l’accompagner pour
louer un appartement et, dès qu’ils s’y furent installés, l’ami le quitta et
mon père y entra. (p.25)
Les couples interraciaux n’ont pas le quotidien facile dans une
société blanche comme était celle de Toronto alors. Cela aurait été
probablement la même chose à Montréal ou encore pire dans une ville de moindre
importance. Nous avons beau être au Canada, au pays de la Charte des droits de
la personne, la discrimination et le racisme ne sont pas qu’une image. Hill ne
s’y attarde pas, mais fait bien ressentir cette situation et les difficultés qu’ils
ont dû surmonter jour après jour.
Il évoque certains épisodes de la vie de ses parents pour bien
décrire le caractère de sa mère, sa pensée face aux événements et aux épreuves,
ses combats pour le respect et l’égalité entre les individus. Une femme
courageuse et admirable.
Le fils fait preuve d’une très grande pudeur, explique juste
assez pour saisir ses luttes et pourquoi cette décision de partir
volontairement était un aboutissement normal dans son cas. Rien de spectaculaire,
mais nous comprenons et acceptons ce geste. Tout se passe dans l’harmonie et
surtout avec beaucoup d’amour. Il secoue, bien malgré lui peut-être, des
certitudes ou des idées que la société nous impose sur le droit à mettre fin à
son existence et que nous hésitons à discuter froidement et sans préjugés. Des propos
bouleversants.
Le Canada a refusé à ma mère le droit de mourir dans la dignité
dans son propre pays… …J’espère que sa mort mettra en branle les changements
nécessaires pour que d’autres personnes dans sa situation ne soient pas forcées
de traverser un océan, de s’éloigner de leur foyer et de leurs proches, pour
concrétiser le plus personnel des choix. (p.59)
Tout est dit. Un témoignage qui ne prend jamais de détours,
particulièrement dense, des phrases trempées dans le senti et l’émotion. Un
hommage certainement, un appel à faire preuve de plus d’empathie et de
compréhension envers ces gens qui font un choix difficile, lucidement, mais que
les méandres de la loi sur l’aide médicale à mourir n’écoute pas. Deux
Québécois ont fait les manchettes dernièrement avec leur vie devenue un enfer
et qui doivent se battre devant les tribunaux pour mettre fin à leur calvaire.
Lawrence Hill se montre ici dans toute sa vulnérabilité et la
tendresse qu’il éprouvait pour sa mère, une femme admirable, un modèle de
probité et d’intelligence.
UN GESTE DICTÉ PAR L’AMOUR de LAWRENCE HILL vient de paraître aux ÉDITIONS
de LA PLEINE LUNE, 2019, 64 pages, 11,95 $.
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