« J’AVANCE EN
SAUTILLANT pour éviter les fentes de trottoir sur le chemin périlleux de
l’école. Je sens le froid sous les pieds quand je traverse les fissures qui
filent et s’entrecroisent, ruisseau, fleuves, deltas lilliputiens. Il faut être
habile pour ne pas marcher sur les brèches qui risquent de s’élargir. »
Charlotte Gingras n’a pas su éviter ces fissures qui se sont
élargies sous ses pieds. Elle s’y enfonce dans un carnet troublant, une réflexion
patiente, comme le jour qui s'étire du matin au soir. Elle bascule dans les trous de
son enfance et cherche à comprendre pourquoi elle était si seule, toujours. Ses
sœurs sont parties tôt avec les oiseaux migrateurs, ne sont pas revenues. Seule
avec une mère absente et distante, un père musicien et professeur de piano
qu’elle ne voyait jamais. Seule avec le souvenir de sa grande sœur bien-aimée,
danseuse, disparue si jeune dans ce pays d’Europe.
Pas étonnant que Charlotte Gingras ait emprunté le chemin de
l’écriture pour donner une direction à sa vie, à cette longue dérive que semble
avoir été son existence. La petite dernière de la famille n’a pas eu droit aux
rires, aux jeux et aux courses folles dans un parc avec des voisines pour
secouer des secrets. Pas de belles amitiés non plus pour inventer le monde et
ses environs. Elle savait peut-être, devinait qu’elle était un malentendu ou le
fruit d’une conspiration étrange. Elle a compris très tôt qu’elle n’était pas la
fille désirée de l’amour. Elle a été une sorte de médicament qui devait donner du poids aux jours de sa mère, lui
faire oublier sa mélancolie et son refus d’emboîter le pas. Autrement dit, de
se mouler à la norme et de suivre toutes celles qui s’occupaient des enfants, baissaient
la tête devant un mari, un curé comme l’exigeait une certaine société.
Je les imagine, lui et le médecin, en train de réfléchir ensemble,
évaluer les options, décider entre hommes du sort de cette femme qui souffre de
son époque, l’époque de l’épouse obéissante à l’époux, au curé. Une femme
impossible à vivre, disent-ils, frigide, parfois délirante, qui ne veut voir
personne, déserte le lit conjugal, passe ses nuits avec sa machine à coudre,
qui vient à peine d’avoir le droit de vote et qui ne vote pas du bon bord. Une
femme, surtout, qui éteint toutes les lumières. Les décideurs tranchent. On lui
fera un enfant. (p.121)
Le résultat, cette panacée plutôt étonnante, ce sera Charlotte.
Un bébé pour occuper Irène, la rebelle, celle qui ne fait rien comme les autres
et que son mari Roland a songé à faire interner. Il n’y a pas si longtemps, au
Québec, les hommes avaient le droit d’envoyer leur femme à l’asile pour s’en
débarrasser quand elle refusait d’obéir ou de se soumettre.
Alors, imaginons les jours de cette fillette, la lourdeur qui pesait
sur elle, la solitude et surtout l’indifférence. Prisonnière, condamnée pour
une faute qu’elle n’a jamais commise. Il fallait qu’elle marche sur la pointe des
pieds, ne jamais trop respirer, jamais rire à tue-tête pour libérer la folie et
découvrir le monde. Ne pas parler, se taire. Elle était méfiante, jamais à la
bonne place, en marge à l’école où elle ne comprenait rien. Toujours en maque
d’attention et d’affection, perdue dans des gestes qui ne sont jamais ceux que
l’on exige d’elle.
Remonte la bile acide, je te crache dessus, tu m’as volé mon
enfance, tu m’as fait avaler tes frayeurs comme une nourriture viciée, tu m’as
attachée à toi de force, à ce jour mes poignets ne supportent pas la présence
d’un bracelet. Tu t’offusquais du peu d’amour que je te témoignais. Tu me
trouvais égoïste, sans-cœur, c’est vrai que je n’ai pas pleuré quand ta mère
est morte parce que je ne la connaissais pas, ta sage-femme de mère, jamais tu
n’as pensé qu’une grand-mère pouvait avoir de l’importance pour une enfant
esseulée. (p.103)
CHEMIN
Après plusieurs publications, elle se sent coincée dans ses
jours et comme ailleurs. Elle a inventé des histoires pour les jeunes, peut-être
pour se bercer dans une enfance qu’elle n’a jamais eue, dans cette grisaille où
elle n’avait que les livres pour oublier le monde et faire en sorte que
personne ne puisse l’atteindre. Maintenant, c’est autre chose. Elle se surprend
dans le reflet des miroirs et c’est douloureux. Les mots ne veulent plus dire
la même chose.
La séduction a foutu le camp, envolés les héros et leurs actions
entraînantes, par de merveilleux dialogues que j’aimais élaguer jusqu’au
squelette. Reste la présence, la marche hésitante. Est-ce que, par cette
écriture du rien, j’apprivoise la mort ? Et, par ricochet, le désir de vivre
vivant ? (p.89)
Sa vie avec un compagnon n’a pas duré. Il lui reste des phrases
qui font la sourde oreille, quelques plantes qu’elle fait pousser sur sa
galerie et un carré près de la rue, un morceau de campagne au pied d’un arbre
qu’elle entretient minutieusement pour la beauté dans le quartier, laisser sa
marque peut-être dans son coin de ville.
SOLITUDE
Charlotte Gingras se demande si l’écriture peut l’avoir
abandonnée ou si ce carnet peut répondre à ses questions. Ce texte, elle
l’arrache en elle, mot après mot, comme elle le fait pour les mauvaises herbes
dans son coin de beauté. Ça ne coule jamais, ça exige tant d’efforts et de
patience. De l’obstination même.
Elle rêve encore et cherche une maison à la campagne, face au
fleuve pour voir le plus loin possible, d’arbres partout et de fleurs qui
s’ouvrent pour la saluer dans le commencement du jour. Toujours à visiter des
sites sur le web pour trouver le refuge qui l’attend et qu’elle pourra faire
respirer.
L’écriture, ce travail qui lui a permis d’avoir des balises, devient
souffrance. Pourquoi passe-t-on des heures à arranger les phrases comme on le
fait d’un potager ou d’un carré de verdure ? Pas étonnant que les écrivains
soient souvent des jardiniers qui ne comptent pas les heures pour désherber et
surveiller des plantes éphémères. J’ai l’impression en juillet, quand je
m’occupe des pivoines et des rosiers, de secouer la Terre et de me brancher à l’univers.
Je pense à Victor-Lévy Beaulieu qui rôde au milieu des plates-bandes et des
arbres dans son immense domaine de Trois-Pistoles pendant tout un mois d’été
avant de retrouver les chemins des mots dans son bureau qui s’ouvre sur le
fleuve tout en bas, de l’autre côté de la voie ferrée, sur les montagnes du
Saguenay plus loin encore, dans l’autre versant du monde.
Toujours là à surveiller son carré comme si c’était la chose la
plus précieuse, à regarder les oiseaux qui s’en donnent à cœur joie dans le
bain qu’elle nettoie, à tourner dans un appartement, à se chercher un peu
partout.
Cette écriture-ci tient par le mouvement des jours, des éclats de
mémoire, l’apprentissage sans fin du tai-chi, le temps que ça prend, écrire, la
présence. (p.78)
Et il y a le tai-chi comme une musique ou un leitmotiv. Elle
suit des cours pour savoir les mouvements, plonger dans les territoires de son
corps. Toute dans un geste de la main, dans une façon de se tenir debout, dans une
seconde ou quand elle déplie la jambe.
L’écrivaine cherche peut-être dans cette discipline à secouer
une histoire qui colle à sa peau, à retrouver une présence qui a toujours été négligée.
Non pas se défaire, parce qu’on n’y arrive jamais, mais se calmer, s’apprivoiser
certainement et vivre en paix avec son passé. Repousser les jours tristes et
s’ancrer dans l’instant pour respirer la largeur du fleuve dont elle rêve.
RECHERCHE
Toute une vie à chercher un lieu où ancrer son être,
s’installer dans des habitudes, pour enfoncer ses racines dans la terre avec les
fleurs et les tomates, appeler les oiseaux et s’émerveiller de leurs vols et de
leurs excitations dans les arbres. Être chez soi en soi.
La plupart des écrivains parcourent le chemin des souvenirs et
de l’enfance. On n’y échappe pas. Je suis retourné si souvent dans mon village
pour tenter de comprendre pourquoi j’ai ressenti si tôt l’obligation de
m’éloigner même si tout m’accrochait à ce pays où j’avais mes aises. Je savais.
Je ne pourrais jamais marcher vers moi si je restais à hanter les forêts avec
mes frères. Je devais partir, sortir de mon corps pour être un autre. Moi aussi
j’ai fouillé les boîtes de photos pour m’imbiber du passé de ma famille, celle
que je connais si mal. Tout ça pour bouger dans le présent et respirer large
comme le lac Saint-Jean.
Et me voilà maintenant dans une maison du bord de l’eau avec
des arbres qui se dressent dans les jours de vents ou de calme plât. Pas une demeure,
mais un capteur de lumière où j’ai l’impression de toucher les mésanges en
tendant le doigt ou ce Grand Pic qui sonde patiemment l’écorce des pins.
Charlotte Gingras dans Brèches
est terrible de vérité et de franchise. Ses « brèches » m’ont souvent bouleversé.
Je me suis tellement retrouvé dans cette quête, ce désir d’être dans les gestes
les plus simples, dans certains regards, des rêves qui coulent dans le versant
des mots et des phrases. Un carnet incroyable de justesse et de lucidité à lire
avec précaution. Ça bouscule l’être, la vie dans ce qu’elle a d’essentiel et de
nécessaire. Des mots qui touchent l'âme.
BRÈCHES, CARNET de CHARLOTTE GINGRAS publié chez
LÉVESQUE ÉDITEUR, 2019, 138 pages, 18,00 $.
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