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jeudi 23 août 2018

DOMINIQUE FORTIER ET SA QUÊTE

DOMINIQUE FORTIER présente un sixième ouvrage avec Les villes de papier, un livre qui va faire son chemin, j’en suis certain. Cette fois, elle nous entraîne dans le sillage d’Emily Dickinson, la poète américaine née en 1830 et décédée en 1886. Une femme excentrique, disait-on, qui n’a guère quitté sa ville natale d’Amherst, dans le Massachusetts, la maison familiale où elle vivait en recluse avec sa sœur Lavinia. Une farouche qui n’avait besoin que d’une « chambre à soi » pour écrire dans le silence, entretenir une correspondance avec des amis qu’elle ne voyait jamais. Elle ne se résignait jamais à accueillir des visiteurs. Et sa manie de porter des robes blanches l’a rendue encore plus inquiétante. Une sauvage qui fascine encore nombre d’écrivains. Son premier recueil paraît après sa mort, en 1890. Bien sûr, Dominique Fortier nous parle de ses liens avec certains lieux, des maisons qui vous happent et peuvent facilement devenir une place que vous ne voulez plus quitter. Écrire, c’est peut-être choisir la réclusion pour mieux voir le monde en soi et autour de soi, cet espace qui se modifie selon les jours et les regards.

Je ne connais guère Emily Dickinson, sa poésie, même si son nom m’est familier. Ce n’est pas le cas de Dominique Fortier que j’ai lu dès sa première publication en 2008. Je n’ai cessé d’en parler depuis et elle revient régulièrement sur mon blogue. Dominique Fortier me fascine par son écriture et le monde singulier qu’elle ne cesse de parcourir pour cerner ce qui habite un écrivain, le pousse vers ces longues séances de réclusion où il se concentre sur les mots pour saisir la vie autour de lui.
Je répète souvent qu’un écrivain est un lecteur de l’univers dans lequel il vit, de la société et de son époque qu’il est si difficile de comprendre malgré toutes les analyses savantes. Lecture aussi des écrivains de son temps et ceux qui constituent « les miracles de la littérature ». Un écrivain passe sa vie à lire et c’est pourquoi la tentation de la solitude est toujours là. Je pense à Walt Witman, un contemporain d’Emily Dickinson, qui n’a pas voyagé même s’il donne l’impression d’avoir parcouru le monde dans les longues stances de ses textes où il tente de dire la beauté de l’univers et de l’Amérique en particulier.

FASCINATION

Dominique Fortier est fascinée par Emily Dickinson, certainement parce qu’elle trouve en elle, dans ses poèmes et sa façon de vivre, une manière qu’elle accepte ou réfute. Un écrivain est toujours un peu le reflet d’un autre écrivain.

Depuis des mois, je relis les recueils de poèmes et de lettres d’Emily Dickinson, je compulse les ouvrages savants qui lui ont été consacrés, j’écume les sites où l’on voit des photos de Homestead, des Evergreens voisins, de la ville d’Amherst au temps des Dickinson. Jusqu’à maintenant, c’est une ville de papier. Est-il préférable qu’il en soit ainsi, ou devrais-je, pour mieux écrire, aller visiter en personne les deux maisons transformées en musée ? (p.25)

La jeune Emily grandit dans une famille austère, une grande maison qu’elle ne quittera que pour ses études au collège d’Amherst et au séminaire Holyoke. Toute sa vie sera remplie des gestes qu’il faut accomplir dans son lieu de vie, de certaines tâches à exécuter et aussi de ces moments où elle écrit, lit et se livre à la passion qui la fait traîner un crayon dans la poche de son tablier, écrire sur des bouts de papier, ou encore sur le carton d’une boîte. Ses poèmes prennent ainsi une odeur qui les distingue les uns des autres. Tout comme elle adore les fleurs qui vont dans toutes les directions, qu’elle n’entretient jamais parce que tout ce qui vient de la nature est bon et a droit à la vie. Elle constituera un herbier important. Emily avait un esprit ordonné malgré sa fascination pour les mots et les images.

Dans la maisonnée Dickinson, chacun vague à ses affaires. Père se prépare en vue d’une rencontre avec un client important ; Mère est très occupée par ses migraines ; Austin repasse sa leçon de grammaire ; Lavinia, un chat sur les genoux, brode un coussin, tandis qu’Emily, là-haut dans sa chambre, écrit une lettre à quelqu’un qui n’existe pas. Si elle a assez de talent, il finira par apparaître. Les mots sont de fragiles créatures à épingler sur le papier. Ils volent dans la chambre comme des papillons. Ou bien ce sont des mites échappées des lainages - des papillons à qui manquent la couleur et l’esprit d’aventure. (p.45)

Dominique Fortier s’avance sur le bout des pieds, souffle dans le cou d’Emily, la pousse, la surveille, l’invente, résiste à l’envie d’aller dans les maisons qui sont devenues des musées. Et elle fait bien. Ces visites sont toujours décevantes. Je pense à la maison d’Henry Longfellow à Boston. Une belle grande habitation où il fallait suivre des tapis pour ne pas abîmer le bois des planchers, se tenir derrière des cordons, regarder de loin un bureau, des photos, des livres, un grand fauteuil pour rêver. Tout était figé. Comment sentir la vie de l’auteur d’Évangéline dans ce monde figé. Il n’y avait que Longfellow pour le secouer. Un lieu s’anime quand il y a une âme qui l’habite.
Dominique Fortier aime mieux les châteaux qu’elle échafaude avec les mots, celles que l’on construit avec un stylo, ces lieux fragiles où il est possible d’explorer toutes les dimensions de son corps.

Pendant ce temps, tous les matins je vais rendre visite à Emily dans ce Homestead inventé d’après les photos vues dans les livres et les descriptions des témoins et des historiens. J’entre sur la pointe des pieds, pour ne pas trouer les planchers de papier, je n’ose pas m’asseoir. Je repars en laissant la porte entrouverte. (p.70)

L’écrivaine trouvera son espace à soi près de la mer, une côte sauvage où elle peut respirer et écrire dans les vibrations du matin.

QUÊTE

Ce qui fascine Dominique Fortier, je crois, c’est l’acte d’écrire avant tout, ce qui pousse quelqu’un à se retirer pour bousculer les mots, chercher une vérité ou une forme de certitude, comprendre pourquoi un homme ou une femme s’acharnent sur des phrases quand ils pourraient s’étourdir dans des villes qui se ressemblent toutes.
Habiter la solitude pour être là dans le monde. Écrire dans un lieu retiré pour se connecter à tous les points de la planète. Emily Dickinson, seule, surveillait le monde par sa fenêtre, s’émerveillait des métamorphoses que les saisons apportent. Hors de la vie en société, mais combien attentive à son petit monde.

En écrivant, elle s’efface. Elle disparaît derrière le brin d’herbe que, sans elle, on n’aurait jamais vu. Elle n’écrit pas pour s’exprimer, quelle horreur, ce mot lui rappelle celui d’expectorer, dans les deux cas le résultat ne peut être qu’un flegme gluant, plein de glaires ; elle n’écrit pas pour se distinguer. Elle écrit pour témoigner : ici à vécu une fleur, trois jours de juillet de l’an 18**, tuée par une ondée un matin. Chaque poème est un minuscule tombeau élevé à la mémoire de l’invisible. (p.116)

Dominique Fortier se demande pourquoi il n’y a pas plus d’écrivains qui choisissent la solitude pour voir ce qui les entoure et trouver des échos en eux. Je pense à mon ami Carol Lebel dont j’ai parlé il y a quelques semaines. Il vit depuis des années dans sa maison de Québec, ne sort guère et ses grandes expéditions se font dans son jardin. Il navigue dans sa balançoire au milieu des vignes qui prennent tout l’espace et lui offrent de belles grappes de raisins juteux. Il peint, il écrit de la poésie, aime sa solitude, poursuit une quête qui recommence tous les matins. Je pense aussi à Maud Lewis, cette artiste de la Nouvelle-Écosse qui a peint tout un univers en surveillant le monde par la fenêtre de sa petite maison.
Nous pouvons découvrir les continents en allant d’une ville à l’autre, en nous compressant dans un avion pour survoler les océans et débarquer dans une cité où respirer est de plus en plus difficile. On peut le faire aussi en demeurant parfaitement immobile.
Je me sens tellement plus existant près de mon Grand Lac sans fin ni commencement, sur la dune avec les sifflements des pins qui changent selon les humeurs du vent et inventent des concertos les jours de pluie.
La paruline à poitrine rousse, le geai bleu impertinent, la mésange rieuse, le pic mineur qui explore le pommier, le grand pic qui arrive en ricanant et ausculte les épinettes. Les papillons aussi qui s’abandonnent aux courants d’air chaud, les chardonnerets qui font des fêtes ces temps-ci. Tout cela me fascine. Tout cela change selon les heures et les jours. Je m’applique à être un regard pour lire le monde et je ne voyage qu’entre la maison et mon pavillon où les livres attendent d'être lus. Lire sans arrêt pour être présent au monde. Écrire pour mieux voir la vie qui m’entoure.

Le monde. Le monde est petit comme une orange. Il est incroyablement compliqué et d’une absolue simplicité. Le monde peut être remplacé, recréé, anéanti par les mots. Il existe de l’autre côté de la fenêtre, ce qui est une autre façon de dire qu’il n’existe pas. Ce qui existe : la flamme de la bougie, le chien à ses pieds, les draps de coton, les fleurs de jasmin aplaties entre les pages des dictionnaires, qui dorment entre le mot jardin et le mot journée, les braises dans l’âtre, les poèmes qui palpitent dans le tiroir. Le monde est noir et la chambre est blanche. Ce sont les poèmes qui l’éclairent. (p.136)

Quel bonheur de lire Dominique Fortier, cette écriture qui envoûte comme la musique d’Arvo Pärt qui hypnotise dans le soir, quand le soleil se défait derrière l’horizon, dans une saignée rouge. Un délice que ces textes fignolés comme des petits tableaux. Voilà le rôle de la littérature qui aide à mieux respirer et à voir autrement.


LES VILLES DE PAPIER, un roman de Dominique Fortier, Éditions ALTO, 2018, 192 pages, 22,95 $.


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