PIERRE MORENCY ne
publie pas souvent. Son dernier ouvrage remonte à 2008 et c’est toujours un
événement, du moins pour moi qui le suis depuis la parution de L’œil américain en 1989. Il revient
après dix ans de silence avec Grand fanal,
un livre qui mélange les poèmes et la prose. Un grand bonheur pour l’admirateur
que je suis. Que voulez-vous, je suis fidèle à quelques écrivains et je les
accompagne pour ainsi dire depuis que nos routes se sont croisées. Tous ont
marqué mon itinéraire de lecteur et certainement aussi celui de l’écrivain que
je suis devenu au fil des ans.
Voilà un titre intriguant. Parce que se faire traiter de « grand
fanal », quand j’étais enfant, n’était pas tout à fait un compliment. Ça
voulait dire quelqu’un qui prenait beaucoup d’espace et ne manquait jamais une
occasion de se faire remarquer, pas nécessairement pour les bonnes raisons.
C’est du moins ce dont je me souviens. Un original, certainement un esprit
libre.
C’est aussi la lumière de la lanterne un peu crue et aveuglante,
sifflante même parce que le fanal « parle » quand on l’allume. J’aimais cette «
lumière sonore » quand je m’isolais dans le camp en bois rond de mon père, au
milieu d’une forêt de cyprès. Je pouvais m’égarer toute la nuit dans Les frères Kamarazov de Dostoïevski ou
encore dans Guerre et paix de Léon
Tolstoï sans craindre d’être dérangé. La visite parfois d’un orignal qui passait
par là et était attiré par la lueur. Un ours aussi qui s’éloignait rapidement
quand il voyait mon gros livre. Les ours ne s’intéressent pas à la littérature,
c’est connu.
Il cherchait l’eau de vie dégrisante, les vents
nets et clairs, les oiseaux plongeurs, les poissons étincelants, il cherchait
des pêcheurs et des nageurs comblés, peut-être aussi cherchait-il tout
simplement parmi nous un être humain. Voilà donc revenu le vieux Diogène, lui
dis-je. Pour toute réponse il me souffla près de l’oreille : « Je ne vous
parle même pas de la faim et de la soif, mais de la manière dont vous vous y
prenez pour manger tant de bruit. » Il éclata de rire, saisit son fanal et
replongea dans la nuit. (p.14)
Cette lueur qui permet de s'avancer dans les ténèbres. C’est ce
qu’a toujours été Pierre Morency dans sa poésie et ses récits. Un homme qui
nous ouvre les yeux quand il s’enfonce dans un boisé, nous montre tout ce qui
vit dans notre proche environnement, s’arrête sur des instants de vie et les
tourne entre ses doigts.
Je pense aux émissions qu’il a animées à la radio de Radio-Canada
de 1979 à 1981 et qui portaient le nom de
Bestiaire de l’été. Il s’attardait aux oiseaux et nous permettait de découvrir
un monde enchanteur. J’aimais sa voix chaude et berçante qui m’entraînait dans
les marais ou encore entre les arbres et les buissons, nous faisait voir ces petits chanteurs que
nous oublions trop souvent. C’était la plus belle manière de présenter le monde
qui nous entoure, de faire entendre la musique de notre environnement. Je n’ai
pas raté une émission. Je fermais les yeux et partais dans un monde si loin et
si proche. C’est la magie de la radio, du moins ce l’était. Ces éblouissements
ne sont guère possibles maintenant. Ma passion pour les oiseaux remonte à cette
époque.
J’ai eu tout autant de plaisir à lire ses récits que Pierre Lussier
a illustrés de belles façons. Je les garde précieusement, y retourne souvent
pour me ressourcer, me bercer un moment dans cette écriture limpide comme
une eau de source. Des petits bonheurs comme ceux-là font la vie. Comme
d’écouter les œuvres pour piano de Claude Debussy dont je ne me lasse jamais.
REGARD
J’aime Pierre Morency parce qu’il est un regard sur le monde que
nous connaissons si mal. Le lire ou l’écouter permet d’en apprendre sur vous et
les autres. Il sait prendre le temps de regarder, possède l’art de vous mettre en
état d’écoute.
J’ignore ce qu’il en est pour toi, mais depuis
mon jeune âge j’ai beaucoup aimé regarder le plumage, l’agencement des
couleurs, les mouvements, le vol des oiseaux. Le vol surtout, qui est comme un
appel à s’alléger et à voir de haut. D’où me vient ce besoin, je ne saurais le
dire, c’est du domaine de la curiosité. Cet appétit de connaître m’a amené à
sortir dehors, à marcher là où c’est nature, ce qui est une bonne chose pour la
santé mentale et le bien-être physique. J’ai ainsi donné beaucoup de plaisir à
mes yeux ne serait-ce qu’en observant un simple nid posé su sol ou dans un
arbre, en examinant la grande variété des oeufs si différents d’une espèce à
l’autre, en suivant du regard le poème mobile des grandes oies migratrices dans
le ciel d’avril. (p.17)
Il n’a pas perdu « ce don de faire voir » et c’est ce qui fait tout
le charme de Grand Fanal, de ces
courts textes et de ces poèmes qui nous permettent de nous rapprocher de l’état
de conscience. C’est peut-être ça et tellement plus. Il nous donne la
permission de tout arrêter pour nous abandonner à nos yeux et nos oreilles, pour
nous sentir là, debout dans le présent et dans un moment d’être.
Parfois les mots sont torture
À qui tant les a poursuivis.
Le chien de mon voisin vient de mourir.
On l’a mis en terre avec sa laisse
Et la balle grise qui le faisait courir aux
quatre coins
d’une vie restreinte.
Les mots sont lièvres chevauchant la tortue.
(p.25)
Ce témoin ne cesse de parcourir des territoires qu’il connaît et
qu’il ne cesse de redécouvrir. La pointe de l’île d’Orléans par exemple où il
habite, ce lieu où il est possible de surprendre la côte de Charlevoix au loin,
ces montagnes que Gabrielle Roy aimait tant. Là, debout sur les rochers comme à
la proue d’un grand navire, il respire le fleuve « aux grandes eaux » qui rêve de la mer au-delà de l’embouchure du Saguenay.
Morency a des lieux comme ça près de l’eau où il se recueille, s’attarde,
sent la vie tout autour, les courants marins et peut-être aussi les murmures de l’Amérique.
C’est un matin de gloire sur la neige
Un matin où l’on entre dans la chaleur de
l’esprit
Pour dire enfin toutes les présences qui
nous manquent
Pour faire se lever un silence majeur.
Apparaît alors la parole inouïe
Ouverture sur une chambre posée au milieu de la
mer
Où viennent des oiseaux aux ailes de solitude.
Les heures vont couler en vagues lentes
Avant de se fondre avec la blessure de
l’horizon. (p.45)
ARRÊT
Que j’aime cette poésie toute simple, ces mots qui me sortent de la
bousculade des jours. Comme cela m’arrive dans le petit chemin derrière la
grosse dune de Wilson que je « marche » deux fois par jour. Un lieu à l’abri des
vents, un refuge pour tous les oiseaux du secteur. Un endroit où le
poème peut habiter. Je m’arrête en entendant le rire du grand pic qui martèle un
pin mort. Je le cherche parce qu’il joue à se dissimuler derrière le tronc. Je ne
continue que quand j’ai vu sa grosse tête échevelée, son cou comme le manche
souple d’une massue qui frappe le tronc avec une belle régularité. Et cette livrée
noire, comme celle des frères enseignants de ma jeunesse, avec le rouge et le
blanc. C’est un émerveillement chaque fois, tout comme mes conversations avec les
mésanges qui me suivent tout l’hiver. Et je m’arrête encore parce qu’un arbre
se plaint sous la poussée du vent. Le bruit de la chaise berçante de mon père
me revient dans le soir, quand le silence collait au bord des fenêtres. Et tous
les chemins des lièvres sur la neige nouvelle, la broderie fine et étudiée de
la perdrix qui va ici et là.
Le store laisse entrer des filets de lumière.
Les corneilles là-bas ont un cri noir.
Elles se saisissent du printemps et le picorent
Tant et si bien qu’une chaleur s’échappe de la
neige.
Sur la plage noire coule un peu de clarté.
À force de vouloir il faut bien que surgisse le
mot
Qui fera chanter ce qui veut vivre
Afin que ce matin ne tombe pas trop bas.
Dans une île au milieu du fleuve, un homme
Vient parfois chercher cette chaleur
Que donnent les oiseaux quand ils volent
Et qu’ils posent un chant vif sur le store
fermé. (p.73)
Pierre Morency me touche particulièrement. L’impression qu’il me
saisit par les épaules, me rend toujours plus vivant et conscient. C’est
peut-être ce qu’il est après tout, un « grand fanal » qui dégage une belle
lumière sonore qui permet de mieux voir, de respirer dans un monde de plus en
plus bruyant. Sa poésie permet de revenir aux choses vraies, au métier de vivre
et de respirer, de voir et de comprendre toutes les merveilles qui
traversent nos jours.
Je ne me lasse jamais de le lire, comme je ne me fatigue jamais de
marcher derrière la dune en retenant mon souffle pour surprendre mon ami le grand
pic, un monde qui ne cesse de m’enchanter quand je me donne la permission
d’ouvrir les yeux et d’entendre toutes les musiques du monde.
GRAND FANAL
de PIERRE MORENCY
est une publication des Éditions du BORÉAL.
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