MATHIEU VILLENEUVE entreprend un périple singulier dans Borealium tremens, une épopée où David Gagnon, après avoir hérité d’une
terre abandonnée, tente de renouer avec ses ancêtres. Le personnage, dans ce
roman baroque et hallucinant, se perd dans des chemins oubliés de son pays du
Lac-Saint-Jean. La maison brûlée où il s’installe est insalubre et pleine
d’artéfacts qui moisissent avec la mémoire collective. Un retour aux sources
qui ne se fait pas sans périls. Un roman qui m’a
particulièrement touché.
David Gagnon a tout quitté pour parcourir les routes de l’Amérique.
Il voulait peut-être retrouver la pulsion qui poussait les explorateurs vers de
nouveaux horizons, des peuples étranges et d’autres manières de secouer la
réalité. Ce Nouveau Monde que l’on a saccagé. Les Autochtones ont payé chèrement
dans leur corps et leur âme l’arrivée des envahisseurs européens.
Si le voyage tient hors du temps, arrive un moment où il faut défaire
ses pas. Le retour n’est jamais facile pour celui qui a traversé le continent
et est devenu un étranger sur les terres qui l’ont vu naître.
Je me suis retrouvé dans un univers familier avec Mathieu
Villeneuve. Comme si je regagnais les espaces rêvés et connus du pays de La
Doré. David Gagnon arpente le Lac-Saint-Jean, ce territoire que je n’ai cessé de
visiter de toutes les manières d’écritures possibles depuis des dizaines
d’années. J’y ai entendu comme un écho au Voyage
d’Ulysse qui s’aventure dans un pays mythique et réel. Je voulais alors
faire éclater le temps historique, plonger dans une époque où les frontières n’existent
pas et jongler avec des mythes et des légendes.
La colonisation toute récente de ce coin du Québec a laissé des
cicatrices un peu partout. Comme si les « faiseurs de terre » n’avaient pas eu
le temps de marquer le territoire de façon durable.
J’ai pensé souvent aussi aux personnages de William Faulkner en
m’avançant dans la fresque de Villeneuve, à ces hommes marqués par la guerre de
Sécession qui ne savent que foncer à toute vitesse sur les routes du Sud des
États-Unis pour surprendre la mort au premier tournant, boire jusqu’à
l’hallucination.
REDÉCOUVRIR
Autant mon Ulysse est habité par une grande naïveté ou pureté, autant Gagnon est miné par un héritage de démences, d’alcoolisme et d’obsessions
qui poussent souvent à la destruction.
De toute façon, Auguste n’aurait jamais pu compléter ses études.
Disons qu’il lui manquait deux-trois boulons. D’abord, il n’avait aucune
aptitude sociale. À part moi et les animaux de la ferme, personne ne voulait
l’écouter. Une chance qu’il avait son violon… Il pouvait passer des heures
enfermé dans sa chambre, à improviser des pièces impressionnantes, sans jamais
se fatiguer. Enfin, c’était avant ses périodes de spleen chroniques. Il avait
aussi une tendance à l’obsession. Quand une idée naissait dans son crâne, il
était impossible de la lui faire oublier. Il relisait toujours les mêmes
vieilles affaires : un livre de légendes amérindiennes, des journaux
jaunis, un missel - il disait qu’il avait appartenu à Maria Chapdelaine en
personne-, des traités d’astrophysique et de mathématiques, des cartes de la
région, des manuels de mécanique. (p.39)
Un incendie a rongé les murs et les cloisons de la maison ancestrale.
La pluie s’infiltre partout. Les idées de David s’égarent dans des visions
éthyliques où il rêve du Grand Livre qui va secouer les assises du monde. Une
maison pleine d’objets, de livres, d’écrits, de photographies, de vêtements qui
témoignent d’un passé récent et ancien. Il y a surtout le journal d’Auguste.
L’héritier s’installe dans une sorte de musée familial, l’antre d’Auguste
qui distillait des quantités d’alcool phénoménales et qui a laissé un testament
que David entreprend d’apprivoiser. Il découvre Marie Bouchard, la reine-métisse
qui a régenté tout le pays.
QUÊTE
David reçoit l’aide de son frère Alexis et de Lianah, une femme
qu’il a aimée avant de partir dans le vaste monde pour échapper à la folie
héréditaire peut-être, qu’il aime encore. Un amour impossible. Le temps a
creusé un fossé entre eux.
David veut surtout à écrire le texte fondateur, la Bible qui fera
le lien entre les ancêtres et lui, donnera un sens à sa vie et peut-être aussi
à ceux qui ont risqué leur corps et leur intelligence dans l’aventure de la
colonisation.
— C’est aussi pour écrire un roman que je pars, mon oncle. Ça va
s’appeler Borealium tremens. C’est
l’histoire d’un gars qui décide de s’installer sur les lots de ses ancêtres
pour retaper une baraque en ruine pis vivre d’une terre inculte. Mais je peux
pas vous parler du dénouement… Ça s’est jamais vu dans l’histoire de la
littérature saguenéenne. Le rêve de mon personnage, justement, c’est de la
marquer au fer rouge, cette littérature-là. Il veut qu’on donne son nom à une
MRC, à une école, à une rue principale. Il veut qu’on se souvienne toujours de lui. (p.63)
Écrire un nouvel Évangile n’est pas chose facile quand on s’imbibe
d’alcool et de drogues. Comment être à la hauteur de Marie Bouchard qui régnait
sans partage sur ce coin de terre, d’Auguste qui cherchait à renverser l’ordre
des choses ? Pourquoi cette grandeur, cet avenir démesuré s’est-il ratatiné
pour ne laisser qu’une maison ouverte aux quatre saisons, des artéfacts que la
pourriture gagne peu à peu ?
OBSESSIONS
Le roman de Mathieu Villeneuve tend un fil entre des légendes et
l’histoire récente. Je pense encore à mon Voyage
d’Ulysse où je bascule du côté du mythe et du conte pour me faufiler entre
le réel et l’inventé, le possible et l’imaginaire, la culture millénaire des
Innus et celle des Blancs.
Contrairement à Mathieu Villeneuve, je bascule du côté de l’épopée,
m’accrochant à L’odyssée d’Homère, l’un
des grands textes fondateurs de l’humanité, pour ne pas basculer dans les
volutes du rêve.
L’aventure de Villeneuve s’avère particulièrement périlleuse. David,
malgré ses efforts, n’arrive pas à contrer sa dépendance à l’alcool et aux
drogues. Comment faire naître la légende, le mythe dans un tel état ? Il rêve
d’un geste d’éclat, de tout recommencer. Si Auguste a échoué, il doit réussir.
Villeneuve suit un personnage qui se lance frénétiquement sur des
chemins sans issues, s’attarde dans des lieux qui deviennent magiques quand il a
pris de la cocaïne ou vidé toutes les bouteilles. Un clin d’œil peut-être à
Jack Kerouac qui n’a cessé de parcourir le continent, filant derrière une ombre
et un rêve inatteignable. Il voulait peut-être échapper à sa naissance, mais
elle le rattrapait chaque matin quand le soleil le retrouvait.
— Là, on fait mon tour du lac à moé. Pas les niaiseries de
Véloroute des Bleuets, pas une affaire de lambineux qui fait la route du
fromage cheddar sans se déboucher une seule bière de toute le voyage. Non, un
vrai tour du Lac : en pleine nuite, en passant par les petites routes qui
sont même pas sur les cartes touristiques, en arrêtant dans toutes les
paroisses où c’est qu’y a un bar, une taverne, un feu, n’importe où où c’est
qu’on peut boire pis sniffer. Pis y est pas question qu’on arrête pas à une
paroisse, on les fait toutes : Girardville, Sainte-Hedwidge,
Notre-Dame-de-Lorette… (p.166)
Le récit part dans toutes les directions, comme si l’écriture explosait
ou implosait. Comme si David devait mourir à soi pour renaître comme un certain
Jésus de Nazareth. Personne ne peut l’accompagner dans cette quête qui a rendu Auguste
fou. Comment effacer les erreurs, les gaucheries qui ont saccagé le pays, comment
retrouver le temps d’avant la construction des grands barrages ? Il faut tout
faire sauter, comme Auguste l’a imaginé, retrouver la terre sacrée d’avant, quand
tous les rêves étaient possibles, quand Marie Bouchard pouvait vivre en reine.
PARENTÉ
Une quête étrange qui ne peut déboucher que sur la mort et la
destruction dans un pays qui n’est
toujours pas un pays comme l’écrit si justement Victor-Lévy Beaulieu. David
le sait, mais il ne peut s’empêcher de tenter l’impossible.
J’aime ce roman qui veut échapper à toutes les balises et secouer l’imaginaire,
ce texte échevelé qui témoigne peut-être du plus grand échec qui puisse frapper
une nation.
Chaque rang porte sa masse d’accidents niaiseux, de malheurs enfouis,
de caves jamais cimentées et de greniers qu’on ne visite plus, même plus pour
chasser les souvenirs, parce qu’on ne sait plus quoi se rappeler et qu’il n’y a
plus personne pour le faire. Chaque maison a embaumé ses vivants et veillé ses
morts. Même enterrés au village, ils n’ont jamais quitté leurs lots. Et
maintenant, ils revenaient pour moi. Ou plutôt, moi j’allais vers eux. (p.214)
Un roman bouleversant qui balafre le territoire, de La Doré à Alma,
passant par Péribonka et Sainte-Monique et encore nombre de paroisses quasi oubliées.
Un texte puissant, envoûtant.
David devient une sorte de Messie qui tente de comprendre ses
ancêtres tarés et obsédés, un chevalier à la
Triste Figure qui n’arrive plus à faire la part entre le réel et l’imaginaire.
J’ai lu Borealium tremens
dans une sorte de transe qui me ramenait constamment à ma démarche d’écriture,
celle que je secoue tous les jours depuis presque cinquante ans, cette quête de
l’être qui ne cesse de s’imposer et de me glisser entre les doigts dans ce pays
du Lac-Saint-Jean où tout est démesure.
BOREALIUM TREMENS
de MATHIEU VILLENEUVE
est paru à la maison d’édition LA PEUPLADE.
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