LISE TREMBLAY revient à ses thèmes de
prédilections dans L’habitude des bêtes,
un roman qui nous entraîne dans un village du Québec marqué par les saisons, particulièrement
par le temps de la chasse. À l’automne, les hommes deviennent frénétiques et dangereux.
Ils ne retrouvent leur vie normale qu’après avoir traqué l’orignal et abattu la
bête mythique. Cette année-là, rien n’est pareil. Des loups sont aperçus ici et
là. Même près des maisons. Les chasseurs s'inquiètent, surtout Stan
Boileau qui veut éliminer ces bêtes maléfiques. On prévoit un carnage. Les
agents de la faune se démènent. En plus, les orignaux deviennent fous et foncent
sur les gens en pleine rue. La tique s’attaque aux cheptels et rend les bêtes démentes.
Quel bonheur que d’ouvrir
un nouveau roman de Lise Tremblay ! Encore une fois, elle me permet de parcourir
un univers que je crois bien connaître. Ce fut le cas dans ses ouvrages La Héronnière et La sœur de Judith. Toutes ses publications en fait. Une sorte
d’exploration de la mythologie du village, de la campagne, de ses tabous, de
ses pulsions, surtout des silences qui recouvrent certains agissements. Ça peut
aller jusqu’à l’absurde comme dans La
Héronnière.
Les hommes s’excitent.
La présence des loups dans les forêts avoisinantes inquiète. Tous les regards
se tournent vers Stan Boileau qui impose ses vues depuis toujours dans le
village. Les agents de la faune, surtout Patrice, le neveu de Rémi, ne peuvent
fermer les yeux et font tout pour empêcher le carnage.
L’étranger, même
s’il est là depuis des années, est condamné à être spectateur. Il ne peut
rien dire, rien faire. C’est le cas de Talbot, un dentiste qui a décroché et
qui vit dans son chalet au bord du lac avec son vieux chien Dan. Rémi, son
homme à tout faire, est le baromètre, celui qui lui permet de saisir le pouls
du village.
Les touristes,
c’est la bête noire de Rémi. C’est de l’ordre de l’instinct. Rémi n’aime pas
les étrangers, tous les étrangers. Les étrangers de Montréal, de Québec, de la
ville d’à côté. Il ne fait pas de différence, Noirs, Asiatiques, Blancs, s’ils
ne sont pas nés au village, ils sont étrangers. Je fais aussi partie des
étrangers. Il ne manque jamais une occasion de me le dire. (p.19)
C’est là que Lise
Tremblay s’impose. L’écrivaine a l’art de fouiller dans des pulsions que les
gens de la campagne n’aiment pas voir étaler sur la place publique. Une forme
de fatalité qui impose une ligne à suivre. Et les écrivains, justement, sont là
pour dire ce que tout le monde veut taire.
CHASSE
La chasse réveille tous les mâles et ils deviennent comme fous,
emportés par la fièvre. Un instinct les pousse dans la forêt, sur les traces de
l’orignal, à confronter souvent un autre chasseur. Ces affrontements peuvent
tourner au drame. Il y a toujours des cas de folie qui sont signalés, des
agressions, des menaces de mort.
J’ai toujours hésité
à courir dans la forêt pendant cette période même si c’est le plus beau moment
pour le faire. Parce que je tombais inévitablement sur un chasseur qui circulait
sur un tout-terrain, une bière entre les cuisses, l’arme chargée sur les
guidons. Même tôt le matin. Surtout le matin. Les lois n’existent plus alors.
Quand je m’aventurais dans les sentiers du centre de ski de fond Le Norvégien,
je croisais inévitablement le même chasseur. En habit de combat, arme à la
main, il faisait peur. Je résistais, par orgueil de mâle peut-être, pour ne pas
lui abandonner un territoire qui était aussi le mien. J’avais le droit à la
forêt et rien ne me faisait plus plaisir que de lever une ou deux perdrix avant
de le voir s’avancer en haut d’une colline. Des vies sauvées que je me disais.
Lise Tremblay plonge
dans cette période de frénésie. Rien de spectaculaire cependant, pas de
fusillade entre deux chasseurs. C’est plus subtil. C’est toujours le non-dit chez
Lise Tremblay qui s’impose.
Mina a compris
que Lucille était aux abois. Elle l’avait rarement vue comme ça. Lucille a
peur. Elle a peur à cause de la gang d’en bas. Pendant la chasse, ils
deviennent fous. Mina m’a demandé ce que j’en pensais, je ne savais pas trop,
j’ai appris il y a longtemps à ne pas me mêler de ce qui se passe au village.
Ils sont comme les loups, ils vivent en meute et se protègent. Ils peuvent
s’entre-tuer, mais ne t’avise pas d’intervenir, même la victime va se retourner
contre toi. (p-47)
Les pulsions que
les mâles étouffent en temps normal s’expriment. Un désir de mort, de sang, la
traque de la grosse bête pour l’abattre, défiler avec le trophée sur le nez de
son camion. Tous ceux qui viennent pour « tuer » ne semblent plus se contrôler.
Ils deviennent des envahisseurs et ceux qui n’ont pas une histoire qui remonte à
la fondation du village doivent se taire. Ils n’ont pas droit de parole.
TERRITOIRES
Les loups envahissent
le territoire des chasseurs et s’en prennent aux orignaux. Stan Boileau va leur
régler leur cas. Tous attendent, surveillent.
Peut-être que les
humains détestent les loups parce que ces bêtes ont les mêmes instincts qu’eux,
les mêmes comportements. Il y a le mâle dominant et les autres doivent montrer
patte blanche.
La confrontation est
inévitable entre Boileau et Patrice, le jeune agent de la faune qui tient tête
au vieux mâle alpha. Tous prévoient un bain de sang. Particulièrement Rémi qui
a toujours cédé devant Boileau. Comme si les dominés souhaitaient cette
empoignade.
Lise Tremblay nous
entraîne aussi dans des histoires parallèles. La fille de Talbot, Carole, se
fait opérer pour enlever tout ce qui dépasse. Elle n’a jamais voulu du corps d’une
femme. Il y a Dan, le vieux chien qui est au bout de sa vie. Mina, la vieille
têtue, s’isole dans son chalet près du lac. Talbot lui rend visite tous les
jours. Une amitié, des rencontres qui lui permettent de comprendre ce qui l’attend
quand l’âge va prendre le dessus.
J’aime ces romans
qui semblent s’éparpiller et qui finissent par n’emprunter qu’un seul sentier.
Lise Tremblay est particulièrement habile dans cet art de nous lancer dans des
directions opposées pour mieux nous raccrocher.
Pendant le reste
de la journée, j’ai beaucoup pensé à Boileau, à son aplomb. Il y avait dans sa
façon de se tenir une sorte d’assurance qui faisait peur, on n’avait pas envie
de se mettre en travers de son chemin. Je suis sorti comme d’habitude et
lorsque je suis revenu vers cinq heures, son camion avait disparu. (p.86)
Rémi, celui qui sait si bien comprendre les humains et les bêtes, a du mal à tenir en
place. Dan meurt, au bout de ses forces. Mina se retrouve à l’hôpital. Elle ne
peut se relever comme elle l’a fait si souvent. Elle est au bout de son
parcours. C’est ça aussi la vie.
Lise Tremblay a
l’idée formidable de ne pas boucler son récit. Je suis resté sur un pied, en
attente, sans trop savoir. Il ne peut y avoir de gagnants quand on affronte des
peurs ataviques, des instincts qui viennent de la nuit des temps. Tout est
toujours à recommencer.
Pendant que
Patrice me parlait, j’ai pensé qu’il allait gagner. Il allait gagner parce
qu’il était jeune et que Stan Boileau était vieux. Et que les vieux perdent
toujours. C’est dans l’ordre des choses. (p.155)
L’écrivaine ne
cesse de bousculer les milieux fermés que sont les villages depuis la parution
de L’hiver de pluie. Un monde déchiré
entre la tradition et la modernité. Et il y a ceux qui viennent d’ailleurs, qui
n’arrivent jamais à se faire une place. On le voit particulièrement dans La Héronnière.
J’ai aimé parcourir
mon monde et le sien, ce monde civilisé qui peut devenir barbare quand on secoue
des manières de voir et de penser. Je le sais parce que je reste un étranger
dans mon village d’adoption. Je suis un Talbot qui se mêle de ses affaires
devant le grand lac même si je suis là depuis plus de vingt ans.
Une écriture lisse
et maîtrisée, une partition où pas un mot ne dépasse. Une œuvre forte, sentie.
Lise Tremblay n’arrive jamais à me décevoir.
L’HABITUDE DES BÊTES
de LISE TREMBLAY, roman paru chez BORÉAL ÉDITEUR.
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