DES MOMENTS DE NOTRE HISTOIRE se
glissent dans la littérature depuis un certain temps pour mon plus grand
plaisir. Je pense à Éric Plamondon qui s’attarde à la révolte des Mi’gmaq de Ristigouche en 1981 dans son tout dernier roman Taqawan. Ou encore Louis Hamelin, dans Autour d’Éva, qui plonge dans la
Révolution tranquille. Il y a aussi Mirabel, l’aéroport qui s’est dressé au
milieu des terres agricoles, au cœur du Québec. Marie-Pascale Huglo s’y attarde
dans Montréal-Mirabel. Un projet qui est devenu le symbole d’une décision politique
insensée. Hamelin, encore lui, en faisait le sujet de son premier roman La rage en 1989. Rachel Leclerc revient sur une décision du gouvernement fédéral à
Forillon en Gaspésie dans Bercer le loup.
Les autorités gouvernementales y ont expulsé des centaines de familles pour
faire un parc national.
Louis et Michèle
Synnott pensaient s’installer sur leur terre de Forillon, tout près
de la mer qui les berçait dans leurs jours et leurs espoirs d’une vie calme et
tranquille. Un pays qu’ils avaient reçu de leurs parents et qu’ils entendaient
transmettre à leurs enfants qu’ils souhaitaient nombreux. Et arrive la décision
que l’on ne prend pas trop au sérieux d’abord. La rumeur circule. Les autorités
gouvernementales veulent créer un parc sur cet espace fascinant qu’est Forillon,
chasser toute une population en la dédommageant le moins possible comme cela se
fait partout.
Cela n’est pas sans
me rappeler la décision du gouvernement Taschereau de céder des terres à une
entreprise américaine qui souhaitait construire des barrages et produire de
l’aluminium au Saguenay-Lac-Saint-Jean. Tout le gratin de la société,
particulièrement le clergé, vantait les mérites de la modernité et promettait
la prospérité pour des générations et des générations. On exproprie des terres
agricoles, on cède tout un territoire, presque un pays à la Québec
Developpement company en 1922. Une décision qui s’est faite sans consultation et
en ignorant les Innus qui occupent le pays depuis des millénaires. Ce peuple
perd alors un territoire de chasse ancestral sur la rivière Péribonka. Les
barrages font monter le niveau de l’eau sans avertissement, noient des terres,
font disparaître des villages. Onésime Tremblay a symbolisé cette révolte et
cette lutte pour le respect de ses droits et une juste compensation pour la
perte de ses terres. Un combat qui trouve encore des échos dans les audiences
du BAPE tenues récemment sur la gestion du lac Saint-Jean. Cette fois, la
population fait face aux décisions de Rio Tinto, une entreprise australienne.
LANGAGE
Jean Chrétien tenait
un langage similaire devant les gens de Forillon en 1970. Prospérité et
retombées économiques étaient au rendez-vous. Les résidents du secteur verraient
leur avenir assuré.
Tu n’en reviens
pas encore, des centaines de familles vont devoir déménager pour que les
touristes de demain aient l’illusion de pénétrer un territoire vierge après
avoir payé leur droit d’entrée à la guérite. Cinq lignes à peine, cinq lignes
qui te rendent fou, écrites par un fonctionnaire mal élevé dont tu voudrais
oublier le nom. Tu ignores encore le montant qu’on t’offrira pour la terre d’où
ton regard embrasse chaque jour l’horizon sur la baie, tu partiras sans le
savoir. Tu as entendu parler de sommes qui varient entre deux mille et six
mille dollars. Ce sont les chiffres auxquels en est arrivé le prétendu expert
qui rôde autour de vos maisons en votre absence. (p.35)
L’obligation de
partir, de tout abandonner et de s’installer ailleurs se fait la mort dans
l’âme pour la plupart des gens, particulièrement pour Louis Synnott. Ces
réfugiés restent marqués au cœur et à l’âme et ne peuvent oublier certains événements.
Louis transmettra cette colère, cette partie de son âme qu’on lui a volée à sa
fille Marina, celle qui est née au moment où un fonctionnaire met le feu à la
maison ancestrale. Michèle accouche sur le sol, comme une bête, au moment où les
agents du gouvernement, des fonctionnaires « qui ne font qu’exécuter les ordres
», posent le geste qui marquera la mémoire pendant des générations,
particulièrement la petite fille qui entreprend de venger la famille.
Janice a entendu
les récriminations de son grand-père et concocte une vengeance contre le fils
de celui qui a incendié la maison ancestrale, invente un mensonge qui bouscule la
vie de tout le monde.
TRAUMATISME
Des dizaines de
personnes sont encore marquées par les expropriations de Mirabel et des gens
nous parlent encore de la « tragédie du Lac-Saint-Jean » après une centaine
d’années. Ce genre de décision cause des remous et engendre des séquelles
difficiles à imaginer. Que dire de la création d’Israël sur des territoires
palestiniens, créant des conflits et des affrontements qui sont insolubles. Les
rancunes se transmettent de génération en génération. La haine souvent.
Le roman de Rachel
Leclerc s’attarde à un geste politique qui marque l’imaginaire. La rancune est
là, ne cesse de tourmenter les descendants. Se venger n’est certainement pas la
solution. Janice l’apprend à ses dépens.
Plusieurs années
après la mort de son père, Ulysse s’était même dit que les ministres d’Ottawa
et de Québec, en créant le parc Forillon, avaient seulement achevé de
dépouiller une communauté dont les fondateurs avaient été si souvent, après la
Conquête et le traité de Paris de 1763, délibérément maintenus dans la
dépendance et la précarité. Honte à ces politiciens, s’était mis à répéter
Ulysse Le Sueur à mesure que les années passaient et qu’il repensait à tout ça,
honte à eux et à toute leur descendance. (p.65)
Peut-on refaire
l’histoire ? Personne ne retournera habiter le territoire de Forillon. Les
vestiges de Mirabel se dressent pour montrent l’erreur du gouvernement de
Pierre Elliott Trudeau qui a rêvé l’avenir sans tenir compte des protestations.
Janice retrouve Ulysse
Le Sueur, le fils d’André, celui qui a incendié la maison de ses grands-parents
et entend lui faire payer. Une histoire qui plonge dans les méandres troubles
de la vengeance et qui a au moins l’effet de provoquer des réactions, une sorte
de catharsis qui permettra d’accepter le passé.
AFFRONTEMENT
Un roman fascinant
où l’ombre et la lumière s’affrontent, une histoire pleine de rebondissements. Janice
se libère des propos de son grand-père, d’un héritage de rancœur et de colère,
et retrouve sa mère Marina. Une manière de faire la paix avec le passé, l’injustice
et l’arbitraire.
Les blessures à
l’âme prennent du temps à guérir et c’est ce qu’illustre magnifiquement le
roman de Leclerc qui nous propulse dans le temps et l’espace, dans les méandres
d’une pensée et d’une rancune séculaire. Je me suis laissé prendre, emporter
par les circonvolutions qui hantent cette famille.
Pour Ulysse,
toute cette affaire était bien la preuve, si besoin était, que l’attitude
d’André Le Sueur dans les villages de Forillon allait continuer de le hanter
jusqu’à sa mort. Il devait reconnaître sa filiation et sa responsabilité. Il
n’avait plus le droit de feindre d’ignorer une époque durant laquelle les
habitants incrédules et atterrés, avaient regardé monter des colonnes de fumée
dans le ciel de la péninsule sans pouvoir rien y faire. (p.169)
Bercer le loup fouille l’âme de ceux qui subissent la pire des injustices, ceux
qui perdent leur pays. Je n’ai pu m’empêcher de penser aux réfugiés qui doivent
quitter un lieu devenu invivable et partir sans trop savoir ou ils vont échouer.
Ils restent marqués, souvent incapables de vivre le présent et de s’installer
dans leur nouvelle vie. C’est peut-être ces migrations qui alimentent le
terrorisme actuel, mobilisent les déportés d’une seconde génération.
Le pays façonne
les individus et quand on oblige une population à tout quitter, ils ne peuvent
que trébucher et claudiquer. Et pas une vengeance ne peut guérir cette blessure,
pas une violence ne peut guérir l’âme.
Un roman qui fait
réfléchir à des moments de l’histoire qui marquent et secouent notre pensée.
Que dire des Acadiens qui ont été arrachés à leur pays et déportés un peu
partout dans le monde. Les séquelles sont toujours là. Une blessure à l’être
peut-elle guérir ? Et que dire de la responsabilité…
BERCER LE LOUP de RACHEL LECLERC, roman paru chez LEMÉAC ÉDITEUR.
PROCHAINE CHRONIQUE : IMAGO
de NATALIE JEAN.
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