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jeudi 29 décembre 2016

Serge Bouchard fait du bien à l’intelligence

SERGE BOUCHARD surveille les agitations de ses contemporains, leurs manies, leurs obsessions et tente de trouver un peu de sens dans tout ce qui va trop vite, tout ce qui s’agite frénétiquement. Dans Les yeux tristes de mon camion, il permet au lecteur de respirer et de prendre conscience de tout ce qui est vivant autour de lui. Il faut s’attarder longuement devant une forêt d’épinettes qui résistent aux saisons, se pencher sur la vie de ces illustres oubliés qui ont parcouru l’Amérique, vécu avec d’autres peuples et ont fait de leur vie une expérience. Un moment de l’Amérique française que l’on a biffé de nos mémoires. L’anthropologue et homme de radio fait du bien à l’intelligence.

Ces textes permettent encore une fois de plonger dans l’univers de Serge Bouchard, de partager son amour pour la route, ces randonnées qui ne semblent jamais vouloir prendre fin, une traversée de l’Amérique du Nord dans une vieille Honda qui tient la route par miracle. Rouler pour le plaisir de découvrir, être en mouvement et rester vivant. C’était au temps de sa jeunesse folle, au temps des rêves. Il pouvait conduire jour et nuit, aller d’un océan à l’autre, du Nord au Sud pour prendre le pouls du Nouveau Monde.
Serge Bouchard est avant tout un nomade qui se sent vivant quand il se déplace lentement d’un point à un autre. Dans une vie antérieure, il aurait été un coureur des bois qui escaladait les montagnes pour voir de l’autre côté, un explorateur, un traducteur qui connaît toutes les rivières et les nations autochtones. Un rêveur qui  se sent vivant en suivant les méandres des grandes rivières qui coupent la plaine américaine.
Pas étonnant qu’il porte un amour démesuré pour les camions, ces navires contemporains qui vont du Nord au Sud dans un ronronnement où il est possible de saisir la quintessence du continent, d’un monde qui ne cesse de se faire et de se réinventer à chaque montée. Ces camions qu’il admirait tant quand il était petit garçon et qu’il rêvait de conduire jusqu’au bout du monde. Et ce grand fleuve qu’il surveillait en se demandant d’où venait toute cette eau et où elle allait.
Un nostalgique qui aime se bercer dans ses rêves d’enfance, se rappeler son père qui regardait le temps filer dans ses derniers jours pour saisir peut-être le fil de la vie qui finit toujours par se rompre.
Je suis un fidèle de ses émissions à la radio où il se questionne sur le racisme, le temps qui file, l’amour et l’amitié. Une émission rare qui permet un arrêt dans la frénésie de la semaine. C’est mon moment précieux. Je ne ratais jamais non plus Les chemins de travers où il nous entraînait dans des sentiers peu fréquentés et souvent étonnants. Parce que Serge Bouchard nous donne de nouveaux yeux pour surprendre le monde et le voir comme si c’était la première fois. C’est toujours avec bonheur que j’écoute sa voix grave nous confier des secrets, des réflexions, s’attarder à des doutes et des incertitudes. Parce que vivre et penser, c’est jongler avec une question qui ne trouve jamais de réponse.

La voix humaine est puissante. La radio lui fait honneur. Et pour l’entendre, l’auto devient une chapelle privée où, dans la solitude de sa mobilité, l’être médite au son de sa propre humanité. Cela soigne et rassure, cela nous attache. Bien sûr, nous touchons là à la prière, à la musique rituelle et sacrée, aux incantations des prêtres, des imans, sorciers et bardes de tout acabit. La voix humaine a un pouvoir inouï. Disons simplement qu’à la surprise générale des croyants que nous sommes, la voix humaine est plus forte que l’image. Voir le sacré est une chose étonnante, entendre sa voix l’est encore plus. La radio traverse les époques, survivant à des technologies qui lui sont mille fois supérieures. La simple voix humaine est irremplaçable, elle va à l’essentiel. (p.48)

Je me suis réjoui de voir la file devant son stand au dernier Salon du livre de Montréal. C’est rassurant. C’est dire qu’il y a encore des femmes et des hommes pour partager des réflexions et des penseurs qui n’ont pas besoin de se déguiser en humoristes pour attirer la foule. Il avait tout son temps pour discuter avec un lecteur ou une lectrice avant de dédicacer son livre. Je l’ai regardé un moment et n’ai pas osé m'approcher. Ça m’arrive d’être intimidé et de rater une occasion unique. Je l’ai aussi entendu dans une conférence où il sait vous tenir en haleine pendant des heures en racontant les exploits de Nolasque Tremblay et Émilie Fortin, ou de Marie-Anne Gaboury qui a été la première femme blanche à parcourir l’Ouest canadien à dos de cheval.

RÉFLEXION

Avec Serge Bouchard, chacun possède une histoire et il est important de l’entendre et de la raconter. Chaque individu est témoin de son époque. La grande histoire que l’on enferme dans les livres masque souvent le réel. J’aime particulièrement quand il s’attarde aux découvreurs du continent, aux exploits de ces hommes et de ces femmes que l’on a biffés de nos manuels scolaires. Que j’aurais aimé, à la petite école, découvrir la vie de ces explorateurs partis de Québec ou des Trois-Rivières pour se rendre à Saint-Louis, la plaque tournante de l’Ouest au temps de l’Amérique française. Ils étaient partout, ont traversé les montagnes en suivant les cols et les rivières pour surprendre ce Nouveau Monde bien avant les Américains. Des curieux qui n’hésitaient pas à vivre à l’indienne pour commercer et souvent fonder une famille métisse comme ce fut le cas dans l’Ouest canadien avec Marie-Anne Gaboury, l’ancêtre de Louis Riel. Une histoire oubliée, des figures fascinantes qui donnent une fierté à ceux qui savent que la langue française régnait en Californie bien avant l’arrivée des Anglophones.
 
En 1814, les hommes de Philibert sont une trentaine à faire le voyage de traite des fourrures dans le grand Sud-Ouest. Sous la gouverne de leur patron, on les retrouve dans la région de Santa Fe. Lespérance est du groupe et il voyage avec de bien grands noms : Étienne Provost, la future légende des montagnes de l’Ouest, François Leclaire, son associé, Toussaint Charbonneau, le célèbre mari de Sacagawea. On retrouve aussi Michel Bissonnette, qui sera tué par les guerriers de Mauvais Gaucher lors du traquenard tendu aux hommes d’Étienne Provost en 1818 dans les montagnes de l’Utah, près du grand lac Salé. Louis Robidoux, fils du patriarche Joseph, accompagne aussi la troupe, c’est l’un des rares survivants de cette bataille (où dix coureurs des bois furent tués). Mentionnons finalement la présence de Jacques Laramée, celui qui donnera son nom à tant de lieux au Wyoming, où il perdra la vie dramatiquement cinq ans plus tard, tombé dans une crevasse ou tué par les Arapahos, nul ne sait plus très bien. (pp.137-138)

Serge Bouchard est touchant quand il raconte qu’il doit se départir de son camion Mack, une splendeur, parce qu’il a de plus en plus de mal à se déplacer sur ses jambes et que le nomade ne pourra plus s’installer au volant et parcourir les chemins de la montagne qui mènent au bout du monde.

NÉCESSAIRE

L’écrivain redonne le goût de regarder un paysage de la toundra, de se rendre à Chibougamau ou encore de surveiller le temps qui va au fil de l’eau et qui emporte les rires humains. Une belle leçon de vie. C’est un plaisir toujours renouvelé que de pouvoir s’attarder sur ses textes. J’entends toujours sa voix grave qui me berce quand il m’emporte dans une histoire. Alors, il peut lancer certaines vérités et dénoncer les manoeuvres de John A Macdonald, un raciste notoire qu’un certain Stephen Harper voulait donner comme modèle au Canada.
Une réflexion qui tourne le dos aux rires et aux blagues qui eveloppent à peu près tout ce qui se dit dans les médias au Québec depuis quelques années. Bouchard est le meilleur médicament que j’ai trouvé pour garder confiance en la vie et retrouver une pensée qui bat de l’aile dans ce siècle de la réussite et de la performance à tout prix. Lire Serge Bouchard, c’est se donner du temps pour la réflexion, regarder autour de soi, fouiller son passé et devenir un meilleur humain.
Livre précieux, réflexion sur la vie, la mort, l’histoire que l’on fausse pour créer des mythes, des faits que l’on tronque selon les besoins du présent. Le sédentarisme en Amérique s’est dressé devant le nomadisme et les nations indiennes ont été les grandes perdantes de cet affrontement. Il faut s'en souvenir et le raconter.

LES YEUX TRISTES DE MON CAMION de SERGE BOUCHARD est publié chez BORÉAL ÉDITEUR.


PROCHAINE CHRONIQUE : La femme qui fuit de ANAÏS BARBEAU-LAVALETTE, paru chez LE MARCHAND DE FEUILLES.
  
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/serge-bouchard-683.html

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