LES ANNÉES SOIXANTE marquent un tournant dans la société
québécoise. Comme si toutes les portes et les fenêtres s’étaient ouvertes aux
idées qui secouaient le monde. Il aura fallu une longue germination pourtant avant
que ces concepts s’imposent dans notre monde traditionnel. La main mise du
clergé sur l’éducation et la santé prit fin alors. Les Québécois dépoussiéraient
une histoire singulière qui leur permettait d’imaginer une nation et un pays. Cette
idée avait fait surface ici et là au cours des siècles précédents, surtout en
1837 avec la révolte des Patriotes. Les écrivains témoignent de ces moments qui
bousculent les époques. Marie-Claire Blais en 1965, dans Une saison dans la vie d’Emmanuel, décrivait cette avancée vers la
modernité en donnant la parole à un nouveau-né. Denyse Delcourt, dans Rouge, nous plonge dans ce moment
charnière où des traditions s’effritent. Le présent retient son souffle, ne
sachant quelle direction prendre.
Le monde vient à
peine de sortir d’une guerre et la paix fait rêver même si d’autres conflits
éclatent partout. Les collèges classiques s’accrochent et les religieux doivent
faire des compromis. Les filles s’assoient aux côtés des garçons dans une même
classe. C’est déjà une révolution. Marie côtoie une mère qui vit dans les
livres et perd contact peu à peu avec sa réalité. La fiction devient plus
importante que son mari et ses enfants. Il y a aussi ce frère aîné qui glisse
ses mains sous sa blouse. Wilfrid, son autre frère, devient passeur de drogues
et sera emprisonné à Salem. Un lieu mythique avec ces femmes condamnées à mort en
1692 pour sorcellerie. Arthur Miller en fera un texte théâtral admirable. Un
monde de superstitions, de craintes, une sorte d’écho à l’univers de Marie. Elle
accompagnera son père aux États-Unis, mais que faire devant la justice et les
avocats, ces geôliers qui piègent la vie ?
Le père est rongé
par un cancer et Marie arrive mal à croire que l’avenir est possible. Elle est
ballottée entre deux époques et plusieurs identités. L’univers est plein de
trous qui menacent de l’avaler. La modernité repousse les idées anciennes, mais
les excès de liberté peuvent vous casser. Wilfrid paiera cher sa témérité.
Les filles à
l’école disent que la maison de Marie pue le fumier. Qu’elle vit dans un coin
perdu de la ville et que sa mère, en plus, est bizarre. Certaines d’entre elles
la plaignent. Pauvre Marie ! D’autres en secret se réjouissent. Dieu ne lui
a-t-il pas déjà assez donné ? La beauté, la douceur, une grande intelligence.
Ne serait-il pas injuste d’en rajouter ? (p. 17)
La marginalité et
la différence ne sont jamais faciles à assumer. Cette mère qui navigue dans les
livres et se transforme en héroïnes de fiction l’écrase, ce frère qui
s’approprie son corps est une menace horrible. Et tous les mystères qui rôdent,
les fictions et les imaginaires qui troublent l’innocence de l’enfance. Tout
change, tout se désagrège et que faire quand on a la certitude d’être seule à
porter le poids de la Terre.
CLIMAT
J’aime ce flou, ce
monde à la fois concret et imaginaire, cette magie qui se glisse dans la vie de
tous les jours, les rêves qui moulent les personnages. Les chevaux semblent
tenir tête à la folie. Comme si les personnages de Delcourt étaient emportés
par des forces telluriques. Des glissements entre le je et une narration au il,
une perte d’identité et une affirmation aussi.
Le grand cheval
blanc permet à Marie d’échapper à son univers étouffant. Et il y a Thomas,
toujours attentif et discret. Thomas le saint, l’ange de dévotion, l’amant en
attente. Et Clotho, une fillette qui va et disparaît comme dans les contes, qui colle à Marie comme sa conscience, qui
veut peut-être la prévenir que le destin ne s’éloigne jamais. Personnage
étrange, réel ou inventé, possible et concret qui pourchasse la jeune fille dans
cette fin d’époque où l’on étudiait des histoires de dieux qui se disputaient
l’attention des humains.
— Tiens, je te
dirai quelque chose, reprit-elle. L’une est une fleur qui tremble quand on
l’approche — une rose, une orchidée ou bien, si tu veux, un iris. L’autre est
un dragon. Je l’ai vu. Il est ocre avec des écailles mauves. Moi, je sais ce
qui se passe dans les chambres la nuit. De mon côté, rien à craindre, je suis
Clotho, intouchable, alors que toi… (p.10)
Clotho sait tout,
voit tout, même ce que Marie refuse d'avouer.
SOUVENIRS
J’ai étudié alors
que les collèges classiques vacillaient et que l’avenir rendait mon père
songeur. Il n’aimait pas. Il savait que son monde s’éloignait à grands pas. J’ai
côtoyé des frères enseignants qui cherchaient à s’adapter et qui remettaient
leurs croyances en question. Le curé de mon village continuait à prêcher comme
si le monde s’était arrêté en 1920. Nous avions un passé de peurs, de
croyances, de péchés et de fautes. La modernité et la liberté étaient particulièrement
inquiétantes.
Marie est
peut-être aspirée par le monde de sa mère. Comment savoir ? Comment survivre
quand on se retrouve seul et que tout se désagrège ? Comment sourire quand on se sait souiller par son frère ?
C’était surtout
les romans dans lesquels l’amour se conjuguait avec la mort qui lui plaisaient.
Lorsque se doigts tombaient par chance sur l’un d’eux, elle poussait un petit
cri de joie. Qu’elle ait déjà lu ce roman plus d’une fois n’avait pour elle
aucune espèce d’importance. Son cri ressemblait à celui d’un oiseau. Puis, pour
lire, à la maison, elle se mit bientôt à s’habiller d’une façon singulière.
Ainsi pouvait-on la voir à la cuisine, au salon ou dehors, tourner les pages de
son livre avec des mains gantées de noir ou encore, vêtue d’une robe longue en
lamé avec, autour du cou, un boa de plumes bleues. Il pouvait aussi arriver
qu’elle porte en lisant une jupe d’écolière, trop courte pour elle, et des bas
mi-jambe glissant sur ses mollets. (p.22)
J’aime ces romans
où le réel et l’imaginaire se bousculent. Denyse Delcourt montre bien ces
tremblements d’être, ces gestes qui peuvent pousser autant du côté des vivants
que des morts. Tout se mélange comme dans un commencement du monde où il faut
séparer le haut et le bas, la terre et les eaux. Le lac avale les gens et la
réalité n’est pas ce que nous croyons. Un monde en fusion où passé, présent,
avenir plient le corps.
CHANGEMENT
Denyse Delcourt
s’intéresse aux mythes, aux légendes, aux mystères, aux contes qui tapissent la
réalité. Qu’est le réel sinon ce mélange ? Que dire quand la pensée occidentale
s’est forgée sur un monde de dieux jaloux qui n’ont cessé de se faire la guerre
? Faut-il s’éloigner des mythes pour faire place à la raison ? Faut-il
abandonner les rêves et les mystères quand on s’aventure hors de l’enfance ? Comment oublier ce qui vous a brisé l'âme ?
J’aime cette
écriture qui invente une réalité qui ne cesse de nous déboussoler. Il faut une
certaine magie pour y arriver.
Le temps est un
oiseau qui, très haut sous la voûte céleste, vole. À chaque fois qu’ils se
voient, l’oiseau, cependant, se rapproche. Ainsi, après deux mois, a-t-il parcouru
une distance considérable. Il va trop vite, vraiment. Voilà qu’à présent, juste
au-dessus d’eux, il tournoie, décrivant, au fil des nuits, des cercles de plus
en plus étroits. Ses ailes battent tout contre leurs corps pendant qu’ils
s’aiment, insouciants. (p.49)
Un roman que l’on
ne rencontre guère dans une époque où il faut être efficace, terre à terre et
souvent se confiner aux affres du quotidien. Denyse Delcourt préfère flirter
avec les contes de notre enfance, une dureté impitoyable qui provoque le
vertige.
Le corps a sa
propre mémoire. Il se souvient des outrages, des caresses hideuses et de la
honte du plaisir. Tout s’inscrit dans les muscles. Il suffit que quelqu’un
s’approche de trop près pour qu’ils se contractent aussitôt. Je parle de ce premier
instant où Thomas m’a serrée contre lui. Prise au piège, impuissante,
terrifiée : lâche-moi ! Et puis, comme avec Charles lorsqu’il… mon corps
se met à flotter au-dessus de cette fille qu’on touche et qui n’a rien à voir
avec moi. Froide, je ne ressens rien du tout. Mais quand ensuite Thomas,
doucement, trace avec les doigts la courbe de mes lèvres, j’entrevois la
possibilité du salut. Un jour, nue, ouverte et vulnérable, je me laisserai
glisser dans la vérité du désir. (p.110)
Un roman exigeant,
beau de finesse, comme une petite lumière dans une époque où le passé ne peut
rassurer et où l’avenir se dresse comme un mur. Une société en mutation qui emporte
les rêves, les craintes et les espoirs et nous laisse devant un je qui voudrait
peut-être devenir un il pour guérir ces blessures enfouies dans son corps. Il
faut peut-être une mutation pour changer sa vie autant que son époque.
Il faut guérir du passé pour inventer l’avenir.
PROCHAINE CHRONIQUE : LE GRAND RETOUR DE JOHN SAUL PUBLIÉ CHEZ
BORÉAL ÉDITEUR.
Rouge de
Denyse Delcourt est paru chez Lévesque Éditeur, 132 pages, 23 $.
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