C’EST UN GRAND plaisir que de mettre la main sur un nouveau livre de Pierre Morency. Dans mon cas, ce sont des retrouvailles, étant un fidèle de ce poète depuis je ne sais quand. À vrai dire, il n’y a que son théâtre que je connais mal. Un bonheur, parce que c’est une musique qui me berce et m’enchante, me pousse au milieu du jour. Avec lui, je sais que je peux prendre mon temps, examiner le livre, le retourner, me pencher sur ce dessin de la page couverture où deux courbes suggèrent un humain en marche. Je m’attarde encore, pressentant que chacun des mots va me hanter pendant des semaines peut-être. J’ai toujours l’impression alors d’entendre la musique envoûtante d’Arvo Pärt ou de Dominico Einaudi. Oui, ces notes de piano qui tombent telle une pluie chaude dans le plus rond de l’été, quand le monde n’est plus qu’une bouche assoiffée et des bouffées de parfum dans les lilas et les sous-bois.
Pierre Morency a beaucoup observé les oiseaux, ces « deux pattes à plumes », surtout dans L’œil américain et Lumière des oiseaux. Il lui restait peut-être à se dissimuler dans une haie de cèdres pour guetter ses semblables, ses frères et sœurs que l’on connaît toujours plus ou moins. Ils ont des habitudes, ces « deux pieds sans plumes », des manies, des habitats et aussi peut-être des chants et des propos qui traduisent leurs curieuses occupations. Chez les deux pieds sans plumes nous plonge dans un monde familier et pourtant étrange, celui que nous fréquentons tous les jours sans prendre la peine de nous attarder.
Il faut d’abord se faire oublier de ses semblables et devenir invisible d’une certaine façon. La tâche consiste à écouter sans bouger, à surveiller ses frères et ses sœurs, les bipèdes qui hantent la planète, étourdissent et souvent exaspèrent avec le bruit de leurs moteurs. Que de pétarades montent de la ville où ils se réfugient pour nier la fuite du temps, combler peut-être une immense solitude qui les inquiète plus que tout !
Faire comme si, après bien des hésitations, vous partiez à la recherche de la paruline flamboyante ou du bruant à gorge blanche qui vous réveille le matin tout en restant invisible dans les feuilles du voisinage. Retenir sa respiration, s’approcher à pas de chat, dans la plus belle des discrétions pour déceler des gestes et des propos, des courses et souvent des tâches mystérieuses. Un travail qui demande de l’abnégation, de la patience et surtout d’avoir l’œil et l’oreille. L’espèce est imprévisible malgré les apparences et leurs nids découpent d’étranges rues dans des villes qui ne cessent de déborder sur les champs et la forêt.
Et c’est ainsi que je mis en chantier un projet que je nommerais mon « carnet de gens », carnet où vivraient des gens croisés au fil des jours et de mes longues promenades dans le monde d’alentour. Et pourquoi, dans mon livre, ne passeraient-ils pas, tous ces êtres vus, entendus, imaginés au cours de ma vie récente ? Oui, ils existent, ces gens que ma solitude me permet de voir. (p.16)
Travail de patience, comme celle du chasseur qui, pendant des heures, attend que la « bête lumineuse » sorte d’un massif d’épinettes et avance dans la plus belle des innocences. Il faut peut-être toute une vie pour arriver à cerner ses semblables. Surtout que Pierre Morency n’est pas du genre à se contenter de banalités ou de simples clichés. Et me voici avec lui à l’affût de bipèdes que l’on dit pensants et intelligents.
QUÊTE
Comment cerner l’espèce des « pieds sans plumes » ? Faut-il tenir compte de la couleur de la peau ou des yeux, des idiomes parlés, des croyances et des habitudes ? Tous, peu importe le lieu de naissance ou la langue maternelle, ont une manière de voir, de dire et d’être. L’entreprise de Pierre Morency risque-t-elle de nous perdre ou de nous entraîner dans la confusion ?
Le poète prend soin de nous avertir cependant. Il va s’en tenir aux spécimens de son entourage. Alors pas question d’aller au bout de la planète pour dénicher la peuplade qui ne connaît rien de Facebook et de Google.
L’étranger, l’étonnant, vit toujours dans notre environnement immédiat, de l’autre côté de la haie de cèdres qui délimite le terrain ou au bout de la rue. Il suffit de reconnaître des pratiques, des propos, des comportements, des rituels aussi et des gestes souvent difficiles à comprendre. Rapidement, Pierre Morency distingue des particularités, des façons de parler, d’écouter et de bondir dans de bonnes et mauvaises habitudes.
Les gens. Est-ce qu’on en voit encore, parfois, en arrêt devant une plate-bande ou flamboie un massif d’impatientes ? Est-ce qu’on peut les imaginer en train de dire aux fleurs : ne chantez-vous pas à votre manière notre désir de voir naître un monde moins lourd ? (p.20)
Ce classement débute toujours par « les gens », une sorte de mantra qui nous rappelle à l’ordre. Et nous voilà partis, discrets comme une ombre, silencieux avec le renard, à la recherche de moments uniques qui nous comblent de joie ou encore nous laissent pantois. Souvent, c’est une révélation et une autre fois, c’est une vérité qui vous happe par sa simplicité.
Les gens réduits à se confier aux arbres. (p.50)
Ça me trouble une phrase du genre, me secoue et montre peut-être la détresse de ceux et celles qui n’arrivent plus à communiquer avec leurs semblables. Ceux qui doivent s’épancher devant les arbres et les oiseaux. Et tout le temps, c’est le doute qui s’impose, comme une vie qui se recroqueville dans quelques paroles et vous laissent là, tout seul en plein midi soleil.
Les gens qui n’aiment pas tellement leur aujourd’hui parce qu’ils sont toujours dans leur demain. (p.42)
Je reprends les mots, un à un, même si je connais ces agités qui m’étourdissent, courent en parlant sans arrêt. Ces gens qui ne semblent jamais dormir et avoir constamment l’envie d’être ailleurs. Comme s’ils refusaient la nature tout autour, les appels du geai bleu dans le matin ou encore les jacasseries des corneilles.
MÉDITATION
Un livre précieux que je garde sous la main pour l’ouvrir une fois ou deux par jour, dans un moment de répit pour y pêcher une phrase, une image qui implose en moi. Après, je prends une longue inspiration pour relire la description, la soupeser, en voir toutes les facettes. Parce que c’est toujours comme ça avec Morency, les mots disent beaucoup, mais portent aussi des énigmes. Alors je rêvasse sur quelques lignes qui m’en apprennent sur l’espèce à laquelle j’appartiens et qui m’étourdit souvent.
Les gens qu’on a réussi à convaincre de cette aberration, à savoir que, dans ce monde, un arbre, avec ses racines et toutes ses feuilles dans le vent, avec l’air et la terre qui le nourrissent, peut devenir la propriété d’une personne. (p.85)
On ne peut lire ce livre comme on traverse une rivière en bondissant d’une pierre à l’autre. Il faut scruter chaque mot, le déguster tel un chocolat favori, en fermant les yeux pour en saisir toutes les subtilités et les saveurs, le garder en bouche longtemps pour que le plaisir dure, pour toucher le fond de son âme peut-être.
Les gens. Qu’est-ce qu’ils font, les gens ? Et bien, ma foi, ils passent. Ils passent du lit à la table, de la fenêtre à la porte. Ils passent de maison en auto, du moteur au garage, du garage au bateau, du bateau à la buvette et de la pharmacie à la maison. Passent du trottoir en allée, d’allée en commerces, de parc en parking. De parking ils passent de rue en route, de route en tunnel, et les voici arrivés au cœur noir du grand tunnel. Ils ont passé. (p.92)
Une vie en quelques phrases qui montrent le dérisoire de nos agitations et de nos obsessions. C’est ce qui se produit lorsqu’on prend le temps de regarder pour vrai, quand on se demande pourquoi tant de courses et de bruits avant la fin du jour qui ne calme jamais personne. Pourquoi tant de cris pendant que la neige tombe si doucement en ce premier jour de décembre ?
DESSINS
Les dessins à l’encre de Chine de Pierre Morency, ses esquisses, tiennent de l’estampe japonaise qui donne un monde en deux coups de pinceau ou deux lignes. Le livre est parsemé de ces dessins intrigants, rassurants aussi. Chaque planche est une découverte, un geste qui vient après une longue hésitation, du moins, j’imagine.
Bien sûr, les oiseaux sont là, les outardes fantomatiques qui vont, happées par une direction, la fin de la saison ou un commencement. Elles ont l’espace, des chants et des aventures, des destinations et des destins. Je les entends, celles qui m’arrêtent au milieu du jour quand elles traversent le ciel avec plein de cris et d’encouragements. Ça me touche toujours en pleine poitrine. Et, un sourire vient éclairer mon visage. Elles me disent que la vie passe, que l’avenir revient, qu’un jour il n’y aura plus que le silence.
Et aussi ce couple en page 37 qui marche vers un ailleurs, une coulée de lumière peut-être, leur sort ou l’espoir de tout recommencer. Des visages inquiétants, si humains et comme arrachés au végétal, terriblement effrayants et farouches comme des diables. Des êtres en état de mue qui attendent peut-être ou qui refusent de devenir des individus. Comme s’ils mutaient sans comprendre trop ce qui leur arrive.
Des dessins qui enferment et libèrent, illustrent les craintes et les terreurs de ces sujets qui respirent et peuvent inventer la vie tout autant que leur mort.
Quels beaux moments vécus en examinant ces dessins, ces personnages qui se confient, parlent de peur et d’angoisse, de plaisir aussi, certainement ! Et j’y ai surpris la paix qui va avec les oiseaux de passage, ceux qui filent vers l’ailleurs que nous sommes toujours en train d’imaginer. Les humains sont ainsi. Ils courent devant ou derrière le bonheur en se perdant souvent dans des discussions qui font oublier leur être et leur âme.
Un genre de psautier pour ceux qui cherchent et ne se contentent jamais des réponses que l’on offre dans les magasins à grande surface. Un ouvrage rare que j’ouvre comme un recueil de prières pour me rapprocher de l’essentiel, des mots qui vibrent et d’images qui secouent l’être.
MORENCY PIERRE, Chez les deux pieds sans plumes, Éditions du Boréal, MONTRÉAL, 2021, 20,95 $.
https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/chez-les-deux-pieds-sans-plumes-2811.html