Danielle Dussault nous attire
dans un monde un peu étrange, dans «La partition de Suzanne». Une écriture d’arpèges
et d’harmonies. J’aime. Voilà un travail d’orfèvre qui touche l’essentiel. Je
pense à l’amour, la musique, celle qui fait vibrer le corps et peut-être aussi ce
souffle qui anime l’âme. Un court roman écrit comme une pièce musicale où
chacun des intervenants, j’allais écrire chacun des solistes, découvre son rôle
dans la composition.
La jeune Suzanne vit pour et
par la musique. Elle sait qu’elle ne pourra assouvir totalement sa passion
pourtant. Une fille ne peut jongler avec ce monde d’harmonies et de sons. Pour arriver
à ses fins, elle planifie son suicide avec une logique désarmante. Elle pense à
tout, règle chacun de ses gestes comme cette partition unique qu’elle a écrite
et qu’elle destine à celui qui sera l’instrument de sa mort. Elle prévoit aussi
le rôle de ses amis et de ses connaissances.
«Comme je suis une fille —
encore une enfant, me l’a-t-on assez souvent répété —, pour subsister dans cet
univers d’enfermement collectif, je dois faire semblant que je vis en dessous
de mes moyens intellectuels. Sinon, c’est l’isolement. La discrimination. Le
mépris. Bien que je fasse des efforts titanesques pour avoir l’air aussi
crétine que possible, je reste suspecte malgré mes cheveux soigneusement
peignés. J’attends de rencontrer un cœur humain, une âme éclairée. J’espère, je
dois m’en confesser, un revers du destin qui ne vient pas.» (p.14)
Ceux et celles qui ont côtoyé
Suzanne témoignent et deviennent des instrumentistes qui exécutent un solo qui permet
de créer la nouvelle pièce musicale.
«Si je lègue ma partition à
Benoit Eicher, c’est pour qu’il ait le courage un jour de se rendre digne de
cet amour. Enfin, je veux que ma sœur chante cette partition sous sa direction,
qu’elle la chante avec toute son âme parce que c’est précisément ce qui peut la
sauver des mensonges construits sur des millénaires d’ego et contre lesquels
l’authenticité demeure l’arme la plus fatale que je connaisse. Authentiques,
mon geste et mon choix l’auront été.» (p.24)
Janie Eicher dérobe cette fameuse
partition qui innocenterait Benoit, son père alcoolique, et qui révélerait les
intentions réelles de Suzanne. L’histoire devient un suspense où les
personnages ne peuvent échapper à cette trame imaginée par la compositrice. Tous
sont liés comme les musiciens d’un orchestre et n’arrivent à s’exprimer qu’en suivant
les directives du chef.
Tragédie
Cette tragédie survient la
veille de Noël alors que le choeur amorce les premières mesures du «Minuit, chrétiens»
que vénère Suzanne. Peu à peu, tout se met en place et la composition sera
jouée. La jeune musicienne survit par sa musique et peut enfin «voir» son
œuvre.
«Des larmes coulent sur mes
joues: improbables émotions d’une enfance morte. Si Benoit Eicher est présent
aujourd’hui, dans cette salle, si tout le monde peut le voir, muet et immobile
devant les juges, c’est grâce à ma mort. Si on l’a admiré et conspué tout à la
fois et s’il se retrouve à la barre d’audience, ce n’est pas seulement parce
que j’ai manipulé la scène, mais parce que j’en ai écrit chaque mouvement :
j’ai voulu, essentiellement, lui voler sa place. Je n’avais que ce rêve:
devenir chef d’orchestre.» (p.130)
On peut la croire, l’écrivain
est un chef qui dirige ses personnages au doigt et à l’œil. Danielle Dussault
le fait admirablement.
Fascination
L’écrivaine travaille ses
textes en retenant ses élans et ses envolées. Ses phrases sont portées par une
respiration qui est venue me chercher par je ne sais quoi. Un rythme peut-être,
un souffle singulier, une belle étrangeté.
«Je n’ai rien dit à personne.
Pourquoi me serais-je confiée? Qui aurait pu m’entendre? J’ai seulement écrit
dans ce journal, jour après jour, le récit de ma passion, j’ai voulu livrer le
témoignage de mon appartenance à la musique. J’ai écrit le désir. J’ai mordu dans
ce désir et lui ai succombé: je voulais être chef d’orchestre.» (p.17)
Voilà un roman qui m’a captivé
comme l’appel du «Minuit, chrétiens, peut-être, qui vous fait prendre
conscience de votre condition de vivant pendant la période de réjouissances que
nous venons de vivre. Des personnages qui s’arrachent à leur condition en
vivant des pulsions qui les emportent comme s’ils s’abandonnaient aux mains de
cette terrible musicienne qu’est Suzanne.
«La partition de Suzanne» de Danielle Dussault est
paru chez Lévesque Éditeur.