«Les laboureurs du ciel» d’Isabelle Forest évoque ces
alchimistes qui questionnaient l’être et l’âme, tentaient d’ouvrir des fenêtres
que la bonne société fermait à double tour. Voilà qui donne une dimension étrange
à ce roman qui se termine par le spectacle de deux exécutions sur un gibet.
Nous n’avons plus droit à ces cruautés de nos jours même si la télévision prend
le relais et nous présente la mort comme un divertissement dans ce qu’elle a de
plus horrible et de plus spectaculaire. Songeons aux attentats qui font des dizaines
de victimes et au dernier massacre d’enfants dans une école.
Isabelle Forest entraîne le
lecteur dans un monde où tout est possible, même de changer de vie. Le lecteur croit
en cette reconstitution de la société parisienne du XVIIe siècle et c’est le
plus important. Son écriture vient en écho aux textes de l’époque, mais reste absolument
contemporaine.
«Les laboureurs du ciel
travaillent en solitaire, souvent de nuit, enfouis dans la face cachée du
monde. Bien que leur quête soit universelle, leur recherche demeure
personnelle, une vocation de reclus et de gardiens de mystères.» (p.183)
Ces individus cherchaient un
autre sens à la vie en risquant le tout pour le tout. Les autorités
considéraient ces marginaux comme des sorciers qui méritaient de mourir dans
les pires souffrances.
Pantins
Marie, une fillette, est subjuguée
par les marionnettes et les spectacles qu’elle ne rate jamais les jours de
marché. Avec Petit Pierre, un garçon débrouillard qui n’en a que pour les yeux
de son amie, ils explorent le monde et deviennent vite des inséparables.
«Petit Pierre saisit la
fillette par un pan de son manteau et l’entraîne à nouveau dans les dédales
grouillants de la foire, bousculant parfois les curieux sans s’excuser.
Soudain, les enfants sont contraints de ralentir devant un groupe imposant de
gens d’où ressortent des femmes au visage livide, des gamins aux yeux agrandis
et des hommes toussant pour se donner de l’assurance malgré leurs jambes
chancelantes. Petit Pierre pousse Marie à travers la foule. Malgré sa minceur,
elle se glisse difficilement entre les corps pressés jusqu’à l’étalage de
ferrailles d’un marchand cloutier.» (p.31)
Les marchés publics étaient
de véritables cours des miracles alors. Il suffisait de ne pas tourner le dos
au hasard ou de s’attarder devant un spectacle pour que le monde bascule.
L’écrivaine nous fait côtoyer l’horreur et la beauté, la grandeur et la misère.
Une vie grouillante où l’abondance et la pauvreté se bousculent. Il ne faut pas
oublier que c’est le monde de Nicolas Boileau et René Descartes que l’auteure
évoque avec finesse. Celui de Francis Bacon aussi qu’Angelo n’a cessé de questionner
pendant ses nuits d’insomnies.
«À voir les deux têtes se
payer la mienne, je songeai que je ne savais m’amuser que de choses sérieuses,
comme de plonger la nuit venue dans les grimoires de mon père pour tenter de
découvrir le sens caché du monde. Pour ne pas souffrir de cette accablante
révélation qui faisait de moi un enfant sans enfance, j’en conclus qu’une
erreur de la nature n’était pas impossible, puisqu’à l’inverse elle faisait
aussi des miracles, comme le soutenait Francis Bacon dans son Histoire naturelle.» (p.150)
Quête
Les marionnettes s’animent
sous les doigts agiles des manipulateurs, donnant l’illusion de la vie. Ces
concepteurs deviennent de véritables apprentis sorciers qui tentent de percer le
secret de la vie et de la mort, de s’approprier les pouvoirs de Dieu.
«Angelo aurait préféré
continuer de travailler en toute intimité avec Marie. Mais Eugène de Coderre,
qui l’aidait à se procurer les dépouilles, fasciné par la mort et l’alchimie,
ne voulait plus d’écus: il préférait assister à la naissance de ces créatures
exceptionnelles qui envoûtaient le public parisien. Dans le laboratoire, ils
étaient trois, désormais, s’apprêtant à donner vie à des cadavres.» (p.210)
Avec les dépouilles des enfants,
ils reconstituent des êtres qui possèdent «une vie» qui leur est propre. Pourtant,
tous savent qu’ils risquent gros quand ils s’enferment dans leur laboratoire.
Surtout, ils commettent un sacrilège en utilisant des corps que la société traite
souvent comme des rebus. Marie sera violée par ses bourreaux et désirera la
mort plus que tout. Isabelle Forest nous convie à une aventure qui se démarque
dans la littérature québécoise. Un monde de cruauté et d’espoir. Et peut-être
que rien n’a changé depuis.
«Les laboureurs du ciel» d’Isabelle Forest est paru aux
Éditions Alto.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire