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jeudi 1 mai 2008

Les paradis dissimulent bien les drames

Monique Proulx, dans «Champagne», son dernier roman, effleure une problématique qui fait saliver les médias. Combien de conflits éclatent entre les «développants» et les «verdoyants» qui protestent quand on veut implanter un port méthanier ou un parc d’éoliennes qui défigurent un paysage. Partout au Québec, les tenants du progrès à tout prix se heurtent à des groupes qui veulent protéger leur coin de pays. Non, Monique Proulx ne cherche pas à pourfendre ceux qui balafrent les paysages en scandant les mots profits. C‘est pourtant le combat qui se profile dans de ce roman foisonnant. Une preuve s’il en faut que les créateurs sont attentifs aux grands enjeux de notre société.
L’écrivaine nous entraîne dans un coin sauvage au nord de Montréal. Un petit lac calme accueille quatre ou cinq villégiateurs. Un paradis où le moteur est banni, où les bêtes vivent dans une forêt abandonnée à toutes les saisons.
Lila Szach ne semble s’inquiéter que pour les champignons, les oiseaux, les poissons et un orignal qui ménage ses apparitions à la pointe du lac. Elle protège son paradis avec un zèle inquiétant. Tous doivent obéir à ses diktats. Mais comment éloigner les prédateurs qui ne pensent que centre de skis et villégiature?
Malgré tout, les gens cohabitent dans une certaine harmonie, vivent des amours sans lendemain, tentent de guérir, bien ou mal, écrivent pour cicatriser ou gagner leur vie. Même le jeune Jérémie s’invente un monde pour oublier sa famille dysfonctionnelle en peuplant la forêt d’êtres étranges.
«C’était un sentier fascinant, contenant juste assez de monstres pour garder sur le qui-vive sans donner de sueurs insupportables, tantôt fermé comme un poing sombre entre les conifères touffus, tantôt ouvert à l’infini sur des clairières bienveillantes où le soleil s’engouffrait par coulées. Au moins deux fois, Jérémie fût tenté d’aller se perdre dans ces grands terrains de jeux lumineux, mais pas si fou, ce n’était pas parce qu’il venait de la ville qu’il allait oublier les Sombrals et les Centaures traîtreusement arc-boutés, pour sûr, derrière les longs troncs épars.» (p.21)

Le mal

Plus nous avançons dans cette histoire, moins les choses sont claires. Lila Szach a perdu son mari. Est-ce un accident ou un suicide? Elle doit vivre aussi avec le remords parce qu’elle a presque cédé aux avances de Gilles Clémont, un chasseur effronté qui braconnait sur ses terres et qu’elle a voulu empoisonner. Sa voisine Claire imagine des scénarios sanglants qu’elle destine à la télévision. Des histoires sordides qui finissent par la rattraper. Simon aide un peu tout le monde en allant de l’un à l’autre dans son kayak. D’autres ne peuvent oublier les horreurs du passé. Violette a connu l’enfer d‘un père pédophile, d’une mère qui se fermait les yeux et ne voulait rien entendre.
«Elle n’a jamais protégé des mains folles du fou les petits de son propre ventre, elle n’a jamais désavoué le fou dans ses violences, elle a refermé la porte de la chambre sans bruit quand elle a surpris le fou en train de vous violer, et elle continue de jurer que tout ça n’a jamais existé, a été inventé dans votre tête, dans vos dix têtes. Si vous la revoyez un jour, ce que vous ne souhaitez pour rien au monde, vous l’accueillerez à coups de batte de baseball et vous frapperez jusqu’à ce que l’un d’eux – bois ou crâne – se rompe le premier.» (p.192)
Comme quoi les paradis peuvent dissimuler des enfers.

Sauvagerie

Monique Proulx plonge dans une sauvagerie qui happe les protagonistes. Parce que derrière le calme apparent, les grandes passions ne dorment jamais. Les humains, mêmes pour les plus nobles causes, peuvent aussi commettre d’incroyables sottises.
«Les pires étaient les amateurs de fleurs et de jardins. Ils venaient ici, stupéfaits par tant de luxuriance éparpillée, et une fois que Claire et Luc les avaient baladés dans les tourbières sauvages et les clairières moussues, ils sortaient des pelles et des seaux et tenaient mordicus à rapporter dans leur jardin des nymphéas, des bébés sapins, des plants de rudbeckias, des lichens qui mettent cinquante ans à croître d’un centimètre.» (p.122)
Monique Proulx crée un univers magique, envoûtant et hypnotisant. Une écriture somptueuse confirme sa parfaite maîtrise. Un plaisir qui ne fléchit jamais. Un grand roman qui habite votre mémoire après la lecture.

«Champagne» de Monique Proulx est publié par les Éditions du Boréal.
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/monique-proulx-1107.html

vendredi 25 avril 2008

Québec a toujours inspiré conteurs et écrivains

Beaucoup de publications marqueront le 400e anniversaire de la fondation de la ville de Québec et de la Nouvelle-France. Les Éditions Trois-Pistoles soulignent cette date importante en ajoutant un tome à la très belle collection qu’inaugurait Bertrand Bergeron, en 2004, avec «Contes, légendes et récits du Saguenay-Lac-Saint-Jean».
Victor-Lévy Beaulieu a confié la tâche cette fois à Aurélien Boivin, un spécialiste de la littérature québécoise associé à l’Université Laval et au «Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec» depuis les débuts. Ce professeur émérite, originaire de Normandin, a publié nombre d’anthologies et s’est particulièrement attardé à Louis Hémon pour en faire connaître les ouvrages. Il était tout désigné pour mener à bien cette entreprise colossale.
Parce qu’il a fallu trier, discuter et certainement faire des choix déchirants pour arriver à cerner l’imaginaire qui entoure Québec, la ville, mais aussi la côte de Beaupré, l’île d’Orléans et ce fleuve qui déchire le continent. Des lieux qui ont marqué les premiers arrivants, les écrivains et les conteurs au cours des siècles. Tout comme ils inspirent Monique Proulx, Esther Croft, Chrystine Brouillet, Jacques Poulin et Pierre Morency de nos jours. On pourrait aussi y ajouter les noms d’Aimée Laberge, Marie Laberge, Stanley Péan et Alain Beaulieu.

Grand voyage

Aurélien Boivin a eu la fameuse idée de faire fi des époques pour permettre au lecteur de naviguer entre les récits fondateurs, les contes et les légendes en plus de s’attarder à certains écrits de contemporains. Nous allons d’un horizon à l’autre avec bonheur, ne perdant jamais de vue la ville de Québec et ses environs, la grande île d’Orléans qui semble avoir été un refuge pour tous les sorciers et les démons à une certaine époque. Du moins dans l’imaginaire.
Bien sûr, les premiers récits devaient lancer cet ouvrage imposant. Jacques Cartier raconte son contact avec le nouveau continent et les Hurons. C’est comme si nous étions des témoins. Une description pointilleuse permet de revivre ce moment qui devait changer la face du monde. Et quel bonheur de retrouver la langue française d’il y a 400 ans.
«Le VIIe jour dudit moys (septembre 1435) jour Notre Dame apres avoir ouy la messe nous partismes de ladite ysle pour aller amont ledit fleuve et vinsmes à quatorze ysles qui estoient distantes de ladite ysle es Couldres de sept à huict lieus qui est le commencement de la terre de prouvynce de Canada desquelles y en a une grande qui a envyron dix lieus de long et cinq de laize…» (p.3)
Une musique à lire à haute voix. Comme quoi la langue écrite n’a cessé de se modifier avant de se conformer à des règles qui ne cessent jamais de bouger.

Moments et figures

La bataille des plaines d’Abraham hante beaucoup d’écrivains. Pierre Villemure en donne une version plutôt étonnante. Une date qui marque l’imaginaire du Québec, même si certains contemporains tentent d’occulter ce fait historique. Les écrivains au cours des siècles sont souvent revenus sur cette guerre qui oppose Anglais et Français, cet été sanglant où les villages qui longent le Saint-Laurent ont été incendiés et pillés avant la chute de Québec.
Le lecteur glissera avec bonheur du côté des légendes, des contes et des récits, suivra des originaux comme Drapeau et Grelot. La figure de Marie-Josephte Corriveau sort de l’ombre on s’en doute. Le tout ne serait pas complet, sans une incursion dans le fantastique. Les loups-garous, les feux follets, les sorcières, les bandits de cap Rouge ont aussi leur place dans cette fresque impressionnante.
Cette lecture permet de retrouver les sources de l’imaginaire québécois, d’en explorer les avenues et de nous amarrer à la littérature qui se fait maintenant. Une magnifique expédition, un grand voyage, une occasion unique de relire des textes du frère Marie-Victorin, Louis Fréchette, Philippe Aubert de Gaspé, Amédée Papineau, Louis Hémon, Faucher de Saint-Maurice, Maurice Barbeau et des dizaines d’autres.
Il faut remercier Aurélien Boivin, Victor-Lévy Beaulieu et les Éditions Trois-Pistoles pour cet ouvrage magnifique, habité de fort belles illustrations qui font découvrir les pays du Québec, explorer un imaginaire qui survit malgré les dédales d’Internet et toutes les charges médiatiques. Un véritable délice que cette brique de plus de 700 pages qui se lit comme un thriller.

«Contes, légendes et récits de la région de Québec» d’Aurélien Boivin est publié aux Éditions Trois-Pistoles.

jeudi 17 avril 2008

Elena Botchorichvili met Chagall en mots

En lisant «Sovki» d’Elena Botchorichvili, souvent j’ai eu la sensation de glisser dans «Les mariés de la tour Eiffel» de Marc Chagall où les époux flottent sur un coq gigantesque et survolent Paris comme s’ils étaient portés par des nuages. Ils échappent à l’attraction terrestre pour vivre intensément l’amour, suivis par un diable au violon.
Elena Botchorichvili, après «Faïna» paru en 2006, nous offre une autre fable remarquable par sa densité et sa magie. Le regard reste unique, sa manière de raconter un monde cruel et fantastique. La Géorgie, le pays des origines, les villes labourées par les obus se profilent. Les hommes sont soldats dans l’Armée rouge, vénèrent Staline ou le haïssent en silence. Une époque où tous peuvent être arrêtés, torturés et relâchés un matin. Les dictatures se nourrissent d’arrestations et de souffrances, c’est connu. D’autres disparaissent, bus par la terre. Et s’ils reviennent de la tuerie, ils ont des absences étranges. Comment oublier la mort quand elle vous effleure la main pendant des mois ?
Et les femmes seules rêvent de tendresse et de caresses. L’espoir viendra-t-il au bout de la nuit? Et il y a Artchil Gomarteli.
«Alors il levait les yeux. Son regard la fixait, elle, pas une autre, la plus belle de la tablée, même si elle était un peu éloignée de lui, il ne cessait de la dévisager, avec un mélange d’exaltation et d’admiration, comme un gamin qui découvre pour la première fois une femme nue, un gamin entré par mégarde dans une autre chambre que la sienne. Une seconde passait, puis deux… Et cette femme, engoncée dans sa plus belle robe à l’occasion de cette soirée, avec ses cheveux ondulés au prix d’une nuit d’insomnie, avec sa fourchette à sa gauche et son mari à sa droite, se sentait toute nue, entièrement déshabillée, n’ayant plus que ses souliers noirs, sur la table recouverte d’une nappe blanche. Prête au sacrifice. Je me rends à vous, vous m’avez vaincue.» (p.12)

La survie

Demain pourra-t-il arriver, malgré le pire, malgré des lois qui interdisent la pensée et certains mots. L’avenir est flou, la mort ricane derrière les maisons. Le monde d’Elena Botchorichvili est cruel, ivre de misères et d’obsessions.
«Après le départ de Pepela, la maison des Gomarteli se mit aussitôt à grisailler, à se ratatiner. Il en est ainsi dans n’importe quel trou perdu de Komsomolsk quand le soleil le quitte. Artchil se tenait toujours debout près de la fenêtre, un verre de thé à la main, à regarder le mûrier. Le malheur était qu’il s’ennuyait.» (p.128)
Une écrivaine formidable, un regard sur la réalité humaine qui bouleverse. Il suffit de se laisser porter par ce conte fascinant pour en apprécier la magie. Comment ne pas aimer cet hymne à la vie et à la liberté?
«Voici ce que le vieux Gomarteli avait sur le cœur. Il haïssait Staline tout autant qu’Hitler. Il haïssait le communisme autant que le nazisme, comme il haïssait tout système qui prive les hommes de leur spécificité d’individus, qui les mélange en un ensemble unique et les broie comme un baume. Et c’est précisément parce que les hommes sont terrorisés, écrasés, transformés en extraits et en émulsions qu’ils se métamorphosent en particules impersonnelles, en ingrédients sans nom. Des Soviétiques, des Sovki.» (p.81)
Elena Botchorichvili tient son lecteur en haleine avec un récit émouvant et touchant. Encore une fois, elle démontre que l’écrivain n’échappe pas aux blessures de son enfance. Malgré sa vie à Montréal, elle ne cesse de visiter sa Géorgie qui a connu les pires horreurs, pour la raconter et la réinventer. Elle devient mémoire de ce pays écrasé et parvient à le faire vivre de façon étonnante, avec une fraîcheur qui laisse sans voix.
«Xenia extirpa ses souliers de la boue, elle sauta sur la table, des mains l’attrapèrent, il y eut de la boue sur la nappe, de la boue sur sa robe blanche, elle fit un pas, puis deux et tout fut fini, comme si le vent l’avait emportée. Et le visage des invités devint cireux comme celui des patients du docteur Gomarteli.» (p.87)
Un pur plaisir, une fête de l’imaginaire.

«Sovki» d’Elena Botchorichvili est publié aux Éditions du Boréal. 
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/elena-botchorichvili-971.html

mardi 15 avril 2008

Jean-Marc Massie refait le monde à sa manière

Le conte permet de réécrire l’histoire, de se moquer des possédants et d’assumer la revanche de l’opprimé sur les puissants. Jean-Marc Massie illustre, une fois de plus, qu’il est de la grande lignée des inventeurs de mondes.
Vous pensez connaître les débuts de l’Amérique? Vous croyez que Jacques Cartier a été le premier à remonter le Saint-Laurent et à mettre le pied en cette terre du Canada. Détrompez-vous! Jean-Marc Massie prouve que notre histoire est un malentendu. Montréal a été fondée par des esclaves africains qui ont réussi à se libérer de leurs chaînes. Après des semaines de navigation, ils ont échoué au milieu du Saint-Laurent à la hauteur de la ville du maire Tremblay. Et le mont Royal n’est pas une simple montagne au cœur d’une île.
«Chaque dimanche, le mont Royal est noir de monde. Le son des tam-tams pénètre le sol de Montréal, cette terre qui a été recueillie d’un peu partout aux alentours du Sao Bento ; le son s’engouffre jusque dans un vieux bateau vide, enfoui là depuis des siècles. Et chaque dimanche, pour sortir la ville de sa torpeur et chasser l’aliénation masquée de l’homme rose, le bateau renvoie en écho le chant de Capitao sur le rythme de la lourde et puissante pulsation cardiaque des révoltés du Sao Bento, lointains, lointains ancêtres des Nègres blancs d’Amérique.» (p.29)
Ce conteur à l’imaginaire débridé et foisonnant sait décortiquer la réalité pour lui donner une autre dimension. Étonnant, inventif et éblouissant.

Imaginaire

Si Jean-Marc Massie, dans «Délirium Trémens», nous égarait souvent à la fin de ses histoires, ce n’est plus le cas. Il maîtrise son imaginaire et esquisse une fresque magnifique dans «Montréal démasquée». La plus grande ville du Québec prend une couleur inédite, se transforme en cité mythique et sensuelle.

«Un peu plus à l’est, sur la terrasse du Saint-Sulpice, intellos post-hippies et activistes altermondialistes dissertaient sur le réchauffement de la planète et ses conséquences  sur la fertilité des batraciens. Aux limites du quartier gai, la vapeur blanchâtre des saunas masquait la grisaille du smog, créant ainsi une hyper-condensation de toutes les pulsions sexuelles de la ville. Cuir, latex, masques en cuirette, tattoo, piercing, pubis épilés et torses bombés avaient la cote sur la Sainte-Catherine à l’est d’Amherst. Sous le pont Jacques-Cartier, on faisait l’amour à plusieurs, à voile ou à vapeur ; l’important, c’était d’y mettre sa sueur.» (p.37)
Son DVD montre un sorcier sur scène qui danse, chante et invente un univers d’un geste de la main. Il faut le lire surtout, le plaisir est décuplé. Massie connaît les possibilités de l’oral et de l’écrit, deux modes d’expressions qu’il maîtrise parfaitement.

«Montréal démasquée» de Jean-Marc Massie est paru aux Éditions Planète rebelle.

La diva Maria Callas aimait-elle cuisiner?

Denys Arcand et Réal La Rochelle
Réal La Rochelle emprunte un chemin particulier pour raconter Maria Callas, une chanteuse que l’on a baptisée la «soprano assoluta». Une cantatrice remarquable qui a vécu deux vies.
Pendant son adolescence, jusqu’au début de la vingtaine, Maria Callas a été une jeune femme rondelette, quasi obèse. Lors de la Seconde Guerre mondiale en Grèce, la jeune chanteuse connaissait des problèmes de poids pendant que la population crevait de faim. On n’a pas de mal à imaginer qu’elle a éprouvé des sentiments partagés envers la nourriture. Il faudrait peut-être un psychanalyste pour tout embrouiller ou percer le mystère.
À partir de 1953, elle retrouve une taille de guêpe, comme si elle avait changé de corps. Une véritable métamorphose. Et quel beau terrain pour les spécialistes qui n’ont pas manqué de se questionner sur la voix de Callas avant et après.
«La comparaison de certaines œuvres enregistrées aux deux périodes différentes, la grasse et la maigre, apporterait certainement une compréhension plus aiguë et plus fine du phénomène. Ce travail remettrait également en perspective une affirmation erronée de la cantatrice. Elle insistait pour dire que ses enregistrements en studio avaient été faits alors qu’elle était mince, et que cette situation n’avait pas altéré sa voix. Or, tous ses enregistrements Cetra et EMI, de 1949 à 1953, ont été réalisés alors qu’elle était obèse.»  (p.52)
«La Divina» ne s’attardait guère devant ses fourneaux, on s’en doute. Il semble impossible de prouver qu’elle cuisinait comme le découvre le scribouillard du récit de Réal La Rochelle qui doit trouver les recettes originales de la chanteuse. Et, ses obsessions ou ses faiblesses alimentaires, Maria Callas pouvait les confier à un cuisinier ou les satisfaire dans les plus grands restaurants.

Époque

Callas est peut-être l’une des premières vedettes de l’opéra à vivre et à périr par l’image. Elle précédait ses contemporaines sous cet aspect. Elle s’acharnera à préserver cette «taille de guêpe», malgré des difficultés à contrôler son poids. Une obsession qui l’aura entraînée dans la mort. Mais où commence la fabulation et qu’est la réalité? Les grandes figures semblent drainer les mystères.
«Callas, boulimique de drogues, est morte stupidement d’une overdose. Comme Marilyn Monroe, Janis Joplin, Jim Morrison. Tous Américains. Tous porteurs de musiques d’autodestruction.» (p.87)
Ce récit bien documenté permet de découvrir une femme angoissée et pleine de contradictions. Réal La Rochelle donne envie de s’attarder auprès d’une artiste remarquable qui a vécu des «vies exceptionnelles». Cela explique peut-être la fascination qu’elle exerce encore sur les amateurs de chant lyrique. La Rochelle m’a fait retrouver les quelques disques de Callas que je possède. Pour les écouter et les entendre d’une manière différente.

«Les recettes de la Callas» de Réal La Rochelle est publié aux Éditions Leméac.

Suzanne Jacob bouscule le langage

Suzanne Jacob s’intéresse au langage et aux mécanismes qui font que nous pouvons nous entendre entre individus qui vivent sur un même territoire. Elle a mené sa réflexion dans un essai remarquable «La bulle d’encre» et dans «Écrire» paru aux Éditions Trois-Pistoles où les écrivains tentent de cerner leur univers et le pourquoi de l’écriture.
Elle revient sur le sujet dans «Histoire de s’entendre», s’inspirant de l’expérience qu’elle a vécue à l’Université d’Ottawa où elle a été écrivaine en résidence. Elle avait accepté ce séjour à la condition de donner un cours que les étudiants devraient suivre. Histoire de ne pas parler dans le vide, j’imagine. Elle a choisi d’y questionner la langue, le langage, la pensée dans ces rencontres en explorant le monologue intérieur.
«À partir du fait que c’était le dialogue avec ces œuvres qui m’avait le mieux mise à l’abri de la désintégration, qui m’avait fait le mieux entendre ma propre voix intérieure, j’ai décidé que j’allais proposer aux étudiants une exploration du monologue intérieur, c’est-à-dire une exploration du monde là où il commence et finit pour chacun des individus de l’espèce humaine. Le monde n’est nulle part ailleurs que dans le monde des pensées de chacun.» (p.24)
Un angle qui peut prendre toutes les couleurs et peut aussi emprunter toutes les directions. Bien sûr, il y a des balises, des lois, cette grammaire qui réjouit certains et qui peut en faire damner d’autres. Un ensemble, un consensus qui fait que l’on a domestiqué le langage et qu’il est possible de communiquer entre des individus. Des codes aussi si l’on veut.

Communication

Ces règles permettent l’expression et aussi un regard sur le monde qui nous entoure, de livrer une pensée. Elles règlent aussi, policent et censurent dans une certaine mesure en mettant des balises partout.
Suzanne Jacob s’intéresse particulièrement à ces règles, à ce qu’elles permettent et aussi empêchent. Peut-être aussi se demande la romancière, qu’en se livrant à certains exercices, il est possible de faire tomber les masques, de faire entendre une voix qui est étouffée au plus profond de sa conscience. Que peut-il arriver quand on se met en situation d’écoute et que l’on ouvre toutes les valves pour ainsi dire. Bien sûr on reconnaîtra certaines approches et Suzanne Jacob montrera bien la différence entre l’examen de conscience, l’écriture automatique ou encore l’association libre que l’on pratique en psychanalyse.
«Il peut seulement faire prendre conscience que le silence, l’attention, la concentration font jaillir dans l’esprit des brouillons, des bredouillements, des amorces, des filaments de pensées, d’histoires, de récits qui paraissent n’avoir aucun sens, aucune utilité, aucun destin ni destinataire ; il peu seulement faire prendre conscience que le silence, l’attention, la concentration ont parfois pour effet de vider l’esprit de ces manifestations de l’activité de la machine narrative, sans perdre de vue que le vide, le silence, le mutisme figure parmi ces manifestations.» (p.28)
Nous basculons dans une forme d’expression hybride qui tient de l’improvisation, de la spontanéité et de libération du flux verbal. Cela permet surtout de défaire les blocages, certaines craintes qui empêchent de descendre au plus intime de soi. L’écrivaine y rencontrera des craintes, des refus et aussi des colères même dans cette approche. On ne s’ouvre pas comme on le fait de la porte d’un placard.
Suzanne Jacob tout en questionnant ses étudiants, le fait tout autant avec elle, explorant ses propres blocages, ses réticences, oscillant entre sa mère la Pianiste et sa sœur la Mouette. Elle ira rôder aussi du côté de certains écrivains qui l’ont marquée, de ses propres romans aussi. Un échange qui demande beaucoup d’ouverture et de générosité, d’humilité aussi et d’écoute.
Il en résulte un essai fort intéressant, souvent déconcertant. Elle arrive peut-être à cerner son univers, à déclencher des processus d’expression chez ses étudiants en approchant après plusieurs tentatives ce noyau dur, ce lieu où l’on cache des secrets que nous ne voulons livrer à personne, que nous ne souhaitons même pas évoquer. Pourtant, le travail de l’écrivain repose essentiellement sur cette quête, cette ouverture, cette plongée en soi qui fait que l’on dit ce que l’on ne veut pas penser même.
Un questionnement intéressant pour ceux et celles qui s’intéressent au pourquoi et au comment dans l’écriture, qui savent très bien que la langue les porte tout autant qu’elle les brime. Suzanne Jacob continue son exigeante quête.
«Écrire, c’est peut-être aussi décider d’en finir avec une histoire obsédante. Choisir son obsession et inventer l’oreille dormante qui aura raison d’elle, qui parviendra à lui donner un début, une durée, une fin. Et lire, c’est encore choisir d’entrer dans l’obsession d’une autre histoire pour exercer l’oreille dormante à trouver les issues de sa propre obsession.» (p.104)

«Histoire de s’entendre» de Suzanne Jacob est publié aux Éditions du Boréal.