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dimanche 20 juin 2010

Georges-Hébert Germain peint les débuts du Saguenay

«La fureur et l’enchantement» de Georges-Hébert Germain nous plonge dans une période du Québec qui fascine nombre d’écrivains. La révolte des Patriotes, pendant les années 1837-1838 a fait l’objet de nombreux ouvrages et d’un très beau film de Pierre Falardeau. Signalons, entre autres, «Les derniers insurgés» du romancier et historien Yves Dupéré qui illustre les déchirements qui hantaient les esprits à l’époque.
Georges-Hébert Germain, tout en démontrant l’exaspération qui gronde dans la population francophone pendant ces années, peint la désespérance et une rébellion vouée à l’échec. Les Patriotes combattent l’armée de Colborne avec des discours qui ne font pas le poids devant les balles et les canons.
À La Malbaie, les esprits sont hantés par le Saguenay depuis des décennies. Le Royaume, le fief de la Compagnie de la Baie d’Hudson qui y exploitait les fourrures, intéresse aussi William Price. Il est prêt à tous les subterfuges pour avoir accès aux grandes forêts de pins, jouant la Société des Vingt-et-un contre un Peter McLeod qui donne froid dans le dos.

Le rêve

François Simard, fils de Thomas, hésite entre la vie des Sauvage et celle des Blancs. Il a vécu son enfance au Saguenay avec ses amis Montagnais, hérité du goût de l’aventure de son grand-père Ange, un terrible malcommode. Cela ne l’empêche pas de rêver de s’assagir tout en vivant en homme libre.
«Il lui parlait encore et encore de son grand-père Ange Simard. Et du projet qu’il avait de se faire un jour une terre à lui dans la seigneurie de Murray Bay, entre la montagne et la mer. Il aurait des animaux, de la forêt, de la prairie, un gros ruisseau, une femme et des enfants. Une goélette aussi, comme son père et son grand-père. Et il serait toute sa vie un homme libre. Il ne travaillerait plus jamais dans les chantiers, ni pour les Anglais, ni même pour les Canadiens.» (p.19)
Il se retrouve mêlé à la révolte des Patriotes avec Julien et Marie dont il devient l’amant. Une femme passionnée, possessive et idéaliste. Il croise Chénier et différents chefs des insurgés, participe aux grandes réunions et aux escarmouches de Saint-Eustache. Il se rend vite compte que cette guerre est un véritable suicide.
«Plus les jours passaient, plus cette rébellion apparaissait dérisoire à plusieurs ; et illusoire la victoire. D’autant plus que, même parmi les meneurs, plusieurs suggéraient maintenant de lever le camp et laissaient entendre que Scott avait sans doute eu raison de partir. Même Chevalier de Lorimier, que personne ne pouvait accuser d’être un pleutre ou de vouloir protéger ses biens, était de cet avis.» (p.179)
François retourne à La Malbaie pour échapper à la police qui traque les rebelles, participe à l’aventure du Saguenay avec Alexis Tremblay et son père Thomas.

Premiers moments

Le lecteur vit les premiers moments de la nouvelle colonie. La nature est époustouflante, généreuse et le rêve tout aussi démesuré. On s’invente un pays, on combat le froid et la neige, on se heurte à Peter McLeod qui exploite autant les Montagnais que les Blancs. Les figures historiques défilent. William Price, Peter McLeod, Philippe Aubert de Gaspé père et fils, le journaliste Napoléon Aubin, Alexis Tremblay, Thomas Simard et Michel Simard qui s’installe à l’Anse-aux-Foins. Les femmes sont frondeuses et vivent l’amour sans trop se soucier des sermons du curé.
François rencontre Laurence à Caille, son rêve d’amour après bien des hésitations et des aventures, des combats où il frôle la mort.
Georges-Hébert Germain suit les gens de La Malbaie qui rêvaient d’un nouveau pays, avaient peine à croire aux manigances de William Price qui a fini par s’emparer du Royaume.
Des rêves brisés, mais une énergie et une volonté indomptables. L’espoir, l’amour, un coin de terre dont on trace les frontières à grands coups de hache permettent de réussir l’impossible. Un roman humain, touchant qui suit des personnages subjuguants. Il le fallait pour conquérir un Royaume. Une épopée, une fresque qui nous retient du début à la fin. Une belle manière de revivre les premiers moments d’une colonie qui allait devenir le Saguenay et le Lac-Saint-Jean.

«La fureur et l’enchantement» de Georges-Hébert Germain est publié aux Éditions Libre Expression.

dimanche 13 juin 2010

Dominique Fortier travaille en archéologue

J’ai eu l’impression de suivre des météorites en m’aventurant dans «Les larmes de saint Laurent» de Dominique Fortier. Me perdre aussi dans le temps et l’espace.
 La trame narrative repose sur des événements historiques et des questionnements scientifiques. La Terre est vivante et raconte la marche de l’univers et des humains. Certains événements sont marquants, l’éruption du volcan Pelée par exemple qui a soufflé la population de Saint-Pierre, sauf Baptiste Cyparis, un miraculé. Augustus Edward Hugh Love cherche à saisir le monde avec des formules mathématiques. Il est fasciné par l’élasticité de la matière. Garance, la musicienne, peut entendre le chant de l’univers. À vrai dire, il est plutôt inutile de chercher à résumer l’intrigue de ce roman polyphonique. Il suffit de se laisser emporter par les grandes lézardes qui s’ouvrent devant soi quand la vie s’y met.
«Ils se marièrent à l’automne, par une journée ensoleillée. La voyant s’avancer vers lui, blanche et rose dans sa robe bleu myosotis, Edward eut l’impression que les planètes et les astres dont sa jeune épouse jurait entendre les secrets entonnaient pour eux une céleste marche nuptiale. Cette intuition se confirma le soir même, quand, échappant à leurs invités, ils sortirent par une porte dérobée pour se trouver seuls dans le parc du manoir, au milieu des arbres qui leur faisaient des témoins silencieux. Levant les yeux, ils découvrirent que le ciel était parcouru de couleurs chatoyantes, comme si un magicien sortait un à un des mouchoirs de soie de la manche noire de la nuit.» (p.155)

Témoin

Les protagonistes captent les flux de l’univers et les soubresauts de l’histoire. C’est que chacun de nous est un émetteur et un récepteur à la fois. Dominique Fortier suit des originaux qui tentent de percer le sens des choses. Il y a aussi des hasards et des circonstances qui font qu’un individu devient un témoin pour le meilleur et le pire. L’écrivaine mélange des personnages historiques et la fiction pour semer le doute dans l’esprit du lecteur.
La réalité est mouvance et changement. La Terre est un palimpseste qui recèle l’histoire des populations et des individus. Il faut seulement écouter pour comprendre. On peut s’attarder à Pompéi par exemple qui a été rayée de la carte par une éruption volcanique pour faire un bond dans le temps. La planète est un musée et témoigne de l’évolution de l’humanité pour qui sait chercher. Des lieux sont de véritables bibliothèques. L’art et la science sont les outils qui permettent toutes les découvertes.

Mémoire

La mémoire permet de dire ce que nous avons été et ce que nous sommes. Rose et William sont les fruits d’une évolution et d’une série d’événements. Ils se retrouvent dans une crypte funéraire du cimetière. Parce que la mort porte la vie et aussi l’inverse.
«Ils sont restés des heures dans le mausolée, la bougie réchauffant les ténèbres. Elle s’est réveillée peu avant l’aube et l’a regardé dormir encore, à moitié dévêtu, sur leurs vêtements roulés en boule. Yeux clos, bouche entrouverte, il ressemblait à une statue. Ses joues s’étaient couvertes pendant la nuit d’une jeune barbe qui piquait un peu. Elle a poussé la porte. La pluie avait cessé, et sur chaque brin d’herbe perlaient des gouttes rondes et tremblantes. Une odeur verte montait de la terre, le ciel à l’est imperceptiblement pâlissait alors que les étoiles réapparues pendant la nuit s’étiolaient une à une dans la clarté naissante. Partout autour d’elle les morts dormaient tandis que dans la ville les vivants lentement s’éveillaient.» (p.329)
Dominique Fortier travaille à la manière d’une archéologue et démontre que la vie est plus que la vie, que le visible masque souvent l’invisible, que le présent trouve ses racines dans le passé.
Un roman étonnant, déroutant parfois mais envoûtant. Une formidable aventure de lecture qui fait valser entre l’histoire, la science et la plus belle des fictions. Un souffle qui emporte le lecteur.

«Les larmes de saint Laurent» de Dominique Fortier est paru aux Éditions Alto. 
http://www.editionsalto.com/catalogue/larmes/  

jeudi 10 juin 2010

Roland Bourneuf réinvente le passé

Arnaud Bermane est retrouvé mort sur la grève. Dans son sac à dos, des carnets et un passeport. Rien d’autre ! Catherine reconnaît son père dans l’entrefilet du journal.
Ces carnets racontent les voyages d’Arnaud, s’attardent à ses réflexions et ses errances. Par l’écriture, il questionne sa vie et son passé. C’est peut-être la seule voix qui le berçait quand il s’arrêtait après une journée de marche ou de travail. Celle qui s’imposait quand il inventait des mondes à partir de ses figurines.
«L’idée me vint de compulser des encyclopédies, des mémoires, des brochures jaunies, de vieux catalogues de mode, des cartes géographiques, de constituer des dossiers, puis d’ébaucher des récits. Je rapprochais, appariais, risquais des assemblages, composais des familles, des lignées.» (p.15)
C’est ainsi qu’Arnaud part à la recherche de ses ancêtres. Son père Charles, producteur de vin, Odile, sa mère, qui a tourné le dos à toutes ses aspirations. Son frère Marc-Antoine, un idéaliste qui souhaite changer le monde. Un oncle explorateur, des religieux qui ont consacré leur vie aux plus démunis. Il y a aussi le grand-père Théo, un paysan têtu qui ne vit que pour sa terre. Jusqu’à la fin. Et ces secrets de famille qui hantent le petit garçon et qui ont été emportés dans la mort. Les guerres aussi, ces grands délires humains.

Gens ordinaires

Roland Bourneuf s’attarde dans des régions peu connues de la France, des agglomérations qui gardent un pied dans le passé tout en se tournant vers la modernité.
Arnaud observe, écoute, tente de vivre l’ici maintenant. Il connaît des amours éphémères, se questionne sur cette lignée qui a fait ce qu’il est. Parce que l’humain, chez cet écrivain, est le fruit à la fois du passé et du présent.
Il a connu l’amour avec Olivia. Elle s’est enfuie alors qu’elle était enceinte. Ils ne se sont jamais revus. Lui, après une vie discrète, part sur les routes. Il vit d’expédients, effectue de menus travaux, va d’un pays à l’autre pour surprendre les gens dans leur vie et leurs amours. C’est surtout une façon de s’inventer une histoire, un passé et de tolérer le présent. Le lecteur devine qu’il séjourne dans les pays nordiques et en Amérique centrale. Son lieu de prédilection demeure l’Europe cependant.
Roland Bourneuf décrit l’univers des paysans, des petits commerçants pour qui chaque geste marque les jours, les tâches qui usent le corps et finissent par étouffer les rêves.
L’écrivain ramène à la vie ces oubliés de l’histoire. Un monde qui ne peut survivre que dans la mémoire et les souvenirs.
À la lecture de «L’ammonite», j’ai souvent pensé à Marie Rouanet, cette écrivaine admirable qui a su si bien cultiver l’art de la mémoire. Signalons surtout son magnifique «Quatre temps du silence». Roland Bourneuf est de cette belle lignée.

«L’ammonite» de Roland Bourneuf est paru aux Éditions L’instant même.

mardi 1 juin 2010

Gil Courtemanche se livre sans retenue

«Je ne veux pas mourir seul» est certainement le livre le plus intime de Gil Courtemanche.
L’écrivain apprend en même temps qu’il est atteint d’un cancer et que la femme qui l’accompagnait depuis des années le quitte. Il est foudroyé. Plus peut-être par le départ de Violaine que cette maladie qui risque de le tuer. Il le sait, il le sent, il va suivre les traitements, un peu comme on va à l’échafaud.
C’est que le romancier ne sait plus s’il a le goût de vivre sans la femme qu’il aime. Où trouver une raison de s’accrocher quand tout se désagrège?

La vérité

Il faut des crises souvent pour oser dire les vraies choses. Courtemanche scrute ses façons de faire et ses manies. Il ne peut plus se mentir, la mort l’attend au coin de la rue.
«Le matin devant le miroir, je prends la mesure de ma détresse. Ces rides me rappellent tous les excès de cigarettes, d’alcool. Je ne les regrette pas. Je croyais qu’on m’aimait ainsi. Mais, je constate que ce visage le matin n’inspire pas l’amour parce que, moi, ce visage me dégoûte. Il me dégoûte même le soir quand les rides s’atténuent. Si je ne parviens pas à me regarder, comment quelqu’un d’autre aurait pu le faire?» (p. 21)
La maladie est venue avec ce départ qui a tout dévasté en lui. Son corps malmené n’a pas su résister à la secousse. L’amour de Violaine lui procurait une forme d’immunité.
Il entreprend les traitements, explore les ratages de sa vie malgré les succès littéraires, le champ toujours trop grand qu’il a maintenu entre Violaine et lui. Ils étaient ensemble sans l’être vraiment. Il a cultivé les silences devant la femme qu’il aime, accumulé des gestes qu’il n’a pas osés. Il a toujours été un introverti qui arrive mal à exprimer son amour et sa tendresse. Les refus, les hésitations et les silences ont mené à la rupture.
«Violaine avait adopté la tactique de la guérilla. Elle occupait secrètement une part du territoire et attaquait sans prévenir, par petites vagues successives qui ne bousculaient aucune de mes habitudes, mais qui les modifiaient. Toute jeune, mais forte, elle m’avait pris en charge, mais je persistais dans ma négligence, ma saleté, ma bêtise, ma satisfaction de moi. Et puis je fuyais les baisers, les caresses. Pourquoi ? Pour faire l’homme qui est distant.» (p.49)
Les hommes retrouvent souvent la parole quand les mots ne peuvent plus toucher la femme qui partage leur vie. Ils réagissent quand ils ont le dos au mur ou que la mort se profile dans le miroir. Il faut un coup de massue pour lézarder la carapace.
Le combat

La chimiothérapie fait son chemin. Il a ces rendez-vous avec l’oncologue qui devient quasi une intime. Du moins, il le souhaiterait pour ne pas s’étouffer dans sa peine. Elle est musulmane et porte parfois le voile. Il suffit d’une question pour provoquer le malentendu. Dans les hôpitaux, on affronte la maladie, mais jamais les peines d’amour.
Il perd le goût de la nourriture, du vin et de la cigarette. Il imagine une petite fille ou le petit garçon qu’il aurait pu avoir avec sa compagne. Il revient sur les gestes ratés par égoïsme, par indifférence, par la vie qui grise quand le succès fait partie du quotidien. Il écrit des courriels, se bute au silence de Violaine, au mutisme qu’il lui a servi pendant des années.

Victoire

Les mauvaises cellules battent en retraite, mais Courtemanche ne sait s’il doit se réjouir. Il peut revenir à son quotidien, mais se retrouve comme un itinérant dans sa propre vie.
«Je ne veux pas mourir seul» est un récit émouvant, particulièrement pour les hommes qui se reconnaîtront. Courtemanche ose dire ce qu’il a retenu toute sa vie.
Un texte courageux et sans complaisance. Une confession qui ne règle rien, mais permet peut-être de continuer son chemin en claudiquant. Le lecteur en sort remué. La vie est-elle qu’une suite d’occasions ratées ? Un témoignage bouleversant qui vient vous chercher dans le plus intime et le plus personnel.

« Je ne veux pas mourir seul » de Gil Courtemanche est publié aux Éditions du Boréal. 
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/gil-courtemanche-274.html 

samedi 22 mai 2010

Un regard fort pertinent sur notre société

«Imaginaire sans frontières» de Madeleine Ouellette-Michalska plonge le lecteur dans les méandres de l’écriture, les lieux qui portent les mots et leur donnent une saveur particulière.
«On écrit pour se nommer, se connaître, se construire. On lit pour s’inventer des visages, des fusions, des extases. Enfants, nous le savions déjà et, sans pouvoir le dire, ce savoir nous enchantait. Le besoin de laisser sa trace par une signature anonyme et rudimentaire se faisait néanmoins sentir.» (p.15)
Madeleine Ouellette-Michalska aborde des questions que l’intellectuel ne cesse de ressasser. D’où vient l’écriture et où mène-t-elle? Ces interrogations ont hanté les écrivains depuis toujours. C’est la pensée qui oriente la belle collection «Écrire» des Éditions Trois-Pistoles où des écrivains expriment leurs intentions et décrivent les sentiers qu’ils empruntent.
Une culture, une époque, une géographie forgent la parole et la pensée, engendrent les œuvres littéraires. Elles témoignent d’une manière de faire face au réel pour y survivre et s’épanouir.
«Une large part de notre littérature s’est constituée dans la fracture historique liée à un environnement ingrat, hostile, étranger, qui conduirait à une quête identitaire opiniâtre et inassouvie. L’expression d’un monde précaire et menacé d’extinction favorise l’expression du manque, de la coupure, de la révolte, attitudes génératrices d’un sentiment d’impuissance et d’insatisfaction.» (p.74)

Les sources

L’écrivaine s’attarde à la situation du Québec dans une Amérique du Nord anglophone. Avec le temps, les premiers Européens sont devenus des Américains de langue française. Une entité s’est formée sans parvenir à se donner un pays avec tout ce que cela exige. La littérature québécoise le dit par ses thèmes et ses personnages.
«Dans notre littérature, l’enfant, le fou, le malade sont des personnages récurrents. Ces trois prototypes peuvent d’ailleurs échanger leurs traits ou se fondre en un seul. Animés de la plus extrême folie ou bénéficiant  de la plus grande lucidité, ils partagent ou refusent la vision collective du groupe dont ils exposent les rêves et les ruses, les paradoxes, l’impuissance ou les contradictions.» (p.70)
Une manière d’éviter la question identitaire que l’adulte doit confronter un jour ou l’autre. Madeleine Ouellette-Michalska touche cet aspect avec beaucoup de justesse. La question demeure malgré «la fatigue» qui frappe beaucoup de Québécois dans ce monde des communications. Les humoristes perpétuent ce mythe de l’enfant qui peut refaire le monde en proférant les plus folles élucubrations.

Modernité

Le livre numérique questionne autant les écrivains que les lecteurs. Madame Ouellette-Michalska va au-delà de la fascination pour l’outil électronique.
«Le texte numérique, produit d’un temps accéléré, peut au contraire occasionner une désaffection mentale ou psychique, la discontinuité des contenus et de la présentation pouvant entraîner une certaine désensibilisation sensorielle ou même, selon le point de vue d’Umberto Eco dans «La guerre du faux» une «passivité narcotique». (p.59)
Si on se contente souvent de croire que ce nouveau support va diffuser la littérature d’une autre manière, l’auteure de «Imaginaire sans frontières» croit que c’est la façon de dire le monde qui sera touchée. Le changement est palpable dans des romans en forme de fragments ou d’intrigues qui se développent dans une suite de courriels épars. La manière de dire la réalité a muté avec l’ordinateur et risque de changer encore.

Les lieux

Dans la seconde partie de son ouvrage, l’écrivaine s’attarde dans des lieux qui lui ont inspiré un roman ou un essai. Grosse-Ile, l’île de la quarantaine, lui a fait sentir des hommes et des femmes d’une autre époque. L’écriture permet ce voyage dans le temps, de plonger dans des pages d’histoire qui hantent certains lieux.
Et comment ne pas effleurer les grandes questions qui secouent notre société? Madame Ouellette-Michalska réfléchit aux accommodements raisonnables ou déraisonnables selon les cas. Ses voyages en pays musulmans lui permettent une approche différente et prudente.
Un livre qui questionne la culture, la société, des comportements qui nous habitent depuis des générations. Madeleine Ouellette-Michalska affirme haut et fort que l’écrivain témoigne de sa société et tente, par ses ouvrages, de répondre à ces questions: qui sommes-nous, où allons-nous et que deviendrons-nous? La réponse peut être individuelle, mais elle se doit d’être collective aussi.

«Imaginaire sans frontières» de Madeleine Ouellette-Michalska est publié chez XYZ Éditeur.
http://www.editionsxyz.com/catalogue/554.html

jeudi 20 mai 2010

Hurtubise fête ses cinquante ans

Hurtubise fête ses cinquante ans d’existence. Il faut s’y attarder parce qu’il fut une époque où les maisons d’éditions naissaient aussi rapidement qu’elles disparaissaient. Ce genre d’anniversaire arrive peu souvent au Québec ou bien les maisons qui franchissent ce cap respectable n’ont plus rien à voir avec l’élan d’origine.La direction d’Hurtubise a choisi de souligner l’événement en demandant à vingt écrivains de la maison de produire un court texte qui invente des «Histoires de livres». Jacques Allard dirige ce collectif un peu hétéroclite.
Certains participants ont vécu la naissance de la maison. Gilles Marcotte et Guy Rocher esquissent le profil du fondateur Claude Hurtubise. Des débuts modestes bien sûr, des ambitions, des faits cocasses qui ne manquent pas d’arriver quand on fait métier de donner corps aux rêves. Des décisions qui prennent de l’importance avec le recul et qui viennent vous hanter.
«Jacques Ferron apporta à Claude Hurtubise le manuscrit de son grand roman « Le ciel de Québec ». Claude et moi le lûmes en riant, mais Jean Le Moyne fit une belle colère en parcourant dans ce roman les propos fort peu aimables de l’auteur à propos de Saint-Denys Garneau et une description étonnamment fidèle, trop fidèle, indiscrète, d’un de ses propres voyages à Sainte-Catherine-de-Fossambault. (Où diable Ferron avait-il trouvé ça ?) La colère de l’auteur de « Convergences » fut dramatique à souhait, et nous ne discutâmes pas longtemps, en fait nous ne discutâmes pas du tout et « Le ciel de Québec » s’en alla chez Jacques Hébert aux Éditions du Jour.» (p. 22)
Quel éditeur n’a pas raté une telle occasion, n’a pas su deviner le livre qui ferait se pâmer la critique et les lecteurs. Le plus célèbre cas demeure peut-être Pierre Tisseyre qui refusa «L’avalée des avalés» de Réjean Ducharme.
Le contraire est vrai aussi. L’éditeur peut découvrir une voix, un auteur qui se démarque. André Vanasse aborde le sujet en s’attardant à Christian Mistral, un écrivain au talent immense qui a tout fait pour saboter une grande aventure d’écriture.

Petite histoire

Plusieurs évoquent des anecdotes savoureuses qui plongent le lecteur dans le milieu littéraire. Jean-Claude Germain a été au cœur de l’aventure pendant des années, jouant le rôle d’ambassadeur au Salon du livre de Montréal.
«A toutes ces rencontres informelles d’écrivains où j’ai servi d’entremetteur, aucun de nos invités de France n’a jamais manifesté la moindre curiosité professionnelle pour leurs équivalents québécois… … Pourtant, ils s’attendaient tous d’office à ce que les auteurs du cru connaissent leurs œuvres complètes. Sans oublier la toute dernière de leurs parutions.» (p.87)
Et plus souvent qu’autrement on déroule encore le tapis rouge quand un prosateur débarque du dernier avion d’Air France. L’inverse, bien sûr, n’arrive que rarement.

Fiction

Les chemins qui mènent aux livres sont multiples et parfois singuliers. Parce que l’aventure de l’édition repose sur des émotions, des hasards, une recherche d’authenticité et de vérité.
À signaler «Nibimatisiwin» de Michel Noël, un texte qui rend hommage aux hommes et aux femmes qui arpentaient le continent américain avant l’écriture. Les mots ont permis à Michel Noël de retrouver ses origines et de les faire revivre par les contes et les romans, de les présenter aux nouveaux arrivants qui croient souvent avoir inventé l’Amérique.
«En écrivant pour les enfants, j’ai enfin pu atteindre l’objectif que je m’étais fixé : faire connaître les immenses richesses des cultures amérindiennes et la contribution généreuse et incommensurable de mes ancêtres à faire de ce pays ce qu’il est aujourd’hui.» (p. 66)
Et si ce collectif fait voyager dans l’enfance avec Marie-Christine Bernard et Louise Portal, on peut aussi plonger dans le merveilleux ou vivre les angoisses de l’auteur pendant un salon du livre. Jacques Allard rend bien la solitude de l’écrivain. Une aventure difficile à expliquer pour qui n’a pas vécu au milieu de la foule, un livre à la main, éprouvant la sensation que le monde entier vous boude.
Une belle manière de présenter la maison d’édition par ce qui en constitue l’oxygène : les textes et les mots. Une façon aussi de faire se croiser des générations d’écrivains qui témoignent de la longévité des Éditions Hurtubise HMH. Une présentation soignée, des textes diversifiés et souvent étonnants.

« Histoires de livres », collectif sous la direction de Jacques Allard, est publié aux Éditions Hurtubise. 

dimanche 2 mai 2010

Jean-François Caron réussit un coup de maître

Dans «Nos échoueries» de Jean-François Caron, un couple fait naufrage dans le Saguenay. La tragédie provoque une véritable onde de choc chez le fils.
Quelques années plus tard, le narrateur retourne à Sainte-Euphrasie-de-l’Échouerie, le village des origines. Son enfance doit rôder quelque part entre les montages et le fleuve.
Jean-François Caron au Salon du livre de Rimouski.
 «C’était ça – revenir, je veux dire, sur les lieux d’autrefois – ou m’effondrer lentement comme un cèdre transplanté, le pied dans le fjord. Ou casser et tomber. Dans le plus profond. Directement dans la mixture de mes origines restituées. Directement dans mes origines déjà brassées. Il fallait me ravaler.» (p.14)
Retrouver des lieux, des mots et des odeurs pour se redonner un élan et comprendre peut-être pourquoi il dérive depuis que la fatalité est entrée dans sa vie, pourquoi une faille ne cesse de s’élargir en lui. 
En route, il fait monter une fille rousse qui ne sait où aller. Elle l’aurait suivi au bout du monde de toute façon. La jeune femme cherche aussi à colmater sa vie, un point d’ancrage pour respirer et se redresser au milieu du jour.
«Elle était là, les deux pieds dans le gravier. Plutôt belle dans ce paysage. Les cheveux flamme, ravivés par le souffle des véhicules passés devant elle sans s’arrêter. Son sac abandonné quelques pas plus loin, près de la tranchée de drainage. Elle levait le pouce en fixant l’horizon, le regard en crémation dans le four du ciel.» (p.18)
Elle s’installe à Sainte-Euphrasie et s’occupe des personnes âgées. C’est à peu près tout ce qu’il reste dans le village, des femmes et des hommes qui, par la fenêtre du foyer, surveillent au cas où leur vie passerait. Tout se défait dans cette municipalité. C’est le sort des villages qui voient les jeunes partir vers la ville ou l’ailleurs.
La jeune femme hante toutes les conversations avec ce fils revenu qui s’installe dans la maison familiale. Il squatte en quelque sorte les lieux de son enfance en parlant à Marie qu’il a abandonnée au pays du Saguenay. 
«Imagine. Ma maison presque à l’abandon. Dans le fouillis d’une cour aussi laissée pour compte. Les herbes devenues hautes, étouffées par les feuilles mortes de l’année dernière. Le bouleau naguère petit masquant sa façade blanche de feuilles d’amiante. Aucun rideau aux fenêtres. Une maison hara-kiri, le ventre ouvert, complètement nue. Et d’une pancarte dans un carreau, elle s’offrait désespérément, voulait se vendre, ou se louer, à qui voudrait bien d’elle. Embrassée d’est en ouest par autant de village, ceinturée par le galbe des cabourons au sud, par l’horizon fluvial et le Bouclier canadien au nord. Un carré de paysage qui aurait pu être digne de cartes postales – si ce n’était de ses voisins. À l’est, l’hôtel. À l’ouest, le motel. Au nord, la dizaine de cabines dudit motel.» (p. 31)

Le pire

On a beau retrouver les sentiers de l’enfance, les lieux des premiers émois et des premières douleurs, rien ne peut changer. Le pire arrive avec la jeune femme. Il ne pouvait en être autrement dans un milieu qui rejette la différence.
«Les gens du village diront ce qu’ils voudront. Ils l’ont toujours fait. Et c’est bien connu, au village. C’est le premier dicton qu’on apprend, quand on y est né. Les étrangers sont des cormorans qui sèment la maladie et la mort. Et je n’étais plus que ça, un étranger. C’est ce que j’ai apporté avec moi, dans les trois rues de Sainte-Euphrasie, au cœur de ce village coincé dans le pli du paysage. C’est ce que j’ai répandu chez les gris d’en face. Qui vient de loin ne peut que mettre le feu aux poudres. Et ramener avec lui des souvenirs arsins.» (p.142)
Le narrateur rentre, retrouve Marie sa compagne, mais que dire quand tout a été dit, quand le pire est advenu ? Est-ce possible de guérir la blessure qui s’est ouverte en soi pendant les premières années ? Peut-on guérir de son enfance?
Jean-François Caron travaille par petites touches, place un décor, des personnages qui fascinent. On se laisse prendre par cette voix, les remises en question. Dur! Oui! Touchant en tout cas, remuant et fascinant. Un roman tout en nuances, en retenues et en chuchotements. Un ton surtout, une écriture incantatoire, une musique, une atmosphère. Une belle réussite qui vient en écho parfois «Aux fous de Bassan» d’Anne Hébert ou «Mademoiselle Personne» de Marie-Christine Bernard.

« Nos échoueries » de Jean-François est publié aux Éditions La Peuplade.

dimanche 25 avril 2010

Anica Lazin dénonce la bêtise humaine

La journaliste Anica Lazin, née à Kikinda au nord de l’ex-Yougoslavie, a dénoncé la guerre et la dictature du président Slobodan Milosevic. La jeune femme devient l’ennemie d’un régime totalitaire et raciste.
«Tisza» témoigne de son exil et de son désarroi, mais aussi de celui de ses proches. Les lettres deviennent un cri, les confidences qui tentent de briser tous les isolements quand l’avenir n’est plus certain.
Il faut le dire, j’ai eu du mal à m’ajuster à «Tisza». Je m’attendais au récit d’une longue migration qui passait par la France avant d’aboutir au Québec.
Il faut un temps pour apprivoiser les signataires de ces lettres, se familiariser avec des univers qui semblent disparates. Après une vingtaine de pages, j’ai connu le ravissement.
«Je l’ai vue ce matin. J’ai vu l’histoire des peuples condamnés à choisir entre l’exil et la guerre. J’ai vu le Danube bleu rougir du sang, juste là, après le virage soudain qu’il fait en tournant vers l’est. Je l’ai vue ce matin, petite Kila, coincée dans le long entracte entre deux soupirs. Ne parlant que l’allemand, le serbe et le hongrois, elle sautait sur les toits de l’exil en cherchant pendant quinze ans un signe reconnaissable, une flèche, un repère.» (p.46)
Nous touchons le souffle, la pulsion, l’espoir qui permet de croire en une autre existence; cette étincelle qui fait que les humains passent à travers les pires épreuves.

Formes d’exils

L’exil prend plusieurs formes. Les lettres de Tchaïkovski à son ami Modeste Vakar ou de la comtesse Nadejda von Meek ne témoignent pas de la réalité de ceux qui vivent la guerre, la violence et la dictature. On peut fuir un amour d’enfance, tenter de nier son homosexualité, vivre à l’écart pour mille raisons. Que dire du désarroi de Frantz Schubert quand il a lu cette ultime lettre de sa mère.
«Je quitte cette salle d’opération, dans laquelle j’ai subi pendant des années l’acte de chirurgie du cœur. Je débranche tous les appareils qui m’ont tenue, y compris l’amour maternel. Trop forte pour continuer et trop faible pour résister. Je ne vous demanderai jamais de me pardonner, parce que le pardon n’existe pas. Il existe l’oubli, l’acceptation et la résignation. Choisissez ce que vous voulez ! C’est votre vie, la mienne ne vous appartient pas. Je vous ai donné ce que je pouvais. Je ne veux pas assister à votre fin. Qu’elle arrive sans témoins!» (p.39)
La tragédie peut être intime ou celle de tout un peuple.

Une quête

La lettre claque tel un cri dans la nuit. Et peut-être que c’est tout ce qui reste quand on ne sait plus si demain sera possible. Pas question de tricher alors ! La vérité éclate, sans retenue. Ces dépêches dénoncent la folie des hommes et des femmes, ces vies impossibles, expriment des secrets refoulés pendant toute une vie.
Voilà des textes d’exil et d’amour qui atteignent des sommets, des pages qui montrent l’âme humaine quand tous les interdits s’effritent. Les victimes qui subissent les bombes, les soldats qui sèment la mort dans les villages, les femmes qui protègent les enfants et vivent la peur, la violence et la haine parlent.
«J’ai pensé pouvoir placer une vie dans quatre valises. Je me suis trompée. Je n’ai réussi à y faire entrer qu’une chose : la peur. Et même là, elle déborde. Je traverserai ce soir les hantises de la censure. Qu’y a-t-il au-delà d’une vie?» (p.214)
Un grand livre qui touche les fibres de l’être et dénonce les folies humaines que sont la guerre, le racisme et tous les excès du pouvoir. Vrai ! Bouleversant ! Anica Lazin révèle l’humain dans sa simplicité et sa vérité, quand toute retenue tombe.
« Te rappelles-tu cet arbre centenaire, noueux comme tes mains, vigoureux comme notre amour, solitaire comme moi ? Il nous offrait son ombre, planté là, sur la plage sauvage, où nous nous sommes unis. Le jour de notre départ, tu m’as dit que si tu mourais jeune, tu voudrais que ton âme devienne l’âme de cet arbre.» (p.321)
Cette quête dépasse toutes les époques et échappe à toutes les frontières. Un éblouissement.

«Tisza» d’Anica Lazin est publié aux Éditions Trois-Pistoles.

dimanche 18 avril 2010

Vincent Thibault joue à Sherlock Holmes

Tout porte à croire que le héros de Vincent Thibault, dans «Les mémoires du docteur Wilkinson», a vraiment existé. L’auteur serait même le petit-fils de Jane Amanda, la sœur de ce curieux personnage.
 Né à Sheffield en Angleterre en 1903, il aurait immigré au Canada avec sa famille en 1919 pour s’établir à Montréal. Il a fait des études en médecine avant de s’installer aux États-Unis, en Louisiane, un coin de pays qu’il adopte. Le docteur Wilkinson prend sa retraite en 1963 avec une certaine réputation de psychiatre. Il meurt en 1994. Ses données biographiques sont irréprochables.
Au moment où il ferme son cabinet, il se permet de dévoiler certains secrets.
«… Il prescrivait des petits comprimés de farine à ses patients. De la simple farine de blé, ou encore de la fécule de maïs, à quoi on donnait parfois une teinte légèrement glacée par l’ajout d’un colorant adéquat.» (p.17)
Le spécialiste croyait à l’effet placebo, c’est-à-dire que l’esprit fait tout le travail. Il suffit de donner confiance aux patients pour les remettre sur le bon chemin.
«Wilkinson, en dépit de ses longues études en psychiatrie, en était venu à considérer que les patients – peut-être pas toujours, mais son expérience personnelle et professionnelle avait inlassablement confirmé cette intuition –, n’avaient aucun besoin véritable de médication, et qu’ils pouvaient s’en tirer avec une thérapie appropriée.» (p.16)

Nouvelle passion

Libre de son temps, il se découvre un nouvel intérêt qui l’entraîne dans d’étranges aventures.
«Mais j’en vins à découvrir une nouvelle passion, si personnelle, si vitale même que le mot « passion » me semble inadéquat : je me mis à écrire. D’abord un peu n’importe quoi. Je réécrivais des articles du journal, le Mississipi News – qu’est-ce qu’ils pouvaient être mal écrits, parfois! Mais je m’y ennuyai bien assez tôt. Alors, j’écrivis sur ma vie qui, je dois l’avouer, fut parsemée d’aventures pour le moins inattendues.»  (p.31)
Le bon docteur Wilkinson est fasciné par les faits divers, ces crimes que l’on retrouve en première page des journaux. L’amoureux de l’une se ses patientes est empoisonné. Tout porte à croire que le frère de la jeune femme est l’auteur du crime. De curieux vols se produisent dans les maisons cossues. Chose étrange, tous surprennent un alligator géant qui déambule dans la maison avant les vols. Les victimes accusent Kodjo, le sorcier vaudou. Du moins on voudrait bien que ce soit lui qui écope. Un braquage d’autobus où le médecin devient l’otage d’un homme désespéré nous en apprend beaucoup sur la nature humaine. La dernière nouvelle a été écrite par le père de l’écrivain, Jacques. Elle raconte le séjour du docteur Wilkinson à Genève, l’été avant qu’il ne migre à Montréal. Une véritable affaire de famille.

Enquête

Le docteur Wilkinson se transforme en limier, un peu à la manière d’un Sherlock Holmes, et trouve rapidement les auteurs des crimes en utilisant la logique et en scrutant les faits.
«Il n’y a pas de hasard. Ce que l’on croit spontané, inattendu, se voit rapidement apposer l’étiquette de «hasard», comme si l’effet était dénué de causes. Mais au fond, s’il y a effet c’est qu’il y a causes, cependant qu’elles sont simplement trop nombreuses ou trop subtiles pour nous apparaître clairement.» (p.46)
Voilà des nouvelles qui mettent en scène un personnage sympathique qui se retrouve dans des situations qui sortent de l’ordinaire. Il y a une fraîcheur dans cette écriture un peu surannée qui emporte et fait croire aux aventures les plus invraisemblables. L’alligator cambrioleur, par exemple. La fin est plutôt ratée, mais ne rechignons pas.
Les malfaiteurs et les assassins ne sont jamais méchants, démontrant plutôt les faiblesses de la nature humaine.
Surtout, par le biais de ces enquêtes, nous découvrons un homme qui aime la vie, les bonnes choses et entend en profiter. Il faut s’attarder aux habitudes du célibataire qui aime fumer et prendre un verre en compagnie de son ami le banquier ou le pasteur. C’est humain, chaleureux, parfois amusant et souvent tragique. Vérité ou fabulation? Qu’importe ! Le lecteur ne s’ennuie jamais. C’est plein de finesse et la Louisiane devient le véritable sujet de ces mémoires, ce pays où le mal ne peut exister que sous sa forme la plus bénigne.

«Les mémoires du docteur Wilkinson» de Vincent Thibault est paru à La Pleine lune.

jeudi 15 avril 2010

Bïa s'impose comme écrivaine à son premier essai

Bïa s’est imposée comme chanteuse au Québec. Si le prénom est familier, il faudra tenir compte maintenant de Krieger, son nom de famille. «Les Révolutions de Marina» nous plonge dans les pérégrinations qui ont marqué son enfance.
Militants engagés, ses parents devaient changer d’identité et se déplacer constamment pour échapper à la police et à la dictature. 
«Ceux, qui, comme mes parents, ne croyaient pas à la violence comme moyen pouvant servir des fins légitimes, vouaient leur existence à la diffusion d’organes d’information illégaux, à l’organisation de syndicats, à la sensibilisation des masses laborieuses et à la pénétration des idées libertaires tant dans les couches opprimées que chez les intellectuels du pays.» (p.14)
Pendant ces disparitions, la jeune Marina se retrouvait chez ses grands-parents maternels. Un couple conservateur, mais des gens généreux qui n’hésitaient jamais à aider leurs enfants.

Le goût de l’exil

Marina prend goût à ces exils qui la mèneront dans différents pays d’Amérique du Sud. Particulièrement le Chili pendant le court règne de Salvador Allende. Ses parents y trouvent du travail et peuvent enfin vivre au grand jour, n’ayant plus à dissimuler leurs idées et leurs croyances. Tout semble possible pendant cette période d’euphorie.
«J’aimai le Chili. Son air froid et sec qui faisait geler les crottes de nez, provoquant sans cesse des saignements de narines. Son peuple si taciturne, grave, mélancolique et assoiffé de poésie, ces visages homogènes, cette parfaite chiliennitude faite de cheveux noirs de jais, d’yeux légèrement bridés, de pommettes hautes et de peaux mates, de femmes sérieuses et sans fard et d’hommes introspectifs épargnés par la calvitie.» (p.69)
Le rêve ne durera pas. Il faudra s’exiler au Portugal cette fois, composer avec une société sclérosée.

Le Brésil

Et après bien des déplacements, des escales chez les grands-parents, elle retrouve le Brésil à l’âge de l’adolescence.
«Je débarquai au pays du dévergondage, où l’on expose les rondeurs charnues sans y penser, où l’on s’appelle «mon amour» et «chéri» à la caisse du supermarché ou dans l’autobus. «Tu n’as pas l’appoint chérie?» «Ah, désolée, mon cœur ! Je n’ai aucune monnaie !» Le langage corporel, le ton de voix langoureux et les attouchements triviaux du plus banal échange carioca seraient passés à Lisbonne pour une invitation à la débauche; et sous ces gais tropiques les bikinis tenaient moins de place qu’une balle de ping-pong dans une main fermée. J’étais dépaysée dans mon propre pays.» (p.35)
Les migrations peuvent faire en sorte que l’on devient étranger dans son propre pays.

Témoignage

Apprentissage des langues, découverte de la différence, Bïa Krieger témoigne de son vécu simplement. La fillette montre une capacité de résilience et d’adaptation exceptionnelle.
Le récit passe de la vie de l’enfant à celle de l’adolescente qui connaît ses premiers émois avec des garçons pour replonger dans ses premières années. Une fois familiarisé avec ces allers et ces retours, on suit la narratrice avec plaisir.
Bïa Krieger est plus qu’une chanteuse. Elle démontre dans «Les Révolutions de Marina» un talent d’écrivaine.

«Les Révolutions de Marina» de Bïa Krieger est publié aux Éditions du Boréal.

dimanche 11 avril 2010

Louise Warren vit un livre à la main

Les livres ont toujours fait partie de la vie de Louise Warren. Dans «Attachements, Observation d’une bibliothèque», l’écrivaine jette un regard sur une aventure qui a commencé tôt.
«Rue Saint-Urbain, à chaque étage de la maison il y avait des bibliothèques. Dans celle de mon père se trouvaient une majorité de livres anglais. Surtout des encyclopédies, des bouquins sur la philatélie et l’histoire, ainsi qu’une section d’ouvrages sur l’architecture dont j’aimais tout particulièrement observer les plans et les photos d’intérieurs.» (p.12)
Les livres du père côtoyaient ceux de sa mère qui appréciait particulièrement les voyages. Rapidement, la fillette aura droit à sa propre bibliothèque.
«Quand ma sœur a quitté la maison, j’ai hérité de sa chambre et mon père a installé une série de planches sous les combles. Aux livres jeunesse que ma sœur avait laissés s’ajoutaient les miens.» (p.14)
La grand-mère vivait «deux étages plus bas» avec ses habitudes et ses livres. Une présence qui accompagne ou oriente les jeux de la fillette, lui permet de découvrir le monde.

Tous les livres

Les livres deviendront la vie de Louise Warren puisqu’elle abandonne tôt les études pour travailler en librairie.
«En janvier, je ne suis pas revenue à l’école. Je voulais travailler en librairie, je désirais tous les livres. Ironie du sort, les premiers mois à la librairie Ménard, mes employeurs m’envoyaient toujours à la cave chercher les manuels scolaires des élèves qui fréquentaient les collèges privés… …C’était en 1971. Le retour aux études se fit en 1993.» (p.153)
Curieuse de tout, elle flâne du côté du roman, de la poésie, des essais, des réflexions et de certains livres d’art. Il n’en fallait pas plus pour se constituer un monde, des goûts et une manière de vivre. Parce que la lecture a mené Madame Warren vers l’écriture. Comment pouvait-il en être autrement?
Exploration, découverte, mais aussi retour sur certains ouvrages qui deviennent des points d’ancrage, des références au même titre que certains lieux, certaines villes qui permettent de renouer avec des amis.

Délestage

La bibliothèque de Louise Warren est une gare de tri qui l’occupe beaucoup. Il y a des livres qu’elle abandonne après avoir effacé toutes les traces qu’elle a laissées en le lisant. Pour que le prochain lecteur s’y sente à l’aise, fasse ses propres découvertes peut-être. Si certains titres s’installent pour ne plus jamais la quitter, d’autres ne font qu’un court séjour sur les rayons.
«En parcourant sa bibliothèque, on s’aperçoit que la pensée fonctionne par plis, qu’elle reprend la forme des étagères, que nous ne sommes pas les mêmes en lisant. On peut se sentir complètement absent, abandonné, étranger, présent, vide ; il arrive même d’éprouver sa propre mort quand on n’entend plus rien d’un livre. Peut-être aussi à cause de ce poids que laisse la mort, je me départis de mes livres pour un autre lecteur qui saura leur donner vie.» (p.58)
En accompagnant Louise Warren, nous nous attardons auprès d’écrivains qui questionnent la poète. Rilke, Bachelard, Yves Bonnefoy, Katherine Mansfield, Emily Dickinson, Virginia Woolf, Nancy Huston, Borges et quelques écrivains du Québec comme Anne Hébert, Dany Laferrière, Marie Uguay et Pierre Nepveu. Des livres qu’elle attend! La biographie d’Anne Hébert et de Gaston Miron par exemple.

Centre du monde

Voyages, rencontres et nombre de découvertes de Louise Warren tournent autour du livre. Des moments précieux avec des éditeurs, des poètes, des illustrateurs, des peintres et des écrivains. Des lecteurs aussi qui viennent la rencontrer lors des manifestations littéraires. Parce qu’écrire, c’est aussi une lecture, prendre la route et rentrer changé et vibrant.
Voilà le parcours d’une lectrice qui sait bellement parler de ses découvertes et de ses coups de coeur. Elle rejoint un Robert Lalonde qui se fait découvreur du monde par ses lectures et ces écrivains qui le hantent et l’habitent. Louise Warren est de cette race qui explore le monde un livre à la main. Parce que vivre, peut-être, est la plus belle expérience de lecture que l’on puisse connaître.
«Je relis ces phrases non pas pour comprendre, mais pour revenir de mon effet de surprise. Passer doucement, tel est mon souhait. Le tissu de mon langage provient de l’émotion, une science comme une autre qui crée le langage poétique. La poésie, une forme d’intelligence qui s’applique à vivre. Je ne chercherai pas davantage. Cela suffit.» (p.171)

«Attachements, Observation d’une bibliothèque» de Louise Warren est paru à L’Hexagone.

samedi 3 avril 2010

Marie-Christine Bernard ne cesse de surprendre

«Ces histoires voyagent dans le temps et l’espace, entre la France du XVIe siècle et le Québec du XXIe, en passant par les Provinces maritimes du XIXe et la Gaspésie des années 1920. On y observe que la différence dérange, toujours, partout, et fait de ceux qui la portent des êtres, sinon invariablement honnis, du moins inévitablement suspects.» (p.11)
C’est ainsi que Marie-Christine Bernard, prix France-Québec 2009 pour «Mademoiselle Personne», présente «Sombre peuple», son premier recueil de nouvelles. Treize textes qui voyagent dans le temps et l’espace, s’installent dans les Maritimes, au Saguenay et en France à une époque lointaine. Madame Bernard aime les bonds dans le temps pour se dépayser et nous étonner. Ses textes démontrent que la bêtise humaine n’a ni époque, ni lieu en particulier et qu’elle a souvent des conséquences tragiques. Il semble que de tout temps, ce fut le propre, pour ne pas dire la caractéristique des humains, que d’ostraciser ceux et celles qui dévient de la norme. Même qu’elle n’hésite pas à débusquer la bêtise dans l’actualité régionale.
«Cela s’intitulait : « Eschatologie populaire : essai sur la pensée apocalyptique sous Jacques Tremblay ». Le Jacques Tremblay en question, maire de Chicoutimi, n’aurait évidemment compris que dalle à cet article, étant donné qu’il n’était que notaire de formation. En plus, il militait encore pour la prière en début d’assemblée municipale, affirmait aller à confesse régulièrement, clamant qu’il n’était pas question qu’il prenne le risque de se présenter devant Dieu sans être absolument certain d’avoir l’âme propre.» (p.18)
La réalité dépasse la fiction, on ne cesse de le répéter.

Cas limites

Marie-Christine Bernard aime les originaux, ceux et celles qui deviennent des révélateurs, montrant les travers de nos sociétés. Ce peut-être un maire qui se croit drapé du manteau de Dieu, ou Salomon Cohen, un intellectuel qui lit des romans d’amour en secret.
Cette différence, on la porte en soi ou sur soi. Ce peut être la beauté de Penelle qui attire tous les regards des hommes ou encore la couleur de la peau. Cromwell, un esclave en fuite, trouve refuge auprès de Juliette, une fille ostracisée par la communauté parce qu’elle souffre de strabisme. Ces parias trouveront l’amour, mais ils le paieront chèrement.
«On se disait que son œil gauche regardait le Diable. On racontait qu’elle avait envoyé son homme ad patres avec l’aide du Malin. On se signait, on crachait par terre sur son passage. On la tolérait, dans sa cabane miteuse aux abords du village, parce qu’il n’existait pas de preuves que son homme fût mort et parce que, par conséquent, elle demeurait la bru du bootlegger, le tout-puissant Adolphe Robichaud, qui avait le pouvoir absolu sur tout le monde, ou presque.» (p.119)
Le texte le plus consistant du recueil, celui qui donne le titre à l’ensemble.
Pas de côté

Cette marginalité peut venir de l’âge, d’un fantasme, d’une sorte de glissade dans le temps pendant le Carnaval de Québec ou encore d’une bonne volonté qui provoque une tragédie dans «Michou».
Marie-Christine Bernard, encore une fois, révèle un sens de l’observation remarquable, une finesse qui s’exprime dans le détail et lui permet de plonger dans différentes époques. Nous lisons chacune de ses nouvelles avec émotion, une sorte de crainte qui nous tient en haleine en souhaitant éviter le pire.
Elle montre aussi un sens remarquable de la chute. Souvent les finales étourdissent et surprennent. Elle nous déroute et nous fait prendre conscience que ce ne pouvait être autrement. Signalons «Vie et mort de Louis-Seize Stone». On ne porte pas un tel prénom sans en subir les conséquences.
Marie-Christine Bernard possède une dextérité que peu d’écrivains peuvent se vanter d’avoir. Toujours une surprise que de la lire et de découvrir une nouvelle facette de son talent. Curieuse de tous les genres, elle aime se faire exploratrice pour notre plus grand plaisir.
« Sombre peuple » de Marie-Christine Bernard est publié aux Éditions Hurtubise.
http://www.editionshurtubise.com/catalogue/1878.html