jeudi 20 février 2020

VOYAGER SUR UNE CORDE RAIDE

ROMAN SAISISSANT QUE LES FALAISES de Virginie DeChamplain qui m’a fait me glisser entre le récit de V, le journal de la grand-mère, dans des images qui vibrent comme des gongs, des mots qui s’incrustent et ne vous lâchent plus. Femmes fébriles qui explorent sans jamais trouver, ballottées par les vagues, les marées du fleuve Saint-Laurent et les appels de l’ailleurs. Bonheur d’écriture aussi avec des épiphanies qui vous laissent haletant dans la beauté de certaines phrases. J’aime les textes qui me poussent dans une forme d’impatience et d’hésitation, me coincent entre deux battements de paupière. J’ai eu souvent l’impression de me retrouver sur les battures de l’univers d’Anne Hébert, Les Fous de Bassan en particulier. Un monde hanté, porté par une tragédie, un regard qui distille le présent et le passé dans un éclat de soleil.

Les chemins de la lecture permettent de belles découvertes. Le hasard bien sûr et l’actualité littéraire qui invente des méandres souvent difficiles à prévoir. Le travail de chroniqueur me donne la chance de recevoir les nouveautés et de plonger dans des textes que je ne visiterais pas autrement. Virginie DeChamplain publie pour la première fois à La Peuplade. Les falaises, un titre qui évoque la frontière, la hauteur, le vertige et la perte d’équilibre, la chute aussi pour se fracasser sur les rochers. Et, il m’a suffi de m’attarder à la première page pour découvrir l’écrivaine, un style, un souffle et surtout un regard sur le monde et ses environs.

JE PENSE QUE JE SUIS BRISÉE. J’ai l’automne à l’envers. En dedans au lieu d’en dehors. Humide, tiède dans le creux des joues. Du vent qui craque dans la cage thoracique. C’est octobre. Ma mère est morte et j’ai pas encore pleuré. (p.7)

Le corps de la mère a été retrouvé sur les berges du Saint-Laurent, dans une baie, quelque part en Gaspésie. Accident, suicide certainement de cette femme qui a voulu voir le monde, trouver une autre vie pour combler les écarts dans sa tête.
Me voilà dans l’auto de V. sur la banquette arrière, les poings serrés. Elle roule trop vite, fonce vers ses souvenirs, son passé avec sa sœur qui ne peut retenir ses larmes, toutes les deux aspirées par le village des commencements et des aboutissements. On y revient toujours. L’enfance, le début de tout ou presque. Longue course le long du fleuve que Victor-Lévy Beaulieu magnétise dans ses écrits et qui nous pousse vers le lointain, de l’autre côté de l’horizon peut-être, répondant à un appel atavique auquel les saumons ne savent résister. Tous remontent la rivière jusqu’au site de fraye pour se reproduire et souvent y mourir. L’humain ne peut échapper à ces pulsions et il doit confronter ses peurs un jour ou l’autre. Les deux mains sur le volant, des larmes au coin des yeux, V. fonce vers le passé et aussi l’avenir.
Sa sœur Ana renifle.
Le drame qui couvait depuis si longtemps a fini par les rejoindre. Certains lieux semblent marqués par le destin et il s’avère impossible de vouloir leur échapper. Le face à face avec l’enfance, la grande confrontation avec ses peurs, ses craintes et ses déceptions doivent se vivre un jour ou l’autre. Retour à la maison familiale, plongée dans des souvenirs que les sœurs aimeraient mieux ne pas remuer. Mais tout est là, hors du temps, en attente d’un geste, d’un regard et d’un mot. Tout ce qu’elles ont souhaité oublier, mais qu’elles retrouvent en entrant dans la demeure de la mère, ce lieu où elle est toujours revenue après ses errances. La tâche des survivantes s’impose. Elles doivent régler les affaires des morts, qu’elles le veuillent ou non.

J’ai l’impression que ça me revient de parler, qu’il faudrait que je dise quelque chose, mais je ne sais pas quoi. Je sais pas quoi dire sur une femme comme ma mère. Je sais pas comment dire. À la place j’écoute. J’écoute le fleuve, sa marée montante ramener des bouts de quai du village voisin, des morceaux de verre et des corps morts. J’écoute ces mêmes vagues qui ont ramené ma mère, j’écoute le sel qui a grugé ses joues, les loups marins qui l’ont frôlée, qui lui ont chanté des chansons pendant qu’elle coulait. J’écoute le gris qui l’a rendue bleue, les algues qui se sont accrochées à sa jupe blanche. (p.15)

La mère a connu des hommes, vécu des amours, fuyant le plus loin possible dans l’espoir de s’y perdre peut-être. Les femmes de cette famille sont touchées par une sorte de malédiction. Toutes tentent d’échapper à un instinct qui coupe le souffle, donne des coups au ventre, marque le temps partout autour et se resserre comme des collets. Comment chasser le goût de cendre, ce désir de sortir de son corps, de s’éloigner pour ne plus être soi ? Les filles ont été perturbées par ces voyages sans fin et aussi ces retours improbables. Si les départs sont toujours euphoriques, les rentrées s’avèrent pénibles, souvent vécus comme des échecs.

ERRANCE

V. et Ana ont suivi leur mère. L’Amérique bien sûr, l’Europe et même l’Asie. La planète n’est jamais assez vaste pour les nomades de l’âme. Une sorte de tourbillon les aspirait et elles ne pouvaient résister aux chants du large, aux sourires de l’horizon.

Ma mère aimait ça, partir. Elle aimait partir le plus loin possible, Toujours plus loin… …Je pense qu’à toutes les fois on manquait ne pas revenir, mais quelque chose la ramenait toujours ici, dans sa maison qui part au vent, dans la crique où on est nées. Et on finissait les trois jetlagged dans son lit trop grand qui tout d’un coup était juste de la bonne taille. Chez nous comme des invitées. Essoufflées, mai déjà prêtes à repartir. (p.32)

Le refuge de l’enfance, le passé lointain et si proche, avec le fleuve à portée de regard et de main. Une maison recroquevillée à la franche du temps. Un lieu où tout semble s’être endormi. Une habitation immuable, silencieuse, lourde de secrets et de murmures. Des vêtements, des meubles avec leur patine de bonheur comme de douleur. Les humains laissent bien des choses derrière eux comme pour marquer les grands soubresauts de leur vie. Tout ce qui parle, porte une histoire et permet d’évoquer des bouts d’existence. Tout ce qui a été utile au fil des jours et qui finit par constituer un fatras qu’il faut trier, élaguer et faire disparaître. Qui s’intéressera à mes milliers de livres soulignés, à cette centaine de carnets où j’écris à la tombée du jour depuis toujours ? Mes skis, un vélo, des romans encore et ces manuscrits inachevés, des textes esquissés qui n’ont jamais reverdis avec les belles pivoines de juin. Tout liquidé avant le grand saut ou laisser cette tâche aux héritiers ? La mort est le plus terrible des abandons, la plus folle des fuites.

J’ai peur de ce qu’il y a là-dedans, de ce qu’elle a trouvé à raconter toutes ces années. Impatiente de ces années de village de fond de rang, enroulées dans le temps qui roule, en silence à part le bruit des vagues. Est-ce que je vais déterrer des morts qui dormaient dur, leur squelette mangé par les vers ? J’ai peur de la lire et de me lire, moi. De découvrir que rien a changé. Qu’on se transmet le temps d’une génération à l’autre sans que rien avance. Qu’on aime à rebours, quand il est trop tard. Je fige un peu en me disant que pire, je vais peut-être rien ressentir du tout. (p.66)

Après le départ de sa sœur, V. tourne dans cette maison de bord du fleuve. Il y a là des débris de son enfance. Tout revient, recraché par les vagues dans la crique, tout près où l’on a retrouvé le corps mutilé de la mère. Comment faire le tri dans ces moments de vie ? Tout jeter dans un grand feu pour faire place nette et disperser les cendres aux quatre vents ?
Le refuge du bord du fleuve n’a pas changé ou si peu. Pourtant, rien n’est pareil. Les lieux, avec le temps, mutent et il est impossible de s’installer dans le passé. Mon village d’enfance n’existe maintenant que dans ma tête. Quand j’y retourne, j’ai l’impression de m’égarer dans une autre vie. Ma place a été prise. Elle appartient à des étrangers qui me regardent comme un intrus. Les endroits aimés s’usent avec les années et vaut peut-être mieux se tenir loin pour ne pas être déboussolés.
V. se réfugie au salon avec le journal de sa grand-mère qu’elle lit à petites doses. Sa vie se recroqueville dans ces pages, comme si le temps s'échiffaitt. Les errances de V. ont été parcourues par sa mère et sa grand-mère. Une sorte de fatalité qui saisit les femmes à la gorge, celles qui acceptent mal la résignation et l’effacement, l’enfermement de la maternité et des villages.

Je me suis déshabillée dans la brise qui rentrait. J’ai laissé mes vêtements tachés de votre déjeuner sur le sol sous la fenêtre. Je me suis promenée nue dans la maison, sans autre but que de sentir le vent sur chaque centimètre de ma peau. Les bras écartés, j’ai laissé mes seins libres. J’ai parlé avec ma peau oubliée, avec mes hanches étroites qui ont rendu les naissances difficiles. J’ai défait mes cheveux. Et j’ai éclaté en sanglots. Mais en sanglots le sourire aux lèvres. En sanglots puissants et purificateurs. (p.112)

V. devra plonger dans cet ailleurs, s’étourdir en Islande et mettre ses pas dans ceux de son aïeule. Elle s’occupe des moutons, le temps de se refaire un corps et de secouer la laine des souvenirs, d’accepter l’héritage et de pouvoir repartir sur les routes sans se retourner. Longue glissade, confrontation avec la malédiction, la folie qui fait jour dans l’esprit des femmes de génération en génération. Toutes ont partagé ce goût de la vie et de la mort qui se tiraillait en elle. 
V. revient au village. Peu importe, où l’on va, le passé colle à vos talons. Elle doit faire face aux reflets du fleuve qui pousse toutes les existences vers le large et les ramène dans la crique où tout commence et se termine. Un roman enveloppant, une langue qui m’a pris au cœur et au corps. Une sorte de palpitation, une musique qui vous secoue dans le plus intime et le plus chaud de l’être.


DECHAMPLAIN VIRIGINIE ; LES FALAISES, ÉDITIONS LA PEUPLADE, 224 pages, 21,95 $.

http://lapeuplade.com/livres/lesfalaises/

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