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lundi 23 décembre 2024

HAMELIN BOUSCULE NOTRE LITTÉRATURE

LOUIS HAMELIN, dans Les héritiers de Don Quichotte, revient sur ses lectures des écrivains du Québec et son amour pour la littérature américaine. Pas de quoi s’étonner parce que j’étais un de ses fidèles quand il chroniquait sur le sujet dans Le Devoir. Il y a cependant de belles surprises dans ces réflexions qu’il présente en plusieurs étapes. Il s’attarde d’abord à Victor-Lévy Beaulieu et Jacques Ferron, analyse aussi le parcours de quelques prosateurs américains (Hemingway et McCarthy), les adaptations de romans en films, aux téméraires qui continuent de construire des fictions, alors que les prophètes annoncent que le volume est voué à disparaître. Seuls des nostalgiques prendraient encore le temps de lire des livres imprimés.

 

Belle attention que celle d’Hamelin pour Victor-Lévy Beaulieu et Jacques Ferron. On le sait, les deux écrivains furent proches à un certain moment, surtout Beaulieu, qui voyait en Ferron un modèle et un père littéraire. Hamelin réfléchit surtout à la question du grand écrivain national qui a obsédé beaucoup de romanciers et de poètes de ma génération. Un sujet devenu insolite et un peu obsolète. Pourquoi jongler avec cette affirmation lorsqu’on refuse de se donner un pays, un vrai dans ce Canada plus que jamais écrianché avec les pirouettes de Trudeau fils, qui s’accroche au pouvoir comme un naufragé? Ce problème fait partie de nos étranges habitudes de se doter d’une « fête nationale », d’une « assemblée nationale » et d’une « capitale nationale » quand il manque l’essentiel : le pays. On parle même d’une constitution maintenant. Je ne sais s’il y a beaucoup de pays qui ne sont pas des pays qui possèdent leur constitution.

Cette question de l'écrivain national a tracassé Hubert Aquin et Gaston Miron, qui s’est fait le mage de l’indépendance et du pays à venir. 

J’aborde ce sujet dans ma trilogie Presquil, dont le premier tome a paru sous le titre des Revenants. Victor-Lévy Beaulieu obsède mon personnage et l’empêche de fonder sa propre écriture. Le Victor-Lévy Beaulieu, qui s’est accroché à des auteurs connus et encensés, pour se hisser à leur niveau et devenir l’un de leurs pairs. La liste est impressionnante : Victor Hugo, Jack Kérouac, James Joyce, Friedrich Nietzsche, Herman Melville, Mark Twain, Jacques Ferron, Yves Thériault et même Voltaire. En les entraînant dans une forme d’essai ou de lecture intime et singulière, le barde des Trois-Pistoles se faufilait dans leurs univers et pouvait parler avec eux d’égal à égal. 

Louis Hamelin aborde aussi l’une des grandes obsessions de Beaulieu, soit le matériau de l’écrivain : la langue. Quel langage utiliser au Québec, celui qui court les rues des villes ou encore qui flâne sur les chemins de campagne; celui qui reprend en échos les imprécations des travailleurs, des forestiers et des ouvriers en usine. Ce dialecte qui passe très bien au théâtre et que Michel Tremblay a fait résonner de toutes les manières possibles. Ce parlé a pourtant du mal à s’installer dans la fiction et dans les essais. Le sujet était sur toutes les lèvres à une certaine époque au Québec.

 

«Mais est-ce que, vraiment, sans pays (au sens onusien du terme), pas de grand écrivain? Et un déficit de père symbolique entraîne-t-il forcément un défaut de grandeur littéraire? Il n’y aurait, en somme, pour la littérature, point de salut hors de l’ordre patriarcal?» (p.22)

 

Tous les essais de Beaulieu sont des tentatives d’approche de ce père symbolique, de dire le pays dans une langue sienne et singulière. L’auteur de Race de monde inventera sa langue avec le marteau du grand-père forgeron, frappant sur l’enclume pour se donner une voix, à la manière de James Joyce, qui s’est appuyé sur le «flux de conscience» et une improvisation linguistique et sonore. Beaulieu finira par tricoter une langue tout à fait sienne, pleine de circonvolutions et d’expressions un peu bancales qui colorent ses publications. 

 

«Le joual en littérature, c’est écrire comme on parle. Le flux de conscience, c’est écrire comme on pense. Race de monde est le seul roman que je connaisse qui est écrit en bébé. En bébégayant. Le joual de Tremblay avait maintenant son petit-cousin demeuré à la campagne : le vavache.» (p.31)

 

Regard cinglant de Louis Hamelin sur la manière de dire de Beaulieu, mais comment lui donner tort. Beaulieu a torturé la langue dans nombre de ses romans et parfois, je l’avoue, il m’a laissé perplexe même si j’admire l’homme. Non, je n’adhère pas à tout ce qu’il a publié. Mais, je n’ai jamais oublié qu’il a été mon premier éditeur et qu’il a été comme une sorte de frère dans mon cheminement d’écrivain.

 

«Quelques années et une poignée de livres plus tard, Beaulieu avait défriché et marqué son territoire langagier. Il y avait désormais un son, une syntaxe VLB (“Comme je m’appelle, ça pas si tellement d’importance”; “[C] e que je porte en moi, rien de plus qu’un monde étrange, silencieux et impersonnel”), aussi distinctifs que les trois petits points de Céline et les étranges choix d’adverbes et d’adjectifs d’un Borges.» (p.33)

 

Je n’ai pas échappé à cette tentation dans La mort d’Alexandre où j’ai traduit les dialogues de mes personnages (puisés dans ma famille avec ma mère au centre comme il se doit) en me collant à l’oralité. J’ai reproduit notre manière de parler en utilisant la transcription phonétique. Je me suis rendu compte rapidement que je m’enfonçais dans un bourbier et j’ai vite abandonné cette direction. Au théâtre, oui, mais pas dans un roman.

Hamelin me rejoint beaucoup dans sa fascination pour le refuge, le camp retiré dans la forêt au bord d’un lac. L’auteur de La rage a tenté l’aventure comme bien des écrivains de ma génération. Je pense à Paul Villeneuve, qui, après des débuts fulgurants, s’est terré dans un boisé du Lac-Saint-Jean pour n’en ressortir que vingt ans plus tard en ayant laissé tous ses mots entre les arbres. Lui aussi était obsédé par l’œuvre totale et le grand roman qui marquerait notre présence en Amérique. Johnny Bungalow est un pas dans cette direction. 

Ma réclusion pendant toute une année au bout d’un rang, tout près de la rivière Ashuapmushuan, aura été un passage à vide. Je n’ai rien écrit pendant cet ermitage. Il m’a fallu un demi-siècle presque pour récupérer ce bout de vie et en faire le matériau de ma trilogie Presquil. N’est pas Henry David Thoreau qui veut. Écrire n’est pas se retirer du monde, Paul Villeneuve l’a payé chèrement, mais c’est surtout se rapprocher des autres pour les écouter et les voir se débattre dans leur quotidien. 

 

TRADUCTION

 

Les traductions françaises de certains ouvrages étasuniens obsèdent un peu Louis Hamelin, surtout les fictions où il est question de sports. Il s’en est moqué souvent dans ses chroniques et il ne résiste jamais à la tentation de revenir sur le sujet. Dans un chapitre nommé L’utilité du chef-d’œuvre, l’essayiste nous plonge dans une série de romans et nouvelles que je ne connaissais pas. Nous n’empruntons pas tout à fait les mêmes parcours dans nos lectures. Je consacre près de 90 pour cent de mon temps aux auteurs du Québec et je suis assez ignorant des nouveautés françaises et américaines. Il y a certains prosateurs étrangers que je suis avec bonheur tout de même.  

Et il y a les films, les ouvrages qui inspirent une production où l’image prend toute la place. Une trahison du texte premier dans bien des cas, mais aussi des réussites, de véritables bijoux. On pourrait s’attarder à Maria Chapdelaine, qui a vu quatre réalisateurs s’attaquer à ce roman pour en faire un film avec ses particularités et ses couleurs. De plus, nos grands classiques, tels que Le SurvenantLes Plouffe et Un Homme et son péché, ont donné lieu à des œuvres télévisuelles et cinématographiques originales et importantes. Pourquoi Le torrent d’Anne Hébert a-t-il autant fasciné le monde du cinéma ?

 

HÉRITAGE

 

L’aventure de Louis Hamelin se termine par une réflexion sur le futur de l’écriture. Dans ce segment : Les héritiers de Don Quichotte, le romancier demande si les écrivains doivent être engagés. Une question que l’on se pose de génération en génération sans pourtant y apporter une réponse satisfaisante. Si les artistes et les écrivains étaient quasi unanimes derrière le projet du Parti québécois en 1976 et de l’indépendance, il en est autrement de nos jours. La priorité des créateurs et des créatrices pencherait certainement plus du côté de l’environnement et des changements climatiques que de ce projet politique, même si cette idée est encore nécessaire et vitale pour la culture francophone et l’avenir des descendants de ces «blancs coloniaux» venus en terre de Nouvelle-France. 

Il me semble que tout écrivain, à son corps défendant, participe à son milieu, à un groupe, à une famille ou à une revendication. La vraie question devrait se formuler ainsi : l’écrivain doit-il être militant? Militant écologiste, de la souveraineté du Québec ou pour les droits des minorités. Je constate aussi que les écrivains et écrivaines s’intéressent de plus en plus à leur « je » et à leur « moi ».

Tout est dit. 

Bien sûr, le créateur peut exprimer ses idées et défendre des causes comme tout le monde. Un politicien plaide sa vision de la société et personne ne va lui reprocher d’être militant. Pour ma part, je ne demande qu’une chose à une œuvre littéraire, soit d’être captivante, fascinante et vivante, qu’elle évite les sermons et les prêches qui lassent rapidement. 

 

«Et il me vient aussitôt cette question : à quoi rime d’écrire des romans en 2024 et d’en faire ton activité principale alors que nous avons tout lieu de soupçonner que la lecture de la page imprimée ou électronique, victime de l’atomisation des facultés cognitives, aura cessé d’exister en tant que loisir autour de 2050?» (p.208)

 

La littérature ne doit pas être reléguée au rang de loisir, mais demeurer une activité essentielle à la pensée et à la santé intellectuelle. Nier cette exigence nous pousse vers la catastrophe. Louis Hamelin a le droit de s’inquiéter de la bêtise que véhiculent les médias sociaux. Pire, cette absence de réflexions et de raisonnement, cette ignorance et cette médiocrité se retrouvent à la direction politique aux États-Unis. Les livres, le roman, l’essai, la poésie demeurent un rempart contre le crétinisme, surtout pendant les périodes d’obscurantisme et de régression. 

Louis Hamelin le sait. 

Peu importe les chemins qu’il emprunte, l’humain a besoin de se raconter et d’écouter des histoires. Nous continuerons d’inventer des fables pour nous secouer, nous ébranler, nous calmer ou nous effaroucher. La culture trouve toujours le moyen de se glisser dans l’ailleurs et la fiction échappe à toutes les tentatives d’étouffements. Donald Trump, encore lui, est certainement le plus grand mythomane de notre époque et le voilà président des États-Unis. Le hic, c’est que l’illusion, l’imagination, la chimère a quitté le champ de la littérature pour s'installer dans le politique et proclamer que c’est désormais la seule vérité. Tronquer la nature même de la fiction devient particulièrement dangereux. Trump est un menteur pathétique et sa doublure (il joue au président) occupe la première place aux États-Unis. Jamais la fable et l’utopie n’ont été si présentes dans notre quotidien, pour le pire. 

 

HAMELIN LOUIS : Les héritiers de Don Quichotte, Éditions du Boréal, Montréal, 216 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/les-heritiers-don-quichotte-4074.html 

mercredi 18 décembre 2024

SÉGUIN SUIT LES TRACES D’OZIAS LEDUC

QUEL BONHEUR de lire le récit de Marc Séguin, qui s’aventure dans l’œuvre d’un peintre un peu oublié maintenant, même s’il a été une figure fort respectée de son époque! Ozias Leduc (1864-1955) a consacré l’essentiel de son talent et de ses énergies à «habiller» plusieurs églises du Québec. Marc Séguin, dans Madeleine et moi, nous entraîne dans certains lieux sacrés, ce qui n’est pas une mince tâche, puisque les endroits de cultes sont à peu près inaccessibles de nos jours et qu’il faut des rendez-vous pour les visiter; pour contempler des tableaux qui vieillissent dans l’indifférence et une certaine négligence. De grandes fresques qui créent une atmosphère unique et témoignent d’une époque révolue. Séguin aime ce peintre qu’il considère comme un maître, surtout une toile intitulée Madeleine repentante que Leduc a gardée toute sa vie dans son atelier de Saint-Hilaire, refusant de la vendre malgré des demandes pressantes, on s’en doute.

 

Marc Séguin est peintre, fermier et aussi écrivain. Il connaît un beau succès et on peut le surprendre de temps en temps à la télévision, juste assez pour qu’il soit pertinent et agréable à entendre. Il exprime, dans Madeleine et moi, toute son admiration pour Ozias Leduc, celui que l’on nommait «le sage de Saint-Hilaire». Un enthousiasme pour son œuvre et certains tableaux. 

Labour d’automne l’a ébloui lorsqu’il a découvert cette toile, un véritable coup de foudre, un choc qui le touche dans ce qu’il a de plus intime et certainement dans ce qu’il veut atteindre quand il se retrouve devant son chevalet et qu’il tente d’explorer son monde. Peut-être aussi qu’au-delà du temps et des époques, deux âmes se rencontrent et s’interpellent. 

 

«Le titre de l’œuvre ne m’est apparu que plus tard, presque par hasard en croisant l’œuvre une seconde fois en sortant de la salle. L’artiste qui avait peint ce tableau, hors de tout doute, dominait d’une tête les autres : Ozias Leduc, L’œuvre : Labour d’automne. Le seul vrai ciel d’automne d’ici que j’aie vu en peinture.» (p.7)

 

Ce tableau réalisé en 1901 montre un champ qui débouche sur une route de campagne, des maisons qui ferment l’espace à gauche et à droite, avec un lac ou une rivière devant, une sorte de tremplin vers le ciel qui occupe la moitié de la toile. Un ciel d’une transparence unique, comme si l’eau s’y était répandue et transportait les petits nuages qui filent en se défaisant. Une légèreté qui s’oppose à la lourdeur des labours en premier plan, d’une terre retournée et recroquevillée dans l’arrêt de l’automne. À peine si on distingue les sillons dans la grisaille, ainsi que l’équipage de chevaux qui traîne la charrue le long de ces magnifiques clôtures de perches qui ont disparu depuis longtemps. Une masse sombre où l’on devine plus que l’on ne peut voir. 

Le point de vue du peintre est aussi fort intrigant. Il se situe en surplomb comme s’il était juché tout en haut d’un arbre et qu’il survolait pour ainsi dire le paysage. Nous flottons sur cette campagne dans une sorte d’apesanteur et de paix, un glissement sur un lieu où les tourbillons de la vie se sont arrêtés. Une formidable attente qui nous fait dériver vers ce ciel qui avale la lumière et laisse prévoir les avancées de l’hiver. Un tableau exceptionnel. 

 

DÉCLIC

 

Le déclic s’est fait à ce moment-là, devant cette œuvre. Séguin partira à la recherche des tableaux d’Ozias Leduc qu’il veut découvrir et analyser, pour comprendre sa manière de travailler, son univers et ce qu’il a apporté dans la représentation de scènes religieuses que l’on regarde avec un certain dédain de nos jours. Un peintre réaliste, du moins en apparence, et que l’art contemporain a fait oublier ou éclipser malgré son originalité et sa façon de prendre ses distances d’avec les dogmes de l’église. 

 

ÉPIPHANIE

 

Marc Séguin vivra un moment d’une pareille intensité en se retrouvant un autre tableau de Leduc : Madeleine repentante. Une femme que l’on surprend de trois quarts, pas tout à fait directement. Ses épaules et le dos sont nus. La lumière surgit de la gauche, se pose sur elle. Agenouillée, près d’un mobilier bas ou une tablette, difficile de voir. Elle est prosternée devant une bible et au fond, comme s’il houspillait la pénitente, un crâne humain avec de grands yeux évidés et brillants. Son bras gauche est allongé sur le meuble où elle appuie son front, affaissée, n’en pouvant plus de sa vie. Ses cheveux sont remontés en chignon serré et c’est à peine si on distingue son visage. La repentante est douleur, regrets et refuse peut-être de continuer à être vivante, que ce corps trop invitant, fait pour la douceur et la tendresse, l’amour et le bonheur. Le dos capte la lumière qui entre dans la grotte, suggérant peut-être une clarté divine que l’on retrouve souvent dans l’iconographie religieuse. Mais, c’est plus ici. La vie caresse ce dos nu, cette peau, cette chair qui respire et frémit sous le toucher. C’est magnifique, cette lueur qui devient palpable, sur l’épiderme de cette femme qui attise les regards et les désirs. 

 

«À la suite de l’épisode du Labour d’automne au Musée national, en fouinant pour des recherches, je suis tombé sur une reproduction en ligne de Madeleine repentante. Une œuvre d’Ozias Leduc datée de 1899. Un véritable coup de foudre comme il en arrive peu au cours d’une vie, même en reproduction pixelisée sur l’écran.» (p.29)

 

Ce sera le début d’une quête pour Marc Séguin, où il tente de comprendre le travail du maître, s’attardant souvent devant ce tableau qui reste marginal dans sa production. Il essaie de retrouver les gestes du peintre et cette vibration que l’on sent dans ses œuvres. 

 

«C’est sommairement une femme penchée, au dos à moitié dénudé, assise sur le sol dans une grotte et priant, ou en réflexion, devant un crâne et une bible, dans une ambiance de clair-obscur dramatique.» (p.29)

 

Les objets qui entourent Madeleine ne sont pas le fruit du hasard. Le crâne humain et la bible. La mort et l’envie d’un bonheur dans une autre vie peut-être, la foi ou une révélation qui permet de triompher des pulsions charnelles, comme le promettent la plupart des croyances. Une femme qui n’en peut plus, qui souhaite peut-être un rachat ou un grand pardon qui la fera renaître dans une autre existence. Et pourquoi cette grotte? J’ai songé au tombeau du Christ. Il y aurait séjourné très peu avant de retourner à sa vie divine. Un espoir de métamorphose peut-être dans l’esprit de Leduc.

 

BASCULE

 

Marc Séguin décide de peindre sa Madeleine et tente de trouver cet instant où la vie bascule et frémit. Il en fera vingt-trois. Des femmes que l’on voit de dos ou de biais qu’il reproduit à la toute fin de son récit. Il en choisira une, la plus réussie, selon moi, et l’une de ses préférées, pour illustrer la page couverture de son livre. Celle où il a l’impression de s’être approché de ce moment intense de vérité que l’on surprend chez Ozias Leduc. Comme s’il avait soufflé dans le cou de son idole. Une belle façon de rendre hommage à ce peintre et de tenter de montrer sa vision du monde. 

Il visitera aussi cinq églises en compagnie d’un spécialiste de l’œuvre de Leduc : Laurier Lacroix. Un homme qui a consacré une grande partie de sa vie à étudier le travail du maître et à le mettre en valeur. Séguin ne pouvait avoir un meilleur guide pour approcher le «sage de Saint-Hilaire». Sans oublier les artistes connus qui ont fréquenté et collaboré avec Leduc, soit Paul-Émile Borduas, entre autres. 

Nous les suivons dans des églises délaissées pour regarder les œuvres les plus importantes de monsieur Leduc. Des représentations religieuses, bien sûr, l’église lui commandait ce travail, mais aussi une vision moderne qu’il parvenait à glisser dans ses fresques, ce qui en fait des réalisations tout à fait uniques et originales. Leduc se permettait certaines abstractions, ce qui était fort audacieux. 

 

«Et ce fait étonne, car la peinture a beaucoup perdu de lumière au profit d’un discours où l’œuvre-objet doit être justifiée et expliquée par une démarche intellectuelle calquée sur un système d’enseignement institutionnel.» (p.94)

 

Un récit captivant que Madeleine et moi, où nous accompagnons Marc Séguin dans ses tentatives et ses recherches. Comme si nous étions derrière lui et que nous avions la chance de surprendre ses gestes quand il travaille. L’écriture précise de Marc Séguin nous permet de revivre tout ça.

Tout au long de ce récit, nous suivons l’artiste dans ses réflexions et ses hésitations face à ses multiples représentations de Madeleine. Nous partageons ses insatisfactions, ses tentatives et ses approches pour saisir ce qu’il imagine dans sa tête. Il y a toujours une marge parfois infranchissable entre une image que l’on veut cerner et la réalité. C’est vrai en fiction et en littérature, comme ce l’est devant une toile ou un projet que le peintre n’arrive pas à ce qu’il souhaite avec son pinceau et ses couleurs. 

Ce récit m’a captivé, et plus encore, il permet de comprendre les doutes et les hésitations devant un tableau que Séguin a le courage de rejeter. Les vingt-trois Madeleine montrent un processus de création et surtout une recherche formelle qui fait découvrir quelque chose de concret qui correspond à ce que l’artiste désire. C’est surtout une formidable manière de présenter Ozias Leduc et de faire revivre ce maître qui a laissé une œuvre imposante et unique.

 

SÉGUIN MARC : Madeleine et moi, Éditions Leméac, Montréal, 120 pages. 

https://www.lemeac.com/livres/madeleine-et-moi/

mercredi 11 décembre 2024

CATHERINE MAVRIKAKIS RÉALISE SON RÊVE

CATHERINE MAVRIKAKIS a été fascinée par les romans qui mettent en scène la route, cette voie qui permet de partir, de fuir en quelque sorte et d’aller à la recherche de soi, comme l’ont fait Mark Twain, Jack Kerouac et beaucoup d’autres. La fameuse route 66, immortalisée par Kerouac, pour traverser l’Amérique d’est en ouest, ou encore l’inverse, puisqu’il faut revenir sur ses pas et rentrer à la maison. De l’Atlantique au Pacifique, une sorte de voyage initiatique qui transforme les individus en pèlerins. Il y a également la piste qu’empruntent des familles pour échapper à la misère et à la faim dans les fictions de John Steinbeck. Je pense aux Raisins de la colère, un roman marquant. Et aussi les chemins de campagne que l’on parcourt à une vitesse folle chez Faulkner pour étourdir la démence qui frappe les Sartoris. 


 

Catherine Mavrikakis m’a un peu désarçonné au début de son récit Sur les routes, un étrange voyage de Chicago à Alamogordo. Elle évoque un ouvrage que tout le monde a lu : La route de Cormac McCarthy, une fable apocalyptique, où le pays n’est que ruines et dévastation. L’auteur ne précise jamais les causes de cette catastrophe, nous laissant avec des questions tout au long de notre lecture. Tout comme Christian Guay-Poliquin garde le silence sur ce qui fait courir son héros dans sa trilogie de fin d’une époque. 

Dans la dystopie de McCarthy, le personnage marche, vers nulle part, avance pour trouver peut-être un avenir. Il squatte des maisons, déniche des vivres, évite ses semblables qui sont hostiles et sanguinaires. Aller droit devant pour échapper à son sort, sur une route qui permet de passer du présent à l’espoir.

 

«En 2006 paraît le roman The Road qui connaît vite un succès énorme aux États-Unis et dans le monde. Je le lis dans la joie. Sa lecture me rend contre toute attente très heureuse. La version apocalyptique du monde de Cormac McCarthy, qui signe là une dystopie où tous les chemins réels et métaphoriques vers l’avenir ont disparu, ma ravit. Nous en avons, me dis-je, enfin terminé avec l’imaginaire américain de la route et du progrès. Enfin!» (p.9)

 

Comment se réjouir devant un monde dévasté, un univers où les humains sont retournés à la barbarie, tuant leurs semblables pour manger. Je veux bien croire que c’est une fiction, mais de là à jubiler… 

Le personnage de McCarthy avance sans savoir où il va, pour assurer un futur à son fils certainement, parce que lui est condamné. Il n’est pas tellement différent des figures de Steinbeck qui traversent le pays pour trouver un lieu où ils pourront améliorer leur sort. On comprend pourtant qu’avec le capitalisme et la quête effrénée des profits, ce rêve est une autre désillusion, une couche de misère par-dessus une autre. C’est encore ce qui pousse les migrants à tout abandonner pour franchir les frontières. L’ailleurs ne peut être pire que leur présent où ils affrontent la mort et la famine. 

 

PERTURBATION


 

J’ai eu du mal à suivre Catherine Mavrikakis, au début, qui décide de vivre la promesse jamais tenue de son père, de prendre le volant pour traverser cette Amérique mythique.

 

«Enfant, je me voyais chaque été quitter Montréal, foncer droit jusqu’au Pacifique, descendre de Portland à Los Angeles, revenir par l’Arizona, le Nouveau-Mexique, le Texas, remonter vers Montréal par Memphis et Nashville, et puis par l’Ohio… Je m’imaginais déjà au milieu d’un long road trip, comme on dit, où j’aurais vu une toute petite partie du continent auquel j’appartiens. Mon père me le promettait sans cesse, ce “grand périple de l’immigrant intégré”, disait-il.» (p.14) 

 

Et l’écrivaine part en voiture comme il se doit. Le voyage ne peut se faire que lentement pour s’imprégner des paysages qu’elle va traverser, évitant autant que faire se peut les autoroutes qui ne sont que mouvement et vitesse. Rouler une partie de la journée et s’arrêter dans un motel à peu près toujours semblable. 

Nous avons risqué l’aventure, ma compagne et moi, en Californie et dans l’Arizona il y a bien des années. Une sorte de navigation le long de la côte du Pacifique avec un retour vers San Francisco par le désert des Navajos et la traversée de la Vallée de la mort. Après, nous avons tenté une poussée vers le nord dans l’impressionnante forêt de séquoias. Rouler, croiser des gens qui ne demandent souvent qu’à raconter leur vie. Être un mouvement, devant l’inconnu et la découverte.

 

RÉCONCILIATION

 

Je me suis réconcilié avec le récit de madame Mavrikakis après son arrêt à Chicago, dans sa famille qu’elle ne cesse de visiter dans ses fictions. Je pense particulièrement à Baie City. Comme si l’écrivaine se dépouillait des images de son passé et de ses souvenirs avant de se risquer dans son rêve de jeunesse, dans cette promesse jamais tenue par son père. 

Plonger dans le maintenant du voyage, libérée du poids de son vécu pour être là, à l’écoute d’un serveur qui s’inquiète pour Donald Trump, après l’attentat où il a été touché à l’oreille. Un acte symbolique qui démontre peut-être que cet énergumène n’écoute et n’écoutera jamais personne. 

 

«Et déjà il s’affaire à remettre le restaurant et son monde en place… Tout doit être en ordre, non? Et nous sommes des gens du désordre. Lui aussi, il porte en lui du chaos. Heureusement qu’il sait arranger les tables et effacer tout ce qui peut perturber l’ordre…» (p.86)

 

Alors, madame Mavrikakis s’abandonne aux surprises de la route et du pays qui se transforme à chaque kilomètre. Des moments difficiles, autant maintenant que dans un passé récent, à Los Alamos, le lieu où Oppenheimer et son équipe ont créé la bombe atomique. Des expériences qui ont touché les gens du secteur dans leur corps et leur âme, sans que personne ne leur vienne en aide. Ils souffrent encore des séquelles de la radiation. L’écrivaine se retrouve dans un désert magnifique où l’armée effectue des tests et jongle avec la mort vers la fin de son périple. 

 

«Alamogordo, la ville au gros peuplier, continuera de me hanter. La beauté désertique qui l’enchâsse et son retrait de la civilisation en font un lieu propice à devenir le dépotoir pour des consoles vidéo, un endroit rêvé d’essais de missile et de bombe qui tuent les êtres humains du coin ou d’ailleurs, et le lieu d’une bataille pas gagnée pour la réparation des fautes gouvernementales et scientifiques du passé.» (p.120)

 

Catherine Mavrikakis réalise son désir d’enfance et confronte la dureté du réel. Il y a tout cet espace impossible à combler entre le fantasme et la brutalité des temps présents. Tout est si inquiétant de nos jours, instable et un peu apocalyptique. Comme si on avait détricoté l’utopie et le pays que l’on a souillé et pillé de toutes les façons imaginables. Peut-être que les États-Unis sont le récit du plus grand fiasco de l’humanité au cours des siècles; peut-être que l’avenir s’est retourné contre eux et qu’il ne reste plus que des ruines, celles décrites par Cormac McCarthy. 

Dans son périple, madame Mavrikakis se heurte à la résignation des gens qu’elle croise, ceux qui n’hésitent pas à étaler leur mal être, leur désenchantement et qui ne peuvent que répéter des gestes pour calmer leurs angoisses. L’impression de me retrouver dans certaines scènes de Samuel Beckett où la vie est une mécanique qui tourne à vide. Nous attendons, mais nous savons tous maintenant que Godot ne viendra jamais. Catherine Mavrikakis plus que tout autre.

 

MAVRIKAKIS CATHERINE : Sur les routes, Éditions Héliotrope, Montréal, 126 pages.

https://www.editionsheliotrope.com/livres/sur-les-routes/ 

jeudi 5 décembre 2024

MYLÈNE DURAND RETROUVE SON ANCÊTRE

MYLÈNE DURAND s’aventure dans le passé, dans La rencontre des eaux, un roman qui rappelle que nous sommes les héritiers d’hommes et de femmes qui ont laissé peu de traces dans l’histoire. Pourtant, ils sont là ces ancêtres dans nos corps et nos façons de voir et de penser. Pour la guider, l’écrivaine possède un livre précieux, une sorte de bible familiale où elle peut remonter les marches du temps jusqu’à ce lointain aventurier venu de France, alors que l’Amérique n’était encore qu’un rêve. Il s’y est établi, y a épousé une jeune Wendat (elle avait treize ans lors de leur mariage et lui vingt-six) qui vivait chez les Ursulines de Québec. Le couple a laissé une longue lignée en Amérique. Ce qui motivait ce Jean Durand à grimper à bord d’un navire pour affronter les mers et s’ancrer dans les terres de tous les futurs, elle l’ignore. Il importe, pour l’écrivaine, de retrouver son aïeule, cette femme du clan de l’Ours que l’histoire a oublié (comme toutes celles de son sexe) de s’en approcher dans une fiction pour lui redonner un corps et un visage.

 

Que dire de mon ancêtre, de celui qui a effectué un parcours semblable à Jean Durand pour s’installer sur les rives du Saint-Laurent? À peine si je peux dire le nom de mes grands-parents, n’ayant jamais eu la curiosité de remonter le fil du temps pour connaître qui étaient ceux et celles qui ont fait ce que je suis. Selon les recherches de l’un de mes frères, nous aurions une lointaine arrière-arrière-grand-mère micmaque qui aurait croisé un certain Paré dans la baie des Chaleurs. Est-ce légende ou fiction, je n’en sais rien. Mylène Durand peut se référer à son album, qui témoigne des turbulences de sa famille et des pérégrinations de ses ancêtres en Amérique.

 

«Le livre rouge débute avec le récit du tout premier Durand venu en Amérique, un jeune Français, prénommé Jean, parti du port de La Rochelle pour venir vers ce qui s’appelait le Nouveau Monde et épouser, quelques années plus tard, une jeune Wendat vivant chez les Ursulines. Ainsi est née une grande lignée, vers la fin des années 1600. Une lignée au bout de laquelle je me trouve.» (p.15)

 

La romancière montre sa fascination pour ceux et celles qui, dans un temps lointain, ont fait qu’elle est là, qu'elle respire et pense dans le maintenant incertain qui est le nôtre. Elle effectue une course à rebours jusqu’à cet audacieux qui vint à la rencontre d’une jeune Wendat qui est partie de la baie Georgienne pour s’installer à Québec avec sa mère. Yarahkwa, fille d’Annenonta de la tribu de l’Ours et baptisée Catherine par le père Chaumonot. 

L’effacement de l’histoire était amorcé.

Annenonta a perdu son mari lors d’une escarmouche avec leurs ennemis de toujours, ceux que les Français appelaient les Iroquois et qui sont connus par les Wendat comme des Haudenosaunees. Des rivaux qui forcent les survivants à fuir, à entreprendre un terrible périple pour rejoindre les Français près de Québec, pour y trouver la paix et une vie normale. 

Ils quittent l’île de Gahoendoe située dans la baie géorgienne en Ontario. C’est de nos jours, Christian IslandUne grande île à proximité des communautés de Penetanguishene et de Midland. Avec ses voisines Hope Island et Beckwith Island, elle constitue maintenant une réserve ojibwée. C’était le refuge des Wendat depuis 1649. 

 

VOYAGE

 

Malmenés par la guerre toujours présente et les mauvaises récoltes, les survivants entreprennent un voyage long et pénible. Les missionnaires jésuites leur ont promis la paix et la tranquillité à Québec. L’expédition aura lieu dans les pires conditions. Tous souffrent de la faim, sont affaiblis, blessés et à bout de forces.

Annenonta est vaillante et effectuera le périple de 1200 kilomètres en canot. Ils affrontent les caprices des rivières, la pluie et le vent, la maladie, les terribles épreuves des portages, les moustiques et surtout cette faim qui ne les quitte jamais. Ils mangent ce qu’ils trouvent sur les rives et doivent souvent se contenter de racines et de petits fruits. 

 

«Ils ont prévu que chaque journée se déroule ainsi : se lever à l’aube, avaler quelque chose si possible, puis avancer toute la journée, ne s’arrêter qu’au soir pour manger et dormir un peu avant de recommencer. Mais déjà, après quelques jours, ce n’est pas ce qui se passe. Il faut faire halte plus souvent que prévu pour les blessés, les malades, les enfants et les plus vieux.» (p.48)

 

Et nous voilà dans le canot d’Annenonta de l’aube à la nuit, sous un soleil écrasant ou encore une pluie qui détrempe tout. Il faut avancer, toujours, avec la crainte de tomber sur l’ennemi, les féroces Haudenosaunees, qui sont partout et attendent leur heure pour bondir et faire un carnage. Tout ça malgré les prières des missionnaires qui n’en mènent pas large. 

Le périple de la faim. 

Je n’ai pu m’empêcher de songer à la terrible histoire des Cherokees forcés de migrer dans les pays de l’Ouest, en Oklahoma, sur La piste des larmes. En 1838, les Cherokees parcourent 1750 kilomètres avant d’atteindre le Mississippi et les réserves qu’on leur a accordées, escortés par l’armée américaine. Ils mangent ce qu’ils trouvent en route, n’ayant ni provision ni chevaux pour voyager. Environ quatre mille d’entre eux au moins, huit mille au pire, sont morts de froid, de faim et d’épuisement pendant la déportation. Les Séminoles, les Creeks, les Choctaws et les Chicachas furent chassés de leurs terres de la Caroline du Nord pour les redistribuer aux colons blancs. 

Les Wendats navigueront, marcheront, jeûneront, tomberont malades, arriveront à destination malgré toutes les difficultés. Heureusement, un repos à Ville-Marie leur permettra de refaire leurs forces et leur accordera un répit.

Annenonta s’occupe de sa fille, vit son deuil. Son mari a été tué par les Haudenosaunees, garde le moral, cherche de la nourriture, encourage ses proches et se débattra avec les fièvres et la faim. Par chance ou par miracle, ils réussissent à capturer quelques poissons ou encore un lièvre… 

 

L’ÉCRIVAINE


Il ne faut pas oublier la romancière dans tout ça, celle qui regarde par-dessus son épaule et qui visite les lieux où les ancêtres d’Yarahkwa ont vécu. Elle tente de retrouver des villages où ils ont passé des jours heureux, les affres de la guerre qui faisait partie de leur quotidien. Elle imagine la navigation, les endroits où ils ont campé, les portages et les vallées qui étaient à eux. 

 

«Selon le site Internet du Gouvernement du Canada, il y a plus de 50 nations autochtones au Canada qui parlent plus de 50 langues. Comment se fait-il que nous ne les connaissions pas mieux? Que nous n’ayons pas appris d’eux qui connaissent le territoire? Comment se fait-il que nous n’en soyons pas plus fiers?» (p.143)

 

Il y a un récit invisible en Amérique, celui qui se manifeste à nous par le nom d’une rivière ou d’un lac, d’une montagne peut-être ou d’une ville. Les arrivants ont tout effacé, rebaptisant et biffant une aventure millénaire. L’histoire, c’est surtout des lieux, des plaines, des cours d’eau, des baies et des espaces connus et apprivoisés par un vocabulaire et une langue.

 

DÉPOSSESSION

 

Mylène Durand démontre magnifiquement cette dépossession en décrivant les missionnaires qui passent leur temps à tenter de convertir les Wendats, de véritables obsédés qui n’entendent que les échos de leurs prières en latin qui ne servent pas à grand-chose quand ils doivent affronter un rapide ou encore franchir une chute en portageant. Mylène Durand se recueille sur ces lieux sacrés, médite, évoque cette ancêtre, imagine son parcours. Elle sait qu'elle est là, maintenant, avec ses phrases et ses mots, grâce à elle.

 

«Je sais que c’est ainsi que sont construites les familles, par les unions, les séparations, les fils brisés et reconstitués. À l’image des arbres qui poussent, cherchent la lumière, accueillent les animaux et les insectes, et dont les branches parfois se brisent, dont les feuilles tombent au sol pour nourrir ce dernier et permettre, à nouveau, la vie.» (p.266)

 

L’écrivaine sait qu’elle plonge dans le temps, s’approche d’une langue qui s’est perdue dans les remous de la rivière des Français et les tourbillons du fleuve. Un retour dans un passé qu’elle secoue pour le garder présent dans son esprit, pour mettre ses pas dans ceux de cette femme courageuse et attachante. Elle arrive parfaitement, dans La rencontre des eaux, à lui donner un visage par l’écriture, la fiction et le recueillement.

 

DURAND MYLÈNE : La rencontre des eaux, Éditions de La Pleine Lune, Montréal, 279 pages.

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/707/la-rencontre-des-eaux 

jeudi 28 novembre 2024

LE MONDE N’EST JAMAIS COMME ON LE VOIT

UN TITRE fascinant pour ce recueil de nouvelles de Marie-Ève Nadeau, une douzaine de textes où douze femmes empoignent leur environnement et le secouent pour en montrer certaines aspérités. Dans Un écureuil dans le piano, l’auteure nous propose un tour du monde. Paris, le sud de la France, la Bretagne, l’Italie, le Japon, Haïti et le Québec, bien sûr. Chacun de ces portraits, d’à peu près une vingtaine de pages, nous entraîne dans l’univers de femmes qui mènent des combats à leur façon. Ils ont une place à occuper et à défendre, pour être ce qu’elles sont, ce qui n’est jamais facile, surtout quand on se distancie de la meute et que l’on tente d’obéir à cette petite voix qui a tant de mal à se faire entendre dans chacun de nous. Et, il y a les autres, les envahisseurs, la vie qui glisse entre les doigts ou encore qui vous broie dans un battement de paupière. Un ouvrage qui ne ressemble à rien, des moments qui vous laissent étourdis, ne sachant sur quel pied danser.

 

Marie-Ève Nadeau sert une sorte d’avertissement dès le début. Jacques et sa compagne, dans Coquillage silencieux, sont des nomades ou des coucous, ces oiseaux qui ont l’habitude, dit-on, de s’installer dans les nids de leurs congénères pour y pondre et élever leur progéniture. Le couple migre de maison en maison pour garder les lieux pendant l’absence des propriétaires. Ils se glissent dans des lits d’étrangers, y font leur place, utilisent les objets qui sont là, s’occupent de tout comme si de rien n’était. 

Je me suis demandé si c’était ce qui m’attendait avec les textes de madame Nadeau : me perdre dans la peau d’un personnage. Et pourquoi pas? La lecture permet de se faufiler dans des univers qui peuvent nous repousser ou encore nous subjuguer. Il y a toujours un risque, c’est certain, quand on tourne les pages d’un livre. Et la question qui s’impose : faut-il avoir son lieu, un espace avec ses objets pour être tout entier dans sa vie?

 

«Nous avons éteint les lumières et sommes montés à l’étage. J’ai rempli d’eau chaude la baignoire étroite et m’y suis trempée comme j’ai pu, les genoux repliés sur la poitrine. Nous nous sommes allongés sur le lit, moi du côté de Marie et Jacques, du côté de Jimmy. Les objets posés sur les tables de nuit ne pouvaient démentir ces places assignées. J’ai eu l’impression de me faufiler dans la peau de Marie. Jouer à être elle comme un enfant joue à l’adulte. Allais-je découvrir les dessous de son expression impénétrable? Les draps étaient propres, bien qu’élimés. Une odeur de lavande s’en dégageait.» (p.8)

 

Un écartèlement du temps, une manière d’échapper à la linéarité avec tout ce que cela comporte de possibilités. Voilà qui est troublant et inquiétant. Ne sommes-nous que des coquillages vides que l’on remplit en pillant la vie des autres?

 

TITRE

 

Et puis cette nouvelle qui coiffe le recueil : Un écureuil dans le piano. Oui, le petit animal se réfugie dans un grand piano, mais ce n’est pas ce qui importe. La bête, dans la maison, terrorisée, déclenche une étrange réaction chez Juanita, qui a pourchassé l’intrus avec une virulence étonnante. L’autre encore une fois qui intervient dans l’espace du personnage et bouscule tout.

 

«L’affolement du rongeur reprit de plus belle. Il s’élança dans la pièce, courut sur les meubles, s’accrocha aux cadres, dont certains tombèrent au sol. La vitre protégeant une des œuvres de Carmen éclata en mille morceaux. Enfin, il fonça vers le piano à queue et se réfugia sous le couvercle. Juanita s’élança vers l’instrument, s’assit à son banc et se mit à taper sur les touches avec fureur comme l’eût fait une musicienne possédée par un esprit démoniaque. Sans arrêter de jouer, elle souleva ses fesses du siège et inclina son corps vers l’avant pour observer l’animal gigoter sur les marteaux percutés. C’est alors que son regard croisa celui de l’écureuil; ses petits yeux bruns, sans malice, n’exprimaient rien d’autre que la peur. Une peur totale.» (p.24)

 

LIBERTÉ

 

L’écrin des candides met en scène deux êtres solaires, un frère et une sœur, des instinctifs qui transforment tout en beauté. Elle, en réalisant des dessins et des fresques dans les ruelles de son village, et lui en explorant le monde en saltimbanque, se servant de son corps comme d’un instrument de musique. C’est magique, pareil à un texte de Gabriel Garcia Marquez qui se moque des lois de la physique et de la logique. Réflexions sur l’art, l’originalité et la cupidité de certains qui osent tout pour faire des sous. 

 

«Lorsqu’elle atteignit enfin la rue, elle vit au loin ses enfants rire et danser. Une vague de fierté remonta de ses pieds jusqu’à sa gorge et remplit ses yeux de larmes. Milena et Anselmo étaient libres, ni tristes ni amers; ils étaient vivants, artificiers de leur émerveillement, créateurs d’osmoses magiques.» (p.62)

 

C’est ça l’important : inventer des espaces de bonheur et de joie, se moquer des intentions malveillantes. Un travail perpétuel, en particulier dans notre ère actuelle, où l’intime et le personnel se glissent sur la scène publique grâce aux médias sociaux. Que dire de La morsure du chaos qui nous fait voyager au Japon, où tout est parfait à première vue, où tout est harmonie et beauté? C’est peut-être un masque ou une façon de tourner le dos à la dureté du monde. Pourquoi l’irritation et ce malaise de la narratrice devant ces paysages conçus par des arpenteurs? Peu à peu, la surface se fendille et tout bouge autour de nous. 

 

«La domestication du sauvage la terrifiait bien plus que son contraire. La propreté irréprochable qu’elle observait depuis le début de son séjour commençait à l’agacer. Jamais un graffiti sur une façade pour revendiquer une idée ou exprimer une vision qui nargue la loi, jamais un trognon de pomme lancé négligemment dans le caniveau, jamais un résidu quelconque pour témoigner de la vie délinquante, jamais un sans-abri trimballant son barda ou allongé dans un parc. Où se cachaient ces voix blessées, révoltées, discordantes?» (p.113)

 

En fait, Marie-Ève Nadeau nous entraîne dans les failles du quotidien pour aller au-delà des apparences. Nous passons du monde visible à celui qui se dissimule derrière les paravents, celui qui se fissure et révèle les ratés et les manques. Toutes ces choses négligées, ces coquilles qui se retrouvent sur le sable et qui témoignent d’une vie, de drames qui ne demandent qu’à faire surface.

Il y a une cruauté, des obsessions, la méchanceté qui écrasent souvent l’innocence de ceux et celles qui ne peuvent se défendre. 

Naëlle, par exemple, perd son identité dans une famille d’HaïtiSon travail d’aide-ménagère devient un enfer pour celle qui y laisse sa peau. 

Marie-Ève Nadeau nous fait voir autrement nos contemporains, leurs rêves, leurs aveuglements, leurs incartades et aussi parfois leur réussite, quand ils parviennent à se réfugier dans la paix et le silence. Un univers en mouvement où la folie et la raison se toisent, un monde de certitudes où l’homme et la femme doivent, avant tout, demeurer fidèles à eux-mêmes pour ne pas être avalés. Tout est apparence dans Un écureuil dans le piano et les masques finissent toujours par se briser pour révéler des vérités qui donnent des frissons dans le dos. Et surtout, les objets que nous accumulons restent des témoins. Il suffit de les regarder et d’entendre ce qu’ils ont à nous souffler à l’oreille. 

J’aime l’écriture de cette écrivaine, sa façon de peindre un monde à grands traits, un univers avec ses ratés et ses duperies. D’une justesse admirable. Une quête de sens, d’équilibre qu’un rien peut faire basculer.

 

NADEAU MARIE-ÈVE : Un écureuil dans le piano, Éditions Mains libres, Montréal, 204 pages.

https://editionsmainslibres.com/livres/marie-eve-nadeau/un-ecureuil-dans-le-piano.html