CATHERINE MAVRIKAKIS a été fascinée par les romans qui mettent en scène la route, cette voie qui permet de partir, de fuir en quelque sorte et d’aller à la recherche de soi, comme l’ont fait Mark Twain, Jack Kerouac et beaucoup d’autres. La fameuse route 66, immortalisée par Kerouac, pour traverser l’Amérique d’est en ouest, ou encore l’inverse, puisqu’il faut revenir sur ses pas et rentrer à la maison. De l’Atlantique au Pacifique, une sorte de voyage initiatique qui transforme les individus en pèlerins. Il y a également la piste qu’empruntent des familles pour échapper à la misère et à la faim dans les fictions de John Steinbeck. Je pense aux Raisins de la colère, un roman marquant. Et aussi les chemins de campagne que l’on parcourt à une vitesse folle chez Faulkner pour étourdir la démence qui frappe les Sartoris.
Catherine Mavrikakis m’a un peu désarçonné au début de son récit Sur les routes, un étrange voyage de Chicago à Alamogordo. Elle évoque un ouvrage que tout le monde a lu : La route de Cormac McCarthy, une fable apocalyptique, où le pays n’est que ruines et dévastation. L’auteur ne précise jamais les causes de cette catastrophe, nous laissant avec des questions tout au long de notre lecture. Tout comme Christian Guay-Poliquin garde le silence sur ce qui fait courir son héros dans sa trilogie de fin d’une époque.
Dans la dystopie de McCarthy, le personnage marche, vers nulle part, avance pour trouver peut-être un avenir. Il squatte des maisons, déniche des vivres, évite ses semblables qui sont hostiles et sanguinaires. Aller droit devant pour échapper à son sort, sur une route qui permet de passer du présent à l’espoir.
« En 2006 paraît le roman The Road qui connaît vite un succès énorme aux États-Unis et dans le monde. Je le lis dans la joie. Sa lecture me rend contre toute attente très heureuse. La version apocalyptique du monde de Cormac McCarthy, qui signe là une dystopie où tous les chemins réels et métaphoriques vers l’avenir ont disparu, ma ravit. Nous en avons, me dis-je, enfin terminé avec l’imaginaire américain de la route et du progrès. Enfin ! » (p.9)
Comment se réjouir devant un monde dévasté, un univers où les humains sont retournés à la barbarie, tuant leurs semblables pour manger. Je veux bien croire que c’est une fiction, mais de là à jubiler…
Le personnage de McCarthy avance sans savoir où il va, pour assurer un futur à son fils certainement, parce que lui est condamné. Il n’est pas tellement différent des figures de Steinbeck qui traversent le pays pour trouver un lieu où ils pourront améliorer leur sort. On comprend pourtant qu’avec le capitalisme et la quête effrénée des profits, ce rêve est une autre désillusion, une couche de misère par-dessus une autre. C’est encore ce qui pousse les migrants à tout abandonner pour franchir les frontières. L’ailleurs ne peut être pire que leur présent où ils affrontent la mort et la famine.
PERTURBATION
J’ai eu du mal à suivre Catherine Mavrikakis, au début, qui décide de vivre la promesse jamais tenue de son père, de prendre le volant pour traverser cette Amérique mythique.
« Enfant, je me voyais chaque été quitter Montréal, foncer droit jusqu’au Pacifique, descendre de Portland à Los Angeles, revenir par l’Arizona, le Nouveau-Mexique, le Texas, remonter vers Montréal par Memphis et Nashville, et puis par l’Ohio… Je m’imaginais déjà au milieu d’un long road trip, comme on dit, où j’aurais vu une toute petite partie du continent auquel j’appartiens. Mon père me le promettait sans cesse, ce “grand périple de l’immigrant intégré”, disait-il. » (p.14)
Et l’écrivaine part en voiture comme il se doit. Le voyage ne peut se faire que lentement pour s’imprégner des paysages qu’elle va traverser, évitant autant que faire se peut les autoroutes qui ne sont que mouvement et vitesse. Rouler une partie de la journée et s’arrêter dans un motel à peu près toujours semblable.
Nous avons risqué l’aventure, ma compagne et moi, en Californie et dans l’Arizona il y a bien des années. Une sorte de navigation le long de la côte du Pacifique avec un retour vers San Francisco par le désert des Navajos et la traversée de la Vallée de la mort. Après, nous avons tenté une poussée vers le nord dans l’impressionnante forêt de séquoias. Rouler, croiser des gens qui ne demandent souvent qu’à raconter leur vie. Être un mouvement, devant l’inconnu et la découverte.
RÉCONCILIATION
Je me suis réconcilié avec le récit de madame Mavrikakis après son arrêt à Chicago, dans sa famille qu’elle ne cesse de visiter dans ses fictions. Je pense particulièrement à Baie City. Comme si l’écrivaine se dépouillait des images de son passé et de ses souvenirs avant de se risquer dans son rêve de jeunesse, dans cette promesse jamais tenue par son père.
Plonger dans le maintenant du voyage, libérée du poids de son vécu pour être là, à l’écoute d’un serveur qui s’inquiète pour Donald Trump, après l’attentat où il a été touché à l’oreille. Un acte symbolique qui démontre peut-être que cet énergumène n’écoute et n’écoutera jamais personne.
« Et déjà il s’affaire à remettre le restaurant et son monde en place… Tout doit être en ordre, non ? Et nous sommes des gens du désordre. Lui aussi, il porte en lui du chaos. Heureusement qu’il sait arranger les tables et effacer tout ce qui peut perturber l’ordre… » (p.86)
Alors, madame Mavrikakis s’abandonne aux surprises de la route et du pays qui se transforme à chaque kilomètre. Des moments difficiles, autant maintenant que dans un passé récent, à Los Alamos, le lieu où Oppenheimer et son équipe ont créé la bombe atomique. Des expériences qui ont touché les gens du secteur dans leur corps et leur âme, sans que personne ne leur vienne en aide. Ils souffrent encore des séquelles de la radiation. L’écrivaine se retrouve dans un désert magnifique où l’armée effectue des tests et jongle avec la mort vers la fin de son périple.
« Alamogordo, la ville au gros peuplier, continuera de me hanter. La beauté désertique qui l’enchâsse et son retrait de la civilisation en font un lieu propice à devenir le dépotoir pour des consoles vidéo, un endroit rêvé d’essais de missile et de bombe qui tuent les êtres humains du coin ou d’ailleurs, et le lieu d’une bataille pas gagnée pour la réparation des fautes gouvernementales et scientifiques du passé. » (p.120)
Catherine Mavrikakis réalise son désir d’enfance et confronte la dureté du réel. Il y a tout cet espace impossible à combler entre le fantasme et la brutalité des temps présents. Tout est si inquiétant de nos jours, instable et un peu apocalyptique. Comme si on avait détricoté l’utopie et le pays que l’on a souillé et pillé de toutes les façons imaginables. Peut-être que les États-Unis sont le récit du plus grand fiasco de l’humanité au cours des siècles ; peut-être que l’avenir s’est retourné contre eux et qu’il ne reste plus que des ruines, celles décrites par Cormac McCarthy.
Dans son périple, madame Mavrikakis se heurte à la résignation des gens qu’elle croise, ceux qui n’hésitent pas à étaler leur mal être, leur désenchantement et qui ne peuvent que répéter des gestes pour calmer leurs angoisses. L’impression de me retrouver dans certaines scènes de Samuel Beckett où la vie est une mécanique qui tourne à vide. Nous attendons, mais nous savons tous maintenant que Godot ne viendra jamais. Catherine Mavrikakis plus que tout autre.
MAVRIKAKIS CATHERINE : Sur les routes, Éditions Héliotrope, Montréal, 126 pages.
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