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mercredi 29 juin 2016

Jean-François Beauchemin aime flâner dans sa vie


LES ÉCRIVAINS FINISSENT tous par s’attarder à leur vécu avec le temps. Malheureusement, presque tous tardent à écrire leur autobiographie. Je pense à Gabrielle Roy et à Gabriel Garcia Marquez qui se sont arrêtés, dans cette entreprise fascinante, à leur première publication. Bonheur d’occasion pour Gabrielle Roy et Cent ans de solitude pour Gabriel Garcia Marquez. Ils ont traversé l’enfance et n’ont pas eu le temps de raconter comment leur vie a changé avec le succès. Peut-être que les écrivains rêvent d’être maîtres du temps en luttant constamment avec lui. Jean-François Beauchemin raconte son vécu, s’attarde à des réflexions et des pensées dans un autre de ses carnets. J’aime ces textes qui s’aventurent autant dans le passé que le présent. Une manière d’apprivoiser les mots en demeurant attentif à l’aventure de vivre.

Les écrivains aiment s’attarder aux détails et aux contours de leurs jours. Plusieurs finissent par arpenter leur jardin, s’attarder dans un coin isolé, jongler avec une pensée qu’il reprenne sans cesse pour la scruter sous tous les angles. Ces porteurs de mots tentent de comprendre ce que la vie a fait d’eux et ce qu’ils font d’elle. Tous les écrivains cherchent cet équilibre, même quand ils s’égarent dans la fiction et tentent de déjouer le réel.
Avec Objets trouvés dans la mémoire, Jean-François Beauchemin ne fera pas courir les foules même s’il a ses lecteurs. Cet écrivain est passé maître dans l’art de flâner, de s’attarder à un souvenir, une rencontre, une lecture ou une phrase qu’il retourne comme les pierres sur son chemin pour voir ce qu’elles cachent.
L’aventure débute par une citation un peu intrigante de Gustave Flaubert.

Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. (p.7)

Un livre libéré des intrigues et des personnages, avec des mots qui vont dans toutes les directions pour mieux vous cerner. De quoi attirer l’attention de Jean-Pierre Girard avec ses Chroniques de riens. Un livre qui ignore les intrigues et les personnages pour s’installer dans le présent, se coller simplement à la vie et aux bonds qu’elle peut inventer. Un carnet où l’écriture s’abandonne à l’écriture. Pourtant, ces petits riens finissent toujours par prendre une direction, s'attarder dans les coins les plus secrets. L’écriture vagabonde veut cela, comme si on se laissait emporter par les mots, des odeurs et des souvenirs qui ne cessent de nous bousculer et de vous hanter d’une certaine façon.

ARRÊT

Cette démarche fascine tous les écrivains qui, après avoir fréquenté la fiction, sentent le besoin d’oublier le personnage qui devient souvent tyrannique. On le sait, le roman impose sa direction, son vocabulaire, sa musique et des lieux, vous fait fréquenter des personnages plus et mieux que certains humains. C’est peut-être ce qui arrivait à mon père quand il se berçait au bout du poêle. Tous savaient qu’il ne fallait pas le déranger ou lui demander à quoi il pensait. Il allait dans un monde que j’aurais tant aimé connaître. J’imaginais qu’il s’aventurait dans les forêts qu’il redécouvrait chaque fois qu’il s’éloignait de la maison en souriant. Il ouvrait les yeux et regardait autour de lui, comme s’il prenait un certain temps à retrouver notre monde. J’étais certain de l’avoir deviné dans ses errances.
 Les écrivains sont des nomades qui tournent autour de certains lieux, des souvenirs, des moments de leur enfance, des rencontres ou des lectures qui les habitent. Ils ne savent jamais où ils vont quand ils s’éloignent comme ça les mains dans les poches, mais souvent leurs pas les mènent dans des endroits connus et visités de nombreuses fois.
Ces moments heureux où l’on a eu la certitude d’être à la bonne place et de respirer en toute liberté. Et ce calepin que l’on traîne avec soi comme un panier pour les champignons. Écrire en marchant, en flânant comme le faisait Nietzsche dans ses promenades en forêt et que raconte si bien Victor-Lévy Beaulieu dans sa dithyrambe beublique.

RENCONTRE

Jean-François Beauchemin a fait face à la mort et l’a raconté dans La fabrication de l’aube, un récit qui touche l’intelligence et l’émotion. Il pense souvent à cet instant où tout pouvait s’arrêter. Un soupir et c’était la grande aventure, la perte des mots et du monde. Comment oublier ce face à face ? Son écriture finit toujours par retrouver le chemin de cet instant qui a changé sa vie. Il a beau s’abandonner aux méandres de sa pensée, s’inventer des sentiers qui semblent n’aller nulle part, il y a toujours ce vécu où il a pris conscience d’avoir failli perdre un monde précieux et unique.

À mon avis, ce livre que j’écris, plein des objets trouvés dans ma mémoire, est encore une façon de détourner l’attention de mon interlocuteur. Je l’oblige en lui racontant mon passé à regarder par-dessus mon épaule plutôt que sur mon visage, sur mes mains et sur mon corps, où l’essentiel est écrit. Ma vie est ailleurs que dans ces braises que je ranime. Ma vie est ailleurs que dans ces braises que je ranime. Je la rencontre bien davantage dans ce battement venu des arrière-fonds de la poitrine et auquel je tâche d’ajuster mon pas, dans ce regard vert qui était aussi celui de maman. (p.69)

Quel plaisir de s'avancer dans une écriture qui vous bouscule et vous entraîne sur des chemins détournés où vous retrouvez vos propres souvenirs. Beauchemin pratique l’art de la confidence où il n’y a plus que la vie qui importe, que ce murmure rassurant. C’est pourquoi, peut-être, ce genre de récit me fascine tant. Voilà une façon unique de cerner l’humain, ses angoisses et ses espoirs, de se voir dans les yeux des autres. Après tout, écrire répond à ce besoin de toucher un lecteur, de retenir son attention, de se comprendre et de cerner une pensée souvent imprévisible.

Je pense que je n’ai de ma vie que cette même connaissance abstraite, ou poétique, si on veut. Ce cœur qui souffle dans la poitrine comme le bœuf dans une certaine étable, ce cerveau veillant de son mieux sur les quelques hectares mal tenus de son domaine, ce corps secourable et problématique, ces croyances abandonnées au bord du ciel, tout cela qui me forme jour après jour m’est au fond étranger. (p.87)

L’écrivain fait de sa vie une réflexion qu’il ne cesse de tisser jour après jour.

EXPÉRIENCE

J’ai lu Objets trouvés dans la mémoire dans le calme du soir, quand le jour se laisse aller, juste après que le soleil renverse toutes ses couleurs de l’autre côté du grand lac, au-dessus de la pointe Taillon en nous faisant des promesses pour le lendemain. J’ai compris encore une fois, avec Jean-François Beauchemin, que la vie est une aventure quand on prend le temps de retenir ses gestes pour être là, maintenant.
L’écrivain touche ce qui se dépose au fond de soi après les grandes rafales, les bousculades et les occupations souvent futiles qui avalent tout notre temps. Il suffit du chant d’une mésange, du regard d’un chat qui s’avance lentement ou de l’envol d’une corneille qui rentre pour la nuit.
Jean-François Beauchemin nous rend plus conscients du présent et de la beauté du jour. Ce carnet, il faut l’ouvrir souvent parce que c’est une main sur votre épaule qui vous empêche de vous lancer dans des frénésies qui laissent épuisé. L’auteur vous donne du temps pour être partout dans votre corps, pour sentir que la vie peut suivre les méandres d’une musique de Ravel ou de Debussy. Une lecture pour se réconcilier avec soi et les autres, surtout avec la course du temps qu’il faut toujours ralentir pour être le plus possible.

OBJETS TROUVÉS DANS LA MÉMOIRE de JEAN-FRANÇOIS BEAUCHEMIN est paru chez LEMÉAC ÉDITEUR 184 pages, 22,95 $. (Une version de cette chronique est parue dans Lettres québécoises, Été 2016, numéro 162) 

PROCHAINE CHRONIQUE : LA TRILOGIE 1984 d’ÉRIC PLAMONDON publié AU QUARTANIER.

jeudi 23 juin 2016

Donald Alarie ne cesse de s’interroger sur la vie

DONALD ALARIE MÈNE une carrière d’écrivain exemplaire. Il a publié tout près d'une trentaine d’ouvrages jusqu’à maintenant, en se tenant dans l’ombre. J’aime cette façon de faire qui ne recherche pas l’attention des médias, ce désir de dire la vie et les humains dans la plus belle des discrétions. Il a exploré plusieurs genres littéraires, dont la poésie, la nouvelle et le roman avec justesse. Une façon d’être qui, par certains aspects, me fait penser à Jacques Poulin ou Gilles Archambault qui continuent à publier quand la plupart de leurs contemporains se retirent dans leur jardin pour profiter, parait-il, de la vie. Il est vrai qu’un écrivain ne pense jamais à la retraite. Sa fascination pour les mots le pousse encore et encore vers de nouveaux projets, une certaine forme d'éternelle jeunesse. Malgré tout, Alarie a retenu l’attention parfois avec un prix littéraire. Heureusement. Un cheminement exigeant, une conviction que j’admire. Voilà un homme qui se tourne vers les mots pour mieux voir et respirer.

Le hasard des rencontres nous fait suivre le parcours d’un humain, de sa naissance à sa mort. L’enfance, l’adolescence, la vie d’adulte et ce vieillissement tant honni dans notre société qui se prosterne devant la jeunesse. Alarie touche à tout : le travail, l’amour, certaines rencontres parfois dérangeantes et des espoirs qui font que l’aventure niche dans le quotidien. Et l’écriture aussi, pour garder l’équilibre, tirer des leçons peut-être, comprendre que la vie est éphémère et ressemble au vol imprévisible d’un papillon.
Bien sûr, l’individu se pense unique, répète des bêtises, pense tout réinventer et devenir le centre du monde. Cela vient de l’enfance souvent et provoque de véritables tragédies.

Il mène le jeu. Ça, il le sait. Il joue de ses pouvoirs quand bon lui semble. On peut dire que c’est un roi. Un enfant qui ne connaît qu’un seul objectif : arriver à ses fins. Quelques larmes ou quelques sourires font le travail. Si nécessaire, il va jusqu’à feindre ou hurler. (p.19)

L’écrivain veille,  regarde. Les hommes et les femmes s’agitent, ne semblent jamais vouloir s’assagir. Le narrateur, je me plais à penser que c’est l’écrivain, en tire quelques leçons. Il a l’âge pour cela. L’écriture doit servir à comprendre, à reprendre son souffle pour garder la tête hors de l’eau. Donald Alarie y a consacré sa vie en étant attentif à l’autre, à ce qui fait les rêves, les illusions et les désillusions. La vie, semble-t-il, préfère les méandres à la ligne droite. La sagesse veut peut-être que l’on s’abandonne et fasse confiance à la musique du hasard.

ACCOMPAGNEMENT

J’ai eu souvent l’impression de marcher avec l’écrivain, de croiser des connaissances, d’échanger quelques mots et de continuer notre promenade. L’écriture nous ramène souvent à soi. La vie de l’écrivain n’est jamais loin et j’en parlais en 2008 à l’occasion de la parution de David et les autres. J’aime cette douce musique qui se dégage des écrits de Donald Alarie, cette façon d'aller sur la pointe des pieds pour aborder les sujets les plus dramatiques avec une délicatesse particulière. Il y a aussi des rencontres, des heurts, un geste qui peut tout changer.

Il s’approche pour voir quel document elle est en train de consulter. Il est maintenant tout près d’elle. Sans prévenir, il pose une main sur sa hanche, puis la prend dans ses bras. Il l’embrasse. Tendrement. Elle est tellement surprise qu’elle ne réagit pas. Elle le laisse faire. On ne l’a pas embrassée depuis tellement longtemps. Il s’éloigne brusquement. Il est rouge comme un collégien pris sur le fait. Il lui dit : « Excusez-moi. Je n’aurais pas dû… Ne m’en voulez pas. J’y pense depuis si longtemps… » Et il s’enfuit. Le lendemain matin, lorsqu’elle arrive au travail, on remarque qu’elle sourit toujours, mais elle semble différente. Il y a dans son regard un petit quelque chose de taquin. (p.38)

Véritable exploration que cette suite de brèves nouvelles, comme si l’auteur s’amusait à pratiquer l’esquisse, ne retenant qu’un mot, qu’une phrase ou une image pour évoquer le puzzle de la vie humaine. Il sait saisir un regard, le tremblement d’une main ou un soupir, les frémissements d’êtres, ces manières d’occuper l’espace qui ne cessent de le fasciner.
Je m'abandonne souvent à ce plaisir, surtout en voyage. Il suffit d’une terrasse, le soleil et un jour chaud. Je suis insatiable alors et passe des heures à surveiller les hommes et les femmes dans leurs agitations. Il me semble que Donald Alarie doit se livrer souvent à ce petit plaisir.

VIVRE

J’aime beaucoup qu’un écrivain transporte avec lui son âge et ses questionnements. Le vieillissement, la maladie, les autres qui succombent à un cancer ou à une défaillance du coeur. Ces amis qui allaient souvent devant vous et qui vous quittent brusquement ou après une terrible résistance. Je pense à Nicole Houde, Jacques Girard et Claude Le Bouthillier. Ils sont partis avec de grands morceaux de ma vie, des projets qui ne se réaliseront jamais. Ils avaient tant à faire et ne pensaient guère que tout pouvait s’arrêter. La sagesse voudrait qu’on se prépare pour que la mort arrive tout doucement, comme un rideau que l’on referme.
 
Elle pensa à son mari, décédé il y a plusieurs années, avant d’être devenu dépendant des autres. Malgré leurs nombreux désaccords, ils avaient été heureux ensemble. Était-ce le vent qu’elle entendait ? Sûrement. Un ciel sans lune. Elle renonça à essayer de distinguer quoi que ce soit par la fenêtre de sa chambre. On vint baisser le store et lui souhaiter bonne nuit. Avant de s’endormir, elle fit quelques prières et précisa à Dieu que s’Il voulait venir la chercher, elle était prête. (p.150-151)

Toujours l’impression que Donald Alarie nous parle à voix basse. Il y a une belle parenté entre lui et la manière de Gilles Archambault qui s’attarde depuis quelques livres au vieillissement, à l’âge avec tant de justesse. Les deux écrivains partagent un regard, une façon personnelle de s’occuper des vivants, de parler de ces grandes tragédies sans trop insister. Y a-t-il un sens à tout cela ? Une vérité qu’il faudrait comprendre ? L’écrivain doit souvent se contenter de ses questions sans jamais arriver à fournir des réponses. Tous se questionnent sur la vie, son importance et un sens qu’il faudrait lui donner. Peut-être qu'il faut la prendre sans en demander plus. Mais l’esprit aime les certitudes et les équations.
L’écrivain prend conscience du plaisir d’être vivant. Il le fait, je me répète, sans fioritures et avec une écriture belle par son efficacité et sa transparence. Souvent, il vous atteint au cœur et vous arrête. Que faire d’autre sinon retourner une phrase pour se calmer, se donner un peu de répit avant de passer à autre chose ?

On peut cesser de lire un livre, le fermer et l’ouvrir de nouveau, en reprendre la lecture. La vie, on ne peut pas l’arrêter. C’est le plus déroutant. Nous vieillissons malgré nous. Et nous ne retenons pas tout. C’est affolant. Au fond, se demande-t-il, que maîtrisons-nous ? (p.154)

L’art de l’écrivain est peut-être de tenir les propos les plus graves en ayant l’air de regarder ailleurs. J’aime le sourire d’Alarie et ses petites phrases comme une main sur mon épaule. J’ai eu l’impression de croiser un ami qui m’a entraîné dans un parc pour prendre des nouvelles des humains. Toujours en allant à petits pas, empruntant les sentiers ombragés pour ne pas subir les foudres du midi. C’est sa manière d’être et de nous dire qu’il existe. Si William Faulkner affirmait que la « vieillesse est la pire chose qui peut arriver à un jeune homme », il ne semble pas que ce soit une tragédie pour cet écrivain. On sent parfois une certaine angoisse, mais cela disparaît rapidement. Alarie réussit toujours à se faufiler entre deux instants, deux battements de cœur pour mieux être, pour ne pas trop chercher à comprendre. Il faut s'abandonner, comme cette vieille dame qui est prête à partir sur la pointe des pieds, dans son sommeil de préférence. Une belle manière de méditer sur le temps qui passe, la vie qui emporte tout dans un fracas terrible que personne d'autre que soi ne peut entendre.

LE HASARD DES RENCONTRES de DONALD ALARIE est paru à la PLEINE LUNE, 178 pages, 21,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : OBJETS TROUVÉS DANS LA MÉMOIRE de JEAN-FRANÇOIS BEAUCHEMIN publié chez LEMÉAC ÉDITEUR.

lundi 20 juin 2016

Reine-Aimée Côté nous invite dans son jardin secret

Il Y A UN JARDIN que l’on entretient méticuleusement à l’avant de la maison et qui donne sur la rue. Tout y est rangé, taillé, et étrangement, on ne s’y attarde guère. Nous préférons l’arrière-cour, le lieu fermé par des haies et des arbres, un espace avec patio et fleurs qui croissent un peu comme elles le veulent. Un coin à l’abri des regards, des agitations, pour se retrouver et s’entendre penser. Les tourterelles, qui ne connaissent pas les frontières, les mésanges, le grand pic dans sa toge noire, l’écureuil, une chatte avec ses petits viennent, parfois, vous surprendre. Il en est de même de sa vie publique, devant le regard des autres et de ses moments à l’abri des indiscrets. Reine-Aimée Côté nous convie dans son monde secret dans Eux, ces instants d’arrière-cour où elle savoure un café, se penche sur un livre, un projet d’écriture, caresse quelques mots, surveille les fleurs qui penchent, les chamailles des oiseaux et les frissons dans les feuilles.

Reine-Aimée Côté publie chez Lévesque éditeur, dans la collection Carnets d’écrivains dirigée par Robert Lalonde où il est possible d’explorer les sentiers peu fréquentés de l’écriture. Le texte est bref, souvent, comme des éclats, des sourires entre deux gestes. Cette écriture demande ça. Une belle façon de devenir témoin de sa vie, de ses lectures, de sa famille, de secouer les grandes questions qui font que pas une journée ne passe sans un livre, quelques mots sur une page ou encore un personnage qui s’éloigne à grandes enjambées et que vous avez du mal à suivre. Autant le laisser aller ce grand escogriffe, vous le savez, il revient toujours.
Pour se reposer de ces agitations, il y a le carnet qui s’apprivoise dans le silence, avec le frottement de la pointe d’un stylo sur le papier pour surprendre les bruits des mots. C’est du moins ma manière, quand j’oublie mes personnages et que je m’installe sous un grand pin, surtout maintenant que l’été met ses doigts partout. L’ordinateur, le clavier, c’est pour plus tard, plus loin, quand les fragments jetés là comme des graines aux oiseaux germent.

Les autres ne savent rien de notre intimité, des jonquilles de notre jardin et de l’effet des rencontres sur le moral. Peut-être que ce ne sont que des mots, et les mots des signes sur les pages. Parfois il vaut mieux de ne pas savoir ce que c’est cette mémoire dont on n’arrive plus à se distancier. Ce flou, ce tendre flou. (p.12)

Reine-Aimée Côté fréquente le doute, l’incertitude, les questions qui restent des questions, les recommencements qui ne cessent de la hanter comme les vagues qui se font et se défont tout près dans la Grande Décharge. Les tâtonnements, les arrêts entre deux respirations qui bousculent encore et encore. Voilà la condition de l’écrivain, du souffleur de mots comme je disais dans un autre carnet.

ATELIER

Pour partager ses hésitations et ses projets, il y a Le Camp littéraire Félix, l’atelier de Robert Lalonde en particulier consacré au carnet. Une belle façon de prendre congé de l’écriture tout en la scrutant sous tous les angles. Je l’ai vécu à deux reprises pour arriver à exorciser L’enfant qui ne voulait pas dormir. Des moments comme des gouttes de pluie sur une fleur de pivoine.
Reine-Aimée Côté s’est retrouvée pour quelques jours à Saint-Jean-Port-Joli avec d’autres qui cherchaient la route à emprunter, qui voulaient réfléchir à l’art de l’écriture, cette manie qui ne nous laisse jamais en paix. Robert Lalonde était là avec ses phrases qui ne rassurent jamais, ses doutes qui sont aussi forts que les vôtres, ses certitudes aussi fragiles qu’un matin en arrêt sur le fleuve.
Et il y a l’éclaircie entre les branches et on avance sur la pointe des pieds, avec ses mots au creux de la main, au milieu des parfums du lilas, attiré par le chant d’un chardonneret qui s’amuse à vous dérouter. Vous êtes à Saint-Jean-Port-Joli, face aux montagnes de Charlevoix de l’autre côté du fleuve et aussi dans votre jardin d’arrière-cour. Les phrases se moquent des frontières, du temps et des saisons.

Le vent s’engouffre sur mon coin de galerie surplombant le jardin. Comme Colette écrivant sur sa terrasse, j’écris le jardin, je le nomme comme je peux. Le soleil s’est tant pressé qu’il jette devant moi les mousses des pissenlits s’essoufflant à tout jamais au bord des pages de La vie littéraire, imbibant le café, effleurant Les chevaux écumants du passé. « Un sens commun émerge en silence. » (Christiane Singer) Et la clôture craque sous le poids de l’escabeau. (p.34)


Le carnet accompagne le bruissement des feuilles dans la cime des érables, les soirs paisibles avec les musiques de Debussy dont je ne me lasse jamais.

SUJETS

Reine-Aimé Côté s’attarde à ses lectures, aux bibelots rapportés de ses voyages, de ses oiseaux, parce qu’ils deviennent les vôtres quand ils se posent sur une branche de la plus grosse épinette, aux étudiants qu’elle a accompagnés dans leur fragilité, leurs hésitations, leurs révoltes face à une vie qui les effarouche, des amours qui n’osent pas se vivre. Elle les invite à la parole avec les livres qui la suivent partout. Elle devient la professeure aux romans. Ce peut être Vieux chagrin de Jacques Poulin ou un poème de Rimbaud. Et elle lit, fait vibrer le texte devant ces jeunes âmes qui ne demandent que ça. Parce que Reine-Aimée Côté est une bonne lectrice qui sait porter un texte, le pousser dans toutes ses dimensions. La voix, cette vibration de l’air les enveloppe et ils connaissent un vrai moment de vie, de ceux que l’on n’oublie pas.
Je ne peux que penser à ces après-midi à la petite école quand nous avions droit à une lecture. À tour de rôle, nous devenions la voix d’une foule de personnages qui parcouraient l’Amérique dans un livre que plus personne ne lit maintenant. Ce gros roman m’a fait rêver de voyages et d’aventures, m’a poussé tout doucement vers d’autres histoires et surtout, fait prendre un crayon de plomb bien aiguisé pour tenter d’inventer mes mondes. Qui connaît Une de perdue, deux de trouvées de Georges Boucher de Boucherville maintenant ? Ce livre a été mon éveil à la littérature.

ATTENTION

Reine-Aimée Côté a réalisé cette magie maintes fois dans sa vie d’enseignante. Elle est allée chercher l’attention de ces jeunes qui se débattent devant un monde qui n’a pas beaucoup de certitudes à leur livrer. Heureusement, il y a le texte d’un écrivain qui vous souffle dans le cou et devient l’ami que vous ne pouvez plus quitter, plus vivant peut-être que les êtres avec qui vous partagez votre quotidien.

Expliquer le parallèle entre la vie et l’art, comprendre ce que ça veut dire s’aliéner de soi. Dorian Gray s’égare dans l’art et la beauté, confond l’empreinte de l’art et la vie surnaturelle. Dans le livre, le visage sur le tableau conserve une âme. Il vieillit tandis que son maître demeure toujours aussi jeune. Illusion, comme toute perception est illusion. Il meurt. Tout s’inverse. La folle jeunesse posée sur la toile. On le retrouve vieux et décharné dans la chambre interdite aux regards. Seize ans, l’âge de mes élèves. L’âge où on ne sait pas où ira la vie. (p.75-76)

La voix de madame Côté m’a calmé, apaisé ou encore m’a laissé avec une question. Souvent, j’ai eu la certitude d’avoir une complice qui partageait mes silences, effleurait ces grandes désespérances qui vous poussent vers l’écriture d’un roman ou un poème, un fragment qui colle à un autre fragment.
Ces instants précieux, pleins des ronronnements d’un chat, ronds comme l’œil de la tourterelle qui sait toute la douleur du monde, comme la feuille du bouleau qui tourne au jaune dans l’escalade du midi. Des instants que l’on garde dans ces petites boîtes laquées où attendent les bijoux sonores.
Vous n’êtes plus dans l’action ou dans la gestuelle d’un personnage, mais avec une écrivaine, à la même petite table, dans un jardin ivre de verdure ou encore tout près d’une fenêtre dans les froidures aveuglantes de janvier.

Les heures volées, jetées sans y faire attention. Ravissement, agacement aussi devant l’arrière-cour. Livres, pêle-mêle. Déchirure, comme une longue ligne boueuse. Je bois l’étrange et la brièveté des choses. Comme si le cœur ne vivait pas au même rythme que le corps. Poussières d’étoiles. Le lever du soleil se résume en mots de plus en plus courts. (p.118)

Les mots viennent avec la gorgée de café, un sourire, une confidence, la dure tâche de se dire dans le plus intime, le plus personnel et le plus secret. Tout ce que l’on n’ose jamais confier aux autres fait surface dans le carnet d’un écrivain. C’est pourquoi ces petits livres sont si précieux. Un bonheur de lecture, de vie, de moments inoubliables que Reine-Aimée Côté partage avec une générosité rare. Un carnet d’accompagnement que vous ne voulez plus quitter.

EUX, CES INSTANTS D’ARRIÈRE-COUR de Reine-Aimée Côté est paru chez LÉVESQUE ÉDITEUR, 128 pages, 16,00 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : LE HASARD DES RENCONTRES de DONALD ALARIE publié à LA PLEINE LUNE.

mardi 14 juin 2016

Elsa Pépin permet de voir les autres différemment

ELSA PÉPIN ÉTONNE, dans Les sanguines, avec des femmes qui portent l’ombre et la lumière. Un texte fort, intelligent qui emprunte des sentiers peu fréquentés et ébranle le confort de son moi que l’on voit souvent comme une forteresse imprenable. Il est possible de se glisser dans l’autre en donnant du sang ou en consentant à une greffe. Artistiquement, cette fusion se fait par le rapt systématique d’un tableau ou d’un texte. Comment approcher l’autre tout en demeurant soi, exister et s’épanouir sans porter ombrage à ses proches ? L’auteure m’a fait voir autrement les attaches qui nous lient à la communauté. Tous ces gens qui vivent souvent dans l’indifférence les uns des autres, mais qui sont peut-être un seul et même organisme vivant.

La sanguine est un genre de craie faite à base d’oxyde de fer qui permet de dessiner et donne une belle couleur rouge. C’est un fruit aussi, mais dans le roman d’Elsa Pépin, je serais tenté d’y voir une autre signification. Ce peut être le sang de certains individus qu’il est possible d’échanger par voie de transfusion. Un phénomène bien connu maintenant. Il n’en a pas toujours été ainsi et il est fort intéressant de prendre conscience des recherches qui ont mené à la classification du sang. On le sait maintenant. Des individus peuvent échanger leur sang et d’autres, au contraire, ne peuvent pas. Les partages sont d’un autre ordre dans le monde artistique. Il est possible de dérober la manière d’un peintre, son regard et son talent en le copiant.
Sarah est celle que l’on ne remarque jamais dans une rencontre parce qu’elle préfère  demeurer en retrait. Elle a pourtant un regard et un talent exceptionnel. Elle copie les maîtres, les grandes œuvres, examine les tableaux dans leur texture, leur pigmentation, leur ADN, je dirais, pour saisir le langage du peintre et sa réalité. Elle étudie Judith et Holopherne du Caravage, un tableau saisissant où une jeune femme tranche la tête d’un homme (ennemi ou amant) par vengeance. La composition, le jeu de l’ombre et de la lumière, tout retient son attention.

Holopherne, bouche ouverte, le regard suppliant, renversé vers le ciel, cherche à voir Judith la meurtrière, veuve blanche étrangement calme devant le sang qui gicle. Derrière elle, une vieille servante observe, complice, la jeune femme accomplissant son devoir, et porte le sac destiné à récupérer l’offrande. Le fluide écarlate jaillit en trois jets sur l’oreiller et le drap. La tête s’apprête à tomber, la vie est suspendue à un fil invisible. L’agonisant semble rayonner aux côtés de la tueuse, éteinte et résignée. L’expression d’Holopherne est proche de la jouissance. Il toise la mort, il renaît, éclaboussant de vie les personnages du tableau. (p.9)

Un lien inquiétant unit le bourreau et la victime. La lumière porte la jeune femme et la servante. Curieusement, Holopherne n’offre aucune résistance devant celle qui tient sa vie entre ses mains.
Ce n’est pas pour rien que le roman d’Elsa Pépin s’ouvre sur une description minutieuse du tableau du Caravage, de cette scène où la vie et la mort se touchent dans une danse troublante. Il y a de nombreux retours dans Les sanguines, des miroirs qui se reflètent et nous poussent souvent vers l’autre. Des liens étranges qui, parfois, vous rapprochent ou vous éloignent.

Entre Judith et Holopherne se déploie le grand jeu des duels élémentaires. Éclairée par une lumière crue provenant d’un unique point surélevé, un soleil ou une lampe, la femme, immaculée, se détache du fond d’encre noire. La veuve venge son peuple, décapitant le général assyrien sous un violent éclairage latéral qui traverse la pièce. L’obscurité du monde terrestre rivalise avec la lumière divine jetée sur la vengeresse légitime. L’ambiguïté des bourreaux et des victimes du Caravage, leur lutte presque érotique pour vivre et tuer fascinent la copiste. (p.10)


SOEURS

Avril a toujours capté toute la lumière. Elle profite de son pouvoir jusqu’au jour où la maladie frappe. Leucémie grave et mort à court terme. Il faut une greffe de la moelle épinière pour penser survivre. Il faut surtout un donneur compatible.
Sarah peut sauver la vie de sa sœur même si toutes les apparences semblent dire le contraire. Elles sont la lumière et l’ombre dans le tableau du Caravage. L’astre solaire peut survivre grâce à celle qui se tient dans la nuit. Les sœurs peuvent partager leur vie comme le présent le plus précieux qui soit…
Sarah prend du temps avant de dire oui à la greffe. Le don de soi, ce souffle de vie ne se fait pas spontanément… Accepter « de passer » dans le corps d’un autre n’est pas une décision facile à prendre. On peut se sentir menacé en donnant une partie de soi à l’autre… Pensez un moment à une situation où l’un de vos reins, de vos poumons ou votre moelle épinière se retrouvent dans le corps d’un autre. La peur aussi, les craintes malgré tous les propos rassurants des médecins…
Le donneur est cet être anonyme qui offre une parcelle de son être par pure générosité, dans la plus belle abnégation. Sarah se soumet à des tests, accepte d’aller vers cette sœur fugitive, de casser son armure. Pendant ses démarches, elle rencontre Victor, un malade qui lutte contre le cancer et rédige l’histoire du sang, s’attarde aux théories qui ont obsédé des chercheurs et ont permis, après bien des errances, de classifier le sang. Ce travail nous entraîne dans les recherches qui ont permis de découvrir le fonctionnement du cœur et la circulation du sang dans l’organisme. Certaines idées peuvent sembler étranges maintenant. Donner le sang d’un animal par exemple à un individu qui souffre de problèmes psychologiques pour le guérir. Pourtant plusieurs y ont cru. Les saignées ont été populaires dans l’histoire de la médecine et Molière se moque des médecins, en fait des personnages caricaturaux qui utilisent à peu près toujours les mêmes procédés pour tenter de guérir les maux physiques et psychiques.
 
Les cellules se multiplient et se connectent toutes. Quand deux corps s’unissent, des milliers de cellules s’échangent, se mêlent, portent en puissance la vie. L’échange des sangs aussi rapproche. Tous les êtres sont liés les uns aux autres par la cellule. Chacun a le pouvoir de ressusciter ses proches, mais la plupart des gens préfèrent s’occuper de leur propre petit cas. Chacun pour soi jusque dans la mort. (p.43)

Le médecin d’origine autrichienne Karl Landsteiner, en 1900, découvre que les globules rouges du sang sont dotés d’antigènes particuliers. Il parle des antigènes A, B et AB. Cette classification a permis d’effectuer des transfusions sanguines en toute sécurité. Il a fallu bien des expériences et des recherches pour en arriver là. Mais qui se souvient de ceux et celles qui ont donné de leur sang à ce chercheur tout au long de son travail... Cette offrande unique se fait toujours dans l’anonymat et demande une abnégation. formidable Des hommes et des femmes donnent la vie à un receveur qu’ils ne connaissent pas, ne rencontreront jamais. Quel don fantastique !

RENCONTRE

Sarah peut sauver Avril. Elle est Judith qui tient le poignard et peut la vie et la mort. Elle est si étrangère à cette sœur qui n’a jamais semblé prendre conscience de son existence. Sarah n’a su jusqu’à maintenant que se tenir dans l’ombre, que copier les grands maîtres. Sa relation trouble avec Baptiste lui a fait perdre son identité. Il lui a volé son talent, son savoir-faire pour devenir célèbre.
Tout bascule. Avril comprend qu’elle n’est pas l’astre autour duquel tous les êtres tournent. Elle doit accepter sa fragilité, que sa vie dépend de sa sœur qu’elle a toujours ignorée.
Sarah sort de l’arrière-scène. Elle qui n’a jamais voulu d’enfants, se retrouve devant les filles de sa sœur qu’elle doit apprivoiser. Elle trouve sa vraie nature et s’affirme, devient une artiste capable d’affronter ses ombres et ses embellies. Avril comprend enfin que trop de lumière aveugle et qu’un sujet est présent grâce à l’obscurité qui le rend visible. La lumière a besoin de l’ombre comme le souffle a besoin de l’air.

QUESTION

Elsa Pépin réfléchit à l’individualité, aux contacts avec les autres, à nos dépendances et nos aspects obscurs et rayonnants. Qui est compatible avec nous ? Qui nous repousse ? Pourquoi certains êtres captent toute la lumière quand d’autres marchent dans l’ombre ?
Un roman touchant qui nous fait voir les humains autrement. Le secret de la vie, de la grande chaîne humaine, repose peut-être sur un souffle que l’on donne pour que la vie soit aujourd’hui et demain.
Le don de soi ouvre les horizons de l’humanité, de la création et de l’art aussi. Il y a de quoi voyager longtemps dans ce roman d’une profonde humanité, qui fait la part belle aux donneurs, à ceux et celles qui se font discrets dans l’acte le plus généreux qui soit. Des héros que nous ignorons la plupart du temps.

LES SANGUINES d’Elsa Pépin est paru chez Alto, 168 pages, 21,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : EUX, CES INSTANTS D’ARRIÈRE-COUR de REINE-AIMÉE CÔTÉ publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR.

lundi 6 juin 2016

Qui entend les hurlements qui viennent du Nord

Une version de cette chronique est parue
dans Lettres québécoises, Été 2016,
numéro 162.
LE NORD DU QUÉBEC est un territoire de plus en plus présent dans la littérature québécoise. Il a été longtemps un espace dont on ne parlait pas et dont on rêvait. Yves Thériault, avec Agaguk, a été un précurseur en situant l’intrigue de son roman dans ces territoires hostiles et sauvages. C’était en 1958. D’autres écrivains ont suivi. Je pense à Paul Bussières avec Qui donc va consoler Mingo, un roman intense, une histoire d’amour et de vengeance. Jean Désy vient rapidement dans la liste. Ce coureur du froid a écrit sur ce vaste territoire, le sillonnant en amoureux qu’il est de ces espaces où l’humain fait face à une autre dimension. Un monde pour les aventuriers qui veulent connaître l’envers d’un Québec mal connu et souvent réduit à sa partie sud. Juliana Léveillé-Trudel présente un Nord miné par l’alcool, les drogues et la présence des hommes du Sud qui débarquent avec armes et bagages, séduisent des jeunes femmes, souvent des adolescentes, pour les quitter à l’automne dans le désarroi, la colère et la douleur.

Le Nord fait encore rêver les politiciens, surtout depuis la construction des grands barrages de la Baie James pour la production d’électricité. Symbole aussi d’argent vite fait et de prospérité pour les travailleurs. Un pays qui fait saliver les gouvernements qui imaginent une ruée vers les trésors miniers, créant ainsi un nouveau Klondike où tout est possible. Il semble que nous ayons toujours besoin d’un territoire où il est possible de rêver d'un recommencement, de tout changer et d’en revenir couvert d’or et d’argent. Le Nord-du-Québec est l’un de ces derniers espaces où le rêve et le fantasme peuvent encore germer. Les Inuit en particulier, subissent l’envahisseur en silence. Il arrive en avion avec ses machines, ses projets et des substances qui leur fait perdre contact avec leur réalité. Quand on n’a plus aucune emprise sur son environnement et son réel, il reste à s’aventurer dans le rêve et les illusions.
La narratrice de Nirliit s’occupe des enfants pendant les jours sans nuit de l'été où ils sont abandonnés à eux-mêmes et errent partout. Les travailleurs sont revenus avec les outardes, provoquant des remous dans la communauté, une certaine fébrilité. Ces mâles fascinent les jeunes femmes comme la flamme attire les papillons. L’aventure, le différent, le rêve de bousculer un quotidien tellement monotone. Une chance de croire que l’avenir peut échapper aux balises qu’elles connaissent. Ils sont tellement différents des hommes du village et ils ont l’attrait de l’étranger, de celui qui vient de loin.
Richard Desjardins a fait une chanson magnifique sur ce sujet pour Elisapie Isaac sur une musique de Pierre Lapointe. Il chante le drame d’une femme du Nord qui aime un Blanc. Il est là le temps d’une saison et repart avec tous les espoirs dans son sac.

T'es attirant comme un beau piège
Tes lèvres brillent comme un appât.

Elsie sait que son amour est impossible et qu’une autre femme attend son homme dans le Sud, mais elle rêve, aime, souffre et baisse la tête. C’est tout le drame de Nirliit de Juliana Léveillé-Trudel.
Les Inuit surveillent ces hommes qui construisent des maisons ou des écoles, réalisent des projets qui souvent ont été imaginés par des gens du Sud qu’ils n’ont jamais rencontrés, qui savent ce qu’il leur faut et ce dont ils ont besoin. On les consulte si peu, si mal et est-ce qu’on les entend quand ils parlent. L’impression de ne pas avoir une langue commune même s’ils utilisent les mêmes mots.
Ils restent l’alcool, la drogue qui fait perdre la tête et qui peut mettre sa vie en danger et celle des autres. On paie jusqu’à 200 $ pour un dix onces de vodka. On boit, on hurle, on se bat, on baise avec n’importe qui, on mange n’importe quoi, on s’élance sur un tout-terrain pour fuir sa rage et se perdre dans la toundra qui avale tout. Le mari sait que sa femme le trompe avec l’étranger. Il baisse la tête, serre les poings, et sous l’effet de l’alcool peut éclater et commettre le pire. Elles sont si belles ces jeunes filles à peine rescapées de l’enfance et de l’innocence. Elles vivent un moment de grâce, le temps d’une saison en fermant les yeux pour ne pas penser à l’avenir.

Combien de temps avant que les nombreuses grossesses et les Coke enfilés à la chaîne ne vous fassent prendre une cinquantaine de livres ? Combien de temps avant que l’alcool, la cigarette et les nuits blanches ne rident prématurément vos visages, que les dizaines de sortes de bonbons disponibles à la Coop n’aient raison de la plupart de vos dents, combien de temps avant d’avoir vingt-cinq ans et d’en paraître quarante ? Des fois c’est très court, des fois vous atteignez le summum de votre beauté à treize ans et c’est terminé à quatorze, des fois vous êtres trop dures pour vous-mêmes ou alors c’est la vie qui ne vous fait pas de cadeau, des fois quatorze ans et déjà fanées les jolies roses du Nord. (p.29)

Drame

On imagine mal le drame de ces populations, les bouleversements survenus dans ces communautés de nomades depuis l’arrivée des Blancs et des missionnaires. En 1950, par exemple, les envahisseurs ont éliminé les chiens de traîneaux pour sédentariser des populations qui ont survécu en se déplaçant sur ce territoire immense selon les rythmes que la nature impose. Autant leur couper les jambes et les séquestrer. Ils sont perdus depuis, déboussolés, déchirés entre la tradition et une vie qu’ils ont du mal à comprendre. La sédentarité pour eux, c’est renoncer à leur nature profonde. Ceux et celles qui vont là-bas pour aider, comprendre, les accompagner ne peuvent que constater les dégâts. Nomades amputés, ils ne savent plus que fuir leur réalité qu’ils détestent, tuer dans un délire éthylique ou mettre fin à leurs jours.
Les jeunes femmes vivent « le grand amour » pendant quelques semaines, refusant de penser à l’automne, aux jours qui vont rétrécir. La même histoire se répète été après été. Les hommes remontent dans les avions et laissent un vide impossible à combler, une vie qu’il faut tenter de colmater. Ce n’est pas souvent possible parce que la rupture a été brutale et douloureuse. Les Inuit ressentent ces blessures d’amour au plus intime de leur âme. Il y a l’été où tout leur échappe et l’autre saison où il faut guérir ses blessures d’être.

Elle se demande comment on fait, comment on fait pour guérir son cœur, comment on fait pour s’empêcher de trembler et de continuer à espérer, encore. (p.171)

Un problème sociétal qui ne cesse d’empirer. C’est du moins ce que les récits qui se multiplient laissent entendre. Il faudrait peut-être empêcher les Blancs de venir semer la pagaille, laisser ce territoire aux autochtones pour qu’ils en fassent un pays qui correspond à leurs préoccupations et à leurs traditions. Comment résister à l’envahisseur ? Comment retrouver son être profond de nomade ?
Il faudra du temps, de la patience parce que les blessures sont profondes et que la convoitise des Blancs est là, émoustillée par la présence des minéraux précieux qui fait saliver les profiteurs, que d'autres projets risquent encore d’ignorer ces populations qui ne savent que se perdre dans les drogues et l’alcool. Le délire, c’est tout ce qu’ils peuvent partager.
Nirliit décrit un drame omniprésent dans les ouvrages de Jean Désy, mais qu’il n’aborde que rarement de front, préférant s’isoler dans une nature qui le transporte et l’enivre. Juliana Léveillé-Trudel est sans pitié en racontant l’histoire de ces jeunes femmes, à peine échappées de l’enfance, qui risquent tout devant le sourire d’un envahisseur même si elles savent que l’abandon, la solitude et souvent la violence les attendent après un si court été où elles rêvent d’abolir toutes les frontières.
Un récit terrible, le plus dur, le plus senti que j’ai lu sur ce pays si près et si loin. Un texte qui ne pardonne pas.
Une manière toute simple de raconter des drames qui m’ont laissé étourdi, comme foudroyé par la violence de ce pays si vaste et si beau. C’est tout le drame de l’Amérique qui se répète depuis que des Blancs se sont installés sur des territoires qui ne leur appartiennent pas. Les autochtones n’ont su que baisser la tête jusqu’à maintenant, mais il faut espérer que tout va changer. La mort lente de ces femmes en Abitibi ou sur la Côte-Nord, ces femmes enfermées dans un silence terrible, ne peut que nous faire frémir. Étrange, mais je racontais un peu ces contacts perturbants dans La mort d’Alexandre où des forestiers se permettent tout face aux Cris de l’Abitibi. C’était en 1982, mais personne ne semble entendre ce que les écrivains racontent. Louis Hamelin l’a fait dans Cowboy en décrivant le drame des Indiens et les terribles effets de ces contacts destructeurs. Je peux encore citer Lucie Lachapelle et Gérard Bouchard dans Uashat. Mais qui écoute le cri des écrivains au pays du Québec ? Espérons que le drame si terrible et si émouvant raconté par Juliana Léveillé-Trudel aura des échos. Surtout qu’il est question d’en faire un film. Peut-être que l’on entendra enfin les cris de désespoir qui proviennent du Nord pour tromper notre quiétude.

LÉVEILLÉ-TRUDEL JULIANA, NIRLIIT, Éditions LA PEUPLADE, 184 pages, 21,05 $

PROCHAINE CHRONIQUE : Les sanguines d’Elsa Pépin publié chez Alto.

mercredi 1 juin 2016

Marité Villeneuve revient sur son drame familial

Une version de cette chronique est parue
dans Lettres québécoises, Été 2016,
numéro 162.
MARITÉ VILLENEUVE a vécu un drame terrible, il y a plus de trente ans. Son frère dépressif met fin à ses jours après avoir tué son jeune garçon de deux ans. Un geste inexpliqué et inexplicable, une tragédie que l’on surprend dans une autre ville, que l’on voit dans les journaux, qu’on ne peut imaginer dans sa famille. Que s’est-il passé, qu’est-il arrivé ? Est-il possible de comprendre le geste de ce frère ? Y a-t-il un sens ou une explication à donner à cet événement qui a tout pulvérisé ? Comment regarder quelqu’un dans les yeux après un tel geste ?

Printemps 1977, à Jonquière. Les manchettes dans les journaux, les médias indiscrets comme toujours, moins que maintenant avec l’information en continu qui fait que des journalistes prennent d’assaut ceux qui gravitent dans les environs d’un drame ou d’une catastrophe. Le pire est arrivé. Le geste que personne ne peut imaginer.

Le 26 mars 1977, mon frère Rick, âgé de trente et un ans, s’enlevait la vie après avoir tué son fils de deux ans. Un acte désespéré dans un moment d’extrême détresse. (p.11)

Y a-t-il des mots pour dire l’impossible ? Que faire quand un cratère s’ouvre sous vos pieds et que vous êtes aspirés avec ceux et celles que vous connaissez depuis toujours ?
Marité Villeneuve ne pensait qu’à l’avenir. Et un tsunami frappe dans le pays de son enfance, dans sa famille, chez ceux qu’elle aime plus que tout et avec qui elle est devenue une femme.

FAIRE FACE

La famille ne sait plus, ne comprend pas. Tout s’effrite ! Tous se sentent coupables. Pourquoi ils n’ont rien vu ? Et il y a les regards, les silences et les éloignements des amis, des voisins, des collègues au travail. Ils se sentent visés, scrutés, marqués comme des êtres honteux parce qu’il y a eu ce geste, ce saut dans le vide, sans un mot d’explication. Que comprendre ? Est-il possible d’accepter ? Comment ne pas se sentir coupable d’être vivante et de n’avoir pas su voir le moment où il aurait été possible de faire en sorte que cela n’arrive pas ?

Perdre en même temps deux personnes, et dans des conditions aussi tragiques, cela relève de l’impossible, de l’impensable. La mort d’un proche, on la vit dans l’intimité, entouré des siens. Vécue sur la place publique, sous la violence des regards et des préjugés, avec l’œil intrusif des médias, de cette mort-là on ne guérit jamais. J’écris pour soigner mes morts. Et ce faisant, j’espère aussi soigner les vivants. (p.11-12)

Comment retrouver sa vie après, retourner au travail, se retrouver devant des collègues et entendre des remarques désobligeantes, imaginer des murmures, des commentaires et des allusions ? Il y a de quoi fuir, chercher à devenir un autre ou se retirer dans ses terres comme le fera le grand frère Paul.
Marité Villeneuve devait se marier dans l’été. A-t-elle le droit de penser au bonheur après un tel geste ? Est-ce encore possible ?

Plus rien n’est possible. Je ne veux plus me marier. Je suis en train de faire sauter ma vie en l’air. Je l’ai fait. J’ai chambardé ma vie pour quelques mois d’une passion qui ne durera pas. Et il n’y a pas de retour possible. Le fiancé éconduit, profondément blessé, on le comprend, ne me pardonnera pas. (p.31)

Et après, le long chemin avec un poids terrible sur les épaules, dans ses pensées, ses rencontres. Elle aura besoin de temps, de tellement de temps pour jongler avec les morceaux de ce puzzle. Sa vie d’écrivaine deviendra un pèlerinage où chaque mot, chaque phrase la rapprochent de ce 26 mars 1977. Sculpter sa vie, Les pleurantes, Je veux rentrer chez moi, tous ses livres convergent vers ce jour qui a pulvérisé la famille, ce début de printemps qui l’a jetée dans une autre vie. Les écrivains sont souvent en quête de guérison. Il y a une blessure, un drame et les livres sont là pour apprivoiser la douleur, l’accepter et respirer peut-être.
Marité Villeneuve travaillera comme psychologue pour entendre le mal des autres, pour oublier peut-être sa propre douleur sans cesse méditée. Il y a sa peine terrible, mais que faire devant la douleur d’un père qui n’arrivera jamais à comprendre, une mère qui réclame justice, son frère Paul, l’écrivain qui, après avoir publié Johnny Bungalow s’est tu. L’homme de tous les mots arpentait le silence parce que les phrases lui échappaient. Peut-être qu’il avait compris qu’elles ne peuvent rien changer à la vie et qu’elles ne sont que des cataplasmes. Je ne sais pas. Je me demande toujours ce qui peut faire en sorte qu’un écrivain se taise et tourne le dos à ce qui fait sa vie. Que faudrait-il pour que je fasse taire les mots dans ma tête, moi qui navigue sur les phrases depuis si longtemps ?

ACCOMPAGNER

La psychologue accompagnera sa mère en fin de vie, tentera de guérir de ce drame en sculptant, en créant pour se rapprocher de ce jour marqué au fer rouge. Dans J’écris sur vos cendres, elle s’aventure tout doucement sur la fragilité de son monde. Elle écoute ses proches et demande comment va leur vie après ce jour de mars. Il faut tenter de voir, pas disculper, mais rendre justice à ce frère désespéré qui n’arrivait plus à respirer dans les yeux des autres, voyait son avenir et celui de son jeune fils comme une douleur sans fin.
Elle parcourt les chemins de sa vie à l’aller comme au retour, l’avant comme l’après. Le courage de la mère, le silence du père avec la réclusion du grand frère l’écrivain qui avait si bien raconté le Québec dans Johnny Bungalow, une fresque qui nous portait de la colonisation en Abitibi jusqu’aux soubresauts de la crise d’Octobre à Montréal.
Marité Villeneuve le sait peut-être maintenant. Toute son œuvre tourne autour de cette journée, du geste désespéré de son frère qui l’a poussée dans une autre dimension. Elle n’aura jamais cessé de chercher à comprendre, de s’expliquer peut-être ce geste pour ne plus se sentir le poids du monde, elle la psychologue, celle qui devait voir et savoir toutes ces choses.

Parfois il faut se taire. Longtemps. Laissez le temps faire son œuvre. Et tenter d’oublier, simplement, oui, oublier, et s’accrocher très fort à la vie. C’est ce que Julien tentait d’expliquer à Elsa quand elle ressassait le passé. Il disait qu’il fallait tourner la page et vivre le présent. Elle, elle n’a jamais réussi. Mais les mères réussissent-elles à oublier la mort de leurs enfants ? Lui non plus d’ailleurs, n’a jamais pu, mais se taire, oui, cela il pouvait. (p.32)

Un livre de tendresse, de courage et d’amour où l’écrivaine tisse des liens, scrute les gestes de ses parents et de ses proches qui n’ont jamais pu comprendre ce drame et l’accepter. L’écrivaine parcourt lentement les sentiers de son passé pour sentir avec sa raison et son cœur ce Big Bang qui a tout emporté.
Je me suis souvent attardé sur ses phrases comme l’auteure a dû le faire en écrivant, biffant, recommençant pour arriver à dire juste. J’ai vite constaté que Marité Villeneuve me demandait aussi ce que j’aurais pu faire ou dire dans de telles circonstances. J’étais journaliste en 1977, au journal Le Quotidien du Saguenay-Lac-Saint-Jean. J’ai vu les manchettes certainement, mais je n’en garde aucun souvenir. Pourtant c’est un événement qui bouscule l’ordre des conférences de presse, crée une véritable onde de choc. Pourquoi ce trou de mémoire ? Devient-on insensible quand on fait métier de raconter les drames qui secouent la société ? Pourquoi je ne me souviens pas de ce 26 mars 1977 ? Je lisais tous les journaux alors. Je devrais me souvenir. Il y a tellement d’événements dont je me rappelle, mais rien de ce jour de mars.
Ça me questionne.  
Marité Villeneuve fait preuve d’un courage remarquable en osant secouer les cendres et écrire. L’écrivaine est admirable de résilience et d’empathie parce que la plupart du temps, on fait silence devant un tel geste. Personne n’aime y revenir pour toutes les raisons que l’on connaît et qui font tellement mal. Bien sûr, elle a trouvé les mots pour le dire, s’expliquer et tenter de comprendre un frère qui n’arrivait plus à supporter le fait d’être vivant.
Voilà le récit d’une femme courageuse qui veut comprendre et regarder la vie avec un sourire, arriver peut-être à vivre un dimanche tranquille à Pékin. J’écris sur vos cendres est un témoignage d’une sincérité et d’une délicatesse remarquable.

VILLENEUVE MARITÉ, J’écris sur vos cendres, Éditions Fides, 216 pages, 19,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : Nirliit de JULIANA LÉVEILLÉ-TRUDEL publié à La Peuplade.