Nicole Filion est l’auteure
d’une dizaine d’ouvrages et mes excursions de lecteur n’ont jamais traversé ses
territoires pour des raisons que j’ignore. Elle publie pourtant régulièrement
depuis une dizaine d’années aux Éditions Trois-Pistoles. Son dernier titre, «Œuvres
incomplètes», m’a intrigué.
Des chroniques, des récits et
des nouvelles. Des «bouts d’essais» aussi comme il est écrit en page
couverture, des arrêts sur ses lectures la plupart du temps. Je me suis laissé
entraîner par le rythme de cette écrivaine, son humour noir, sa façon de
raconter en suivant les chemins les plus longs. Un sourire, disons, qui vous
happe et vous entourloupe.
Lectures
L’écrivaine, ses lectures le
démontre, aime les écrits intimes, les heurts qui marquent le quotidien.
«Souvenirs» d’Anastassia Tsvétaéva est l’exemple le plus frappant de cette manière
de dire. Une phrase qui se dépouille pour s’attarder aux occupations de
l’auteure et, surtout, celle de sa sœur Marina. Une description des blessures
qui marquent des êtres qui s’aiment. Ce livre deviendra une référence pour
Nicole Filion.
«Je me demande parfois si quelqu’un d’autre a
emprunté ce livre, ce qu’il ou elle en a pensé, si la séparation s’est avérée
aussi difficile qu’elle l’a été pour moi. «La séparation d’avec Marina ! écrit
Anastassia. Même aujourd’hui, je n’y crois pas. C’est quelque chose que je ne
peux me mettre dans la tête, qui n’entre pas dans mon cœur, qui va le déchirer,
là, maintenant.»
En route pour la
bibliothèque, je songe aux beaux os de Marina enterrée dans le cimetière
Petropavlovsk d’Elabouga, à ceux si frêles, d’Anastassia morte le 5 septembre
1993 à près de 99 ans, des petits os secs, poreux, s’effritant au regard, à
peine de quoi remplir un porte-poussière. «J’ai quatre-vingt-huit ans et Marina
en aurait eu quatre-vingt-dix, l’automne prochain.» C’est ainsi que se termine
«Souvenirs». Qu’adviendra-t-il de moi?» (p.109.110)
Elle raconte son plaisir
d’étirer le temps le matin avec un café, ses espoirs, certains moments du voyage,
une résidence d’écrivain à Lyon, les promenades, son dépaysement et la
solitude. Des souvenirs refont surface. Des personnages de fiction s’imposent, comme
madame Henri, une comédienne qui s’essouffle et a du mal à suivre le rythme. Un
séjour dans les labyrinthes de la fonction publique nous plonge dans l’absurdité
totale.
Les emplois se succèdent et rien
ne la retient, ne la passionne. Heureusement, le désir d’écrire s’accroche. La
peinture aussi et la musique.
Confidences
Nicole Filion livre des
bribes de sa vie comme ça, des réflexions et certaines obsessions.
«J’aime les choses
harmonieuses, les maisons propres et bien rangées, les paysages avec un champ à
droite, un champ à gauche et une raie d’arbres au milieu, histoire d’éviter
toute chicane entre le blé et l’oseille. J’aime que les ciels affichent franchement
leurs couleurs. Un ciel avec plein de nuages qui roulent d’est en ouest ou
d’ouest en est, cela devient chaotique et je n’aime pas le chaos. Une chose
pour chaque place et chaque place pour sa chose, nous apprenait-on à l’école.
Une âme faine dans un corset. Les médicaments doivent être gardés hors de
portée des enfants dans des armoires fermées à clef.» (p.163)
C’est peut-être l’art de Madame
Filion. Tout voir et tenter de mettre chaque chose à sa place.
Cette écrivaine possède un
sens de l’observation singulier. Elle aime les images qui créent une atmosphère,
une ambiance. J’imagine ses grandes toiles «qui ne ressemblent pas à celles des
autres» ainsi. Toujours particulier, original et un peu dans la marge. Peu
d’écrivains empruntent ces détours dans une forme de carnet intime.
Et ce sourire encore, cet humour,
ce regard qui montre les travers de notre monde. Dieu sait qu’elles en ont des
travers nos sociétés à bout de souffle et en mal de croyances.
Un livre que l’on voudrait
lire lentement, paresseusement, le matin quand le soleil se dégourdit et qu’il
fait bon sur la galerie à l’ombre des arbres. Tout un été tiens! Une flânerie,
un bonheur qui se renouvèle à chaque page, à chaque jour qui décide de prendre
ses aises. Juré! Je vais plonger dans les autres ouvrages de Nicole Filion pour
le plaisir, pour cette intimité si rare et si fine.
«Œuvres incomplètes» de Nicole Filion est paru aux
Éditions Trois-Pistoles.