Rafaële Germain |
DOMINIQUE FORTIER ET RAFAËLE GERMAIN proposent un livre à
quatre mains inclassable et fascinant. Les amies ont décidé de s’arrêter, de trouver
le temps d’écrire quelques phrases pendant le jour, un paragraphe peut-être, pour
saisir un moment particulier et le sauvegarder. Comme on peut le faire en
prenant une photo, en glissant une feuille d’un arbre entre les pages d’un
dictionnaire qui ne sert plus qu’à ça maintenant avec Internet. Des fulgurances
où elles prennent conscience d’être dans leur corps et leur tête, dans un
souffle ou un battement des paupières. Tant de beauté peut nous toucher : un
mariage d’oiseaux dans un midi de septembre, un coucher de soleil ou encore la
montée des outardes dans une promesse d’éternité, un chat qui s’avance dans le jardin, les propos d’un enfant qui se faufile entre deux secondes pour mordre dans
la vie.
Dominique Fortier |
Le titre de ce magnifique livre (je mentionne l’édition et la facture) en dit long : Pour mémoire et en sous-titre, entre parenthèses : Petits miracles et cailloux blancs. Je ne trouve pas d’autres mots. Ce récit fait du bien, propose des bonheurs qui vous font frissonner dans un jour qui ne devrait jamais prendre fin ou quand la nostalgie s’installe, vous repousse dans l’enfance, dans un champ de trèfle avec des milliards d’insectes. Je pense à ces après-midi de décembre où la neige bleue s’étire autour de la maison et porte les arbres comme des offrandes. Je ferme les yeux et des moments reviennent, les pierres du granite rose de la rivière Ashuapmushuan de La Doré où nous avons passé des étés près des bassins et des cascades, avec les ouananiches qui nous surveillaient. Ces instants qui font croire que le paradis existe et que nous y respirons un mot à la main. Parce que l’éden, c’est bien connu, est une grande bibliothèque lumineuse où tous les livres des écrivains attendent avec un sourire.
Les pages de notre aventure se froissent lentement, effacent des bouts
de phrases ou, au contraire, se gravent dans notre esprit. Ces moments
d’éternité dans les yeux d’une mésange ou dans le creux d’un roman qui ne
cessent de m’émerveiller.
Fortier et Germain se laissent emporter par le quotidien, s’appliquent à
l’art de vivre et d’être. La vie dans sa banalité. Un caillou parfaitement rond trouvé sur
une plage ou encore un bout de bois sculpté par l’eau et les saisons qui
rappellent un animal étrange ou la triste figure de Don Quichotte. Une parole qui touche là où ça fait du bien. Je
viens de vivre l’un de ces moments de grâce en écoutant la dernière entrevue de
Monique Leyrac à la radio. Elle y parlait de ses chansons, des rencontres qui
ont bousculé sa vie. J’en avais les larmes aux yeux. Une femme magnifique,
surtout dans son grand âge.
SOUVENIRS
Faire durer le bonheur et lui donner du poids. Un peu comme on faisait
avec les photos avant l’arrivée du numérique et de l’anarchie des selfies.
Combien de temps j’ai passé devant un album qui marquait des moments vécus
par ma famille. Des clichés mal classés qui ont fini par glisser dans l’oubli. Des
hommes et des femmes, des parents certainement, des oncles et des tantes qui
sont devenus des étrangers. Les jours les ont effacés de mes souvenirs. Le
temps avale tout. Le travail de Dominique Fortier et Rafaële Germain protège ces
moments de ce terrible naufrage.
C’est ainsi que nous avons cueilli au fil de deux saisons, tantôt
dans la pénombre et tantôt dans la grisaille, une petite lumière qui
scintille : phare, étoile ou mouche à feu, l’œil d’un grand héron, la
nacre d’un coquillage, les paillettes sur la jupe d’une fillette de quatre
ans-bientôt-cinq pour qui le monde entier est encore brillant comme un sou
neuf. Cet ouvrage est un répertoire de miracles fragiles et minuscules que nous
avons choisi de garder comme on conserve les fleurs entre les pages d’un livre
pour pouvoir continuer à les admirer en hiver - une manière d’antidote au
cynisme, à l’absurde, au découragement qui nous assaillent du dedans comme du
dehors. Un tout petit acte de résistance. (p.7)
Pour laisser une trace, garder l’ombre d’un geste, un regard, un soupir
qui se répand comme une grosse pivoine dans l’extravagance d’une fin de juin. Ces
moments où le merle s’égosille dans un matin qui se transforme en boîte à
musique, où une famille de canards s’installe près de la maison, les vagues de
la mer qui poussent sur la côte les jours de beaux vents, un coquillage sur le
sable comme un bijou oublié, le sourire d’une petite fille qui cherche une
direction à la vie. Ces instants qui confirment que vous êtes là, dans un temps
à nul autre pareil.
Ce peut aussi être une lecture, la question d’un ami qui arrive sans
prévenir, une catastrophe. Il faut regarder aller Rafaële Germain, quand l’eau
s’en prend à son quartier, lorsque la rivière s’invite dans son sous-sol. La
famille monte dans une embarcation et circule dans les rues. Le désastre se
transforme en jeu et en aventure. C’est ce qui s’appelle voir les choses
autrement. Tout dans la vie a un bon côté.
Un rail de chemin de fer est constitué de trois parties : le
patin, qui repose sur les traverses ; le champignon, sur lequel viennent
s’installer les roues des trains ; enfin l’âme, le fil vertical qui relie les
deux. Selon cette acception, le mot âme
n’est pas un principe transcendant, ascendant et désincarné, mais plutôt une
sorte de pont, un trait d’union reliant deux choses de nature différente - bois
et métal ; terre et mouvement ; corps et rêve ; paysage et souvenir. (p.26)
Les deux amies s’échangent des réflexions, répondent parfois, pas
tellement souvent, préférant s’avancer tout doucement dans le midi, s’inventer
des chemins, rêver des sentiers d’écriture où il fait bon s’attarder.
Dominique Fortier fréquente la mer, ramasse des pierres étonnantes qui
finissent par encombrer la maison j’en suis certain, recouvrir le bord des
fenêtres ou encore le haut d’une armoire. Vivre près d’un lac ou d’une rivière,
nous transforme en collectionneur de cailloux ou de morceaux de bois travaillés
par l’eau et les saisons. Danielle, ma compagne, ne cesse de trouver des
sculptures lors de ses promenades. Animaux étranges, oiseaux, reptiles et
dernièrement, un Christ en croix d’une maigreur affolante.
CHEMINEMENT
Et voilà les amies qui vont dans leur monde, s’envoient des missives,
comme des petits cadeaux que l’on s’offre comme ça, sans demander de retour. Un
art de vivre peut-être. La joie que l’on surprend dans le regard d’une enfant
qui découvre le bonheur de bouger et de respirer. Dominique Fortier, toujours
un peu plus grave, et Rafaële Germain plus solaire dans les jours sombres, les nuits
où tout semble nous glisser entre les doigts. Des recueillements pour réfléchir
à l’amour, à la vie d’une mère, aux moments précieux avec les filles qui
deviennent des adultes si rapidement, l’écriture bien sûr, la mort aussi qui
finit par faire sa place parmi nos proches.
On ressemble plus aux arbres qu’on veut bien le croire. Il me
semble que, comme eux, nous continuons de porter celui ou celle que nous étions
à quatre, onze, trente ans. En nous sciant en deux, on verrait toutes ces
personnes imbriquées, de la plus petite à la plus grande, comme des poupées
russes. (p.91)
Un livre que j’ai lu en m’arrêtant à chaque phrase, pour soupeser chaque
mot et en mesurer tout le poids et la saveur. Ces riens qui font la beauté de
la vie et des jours, ces instants que nous éloignons trop souvent d’un
mouvement de la main ou d'un signe de la tête.
Un voyage au pays du quotidien, des rencontres, un sourire dans une éternité
qui se recroqueville dans le coucher du soleil, un débordement d’existence qui
nous fait prendre conscience que l’on est certainement immortel, les pieds dans
le sable, dans un été que l’on traverse à bicyclette, suivant une petite fille
qui pédale vaillamment vers l’avenir.
La joie est un luxe - nous sommes en train d’écrire un catalogue
de luxe. (p.79)
Pour mémoire est un livre précieux comme je
les aime. Ces fragments portent à la réflexion, à cette lenteur si chère à
Serge Bouchard, à voir le monde et la nature autrement, à retrouver l’enfant qui
se recroqueville en soi quand on a l’impression que tout nous échappe. J’aime les
échafaudages du quotidien, les matins arrêtés et silencieux, les fins de jour
comme des sourires dans un ciel où les mouettes tournent inlassablement, ces plages
de froidure qui vous font vous attarder au coin du feu, avec un chat qui
ronronne sur vos genoux pour vous rappeler que ne rien faire est déjà tout un
travail. Et après, vous vous faufilez dans une histoire ou un récit pour vous
échapper tout doucement. Depuis ma première lecture, je rouvre souvent le
coffre à souvenirs de Rafaële Germain et Dominique Fortier pour en savourer
chaque mot comme un chocolat fondant. Oui, ce livre rend plus vivant et fait du
bien à l’âme.
FORTIER DOMINIQUE, GERMAIN RAFAËLE ; POUR MÉMOIRE (Petits miracles et cailloux blancs), ÉDITIONS ALTO, 177 pages, 23,95
$.
https://editionsalto.com/catalogue/pour-memoire/