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vendredi 15 août 2025

LA PAROLE URGENTE DE NAOMI FONTAINE

J’AVAIS HÂTE de plonger dans le nouveau roman de Naomi Fontaine, cette Innue qui fait son chemin dans le petit monde de la littérature au Québec. Ses livres ont été adaptés au cinéma et au théâtre, ce qui est assez exceptionnel. «Eka Ashate ne flanche pas» nous entraîne dans le quotidien des Innus de la Côte-Nord, qui sont tiraillés entre la vie traditionnelle, les longs séjours dans les territoires de chasse, le Nitassinan, et la vie contemporaine, la société de consommation qui est la nôtre. Déchirés en plus entre leur langue et le français qui s’est imposé avec l’arrivée des Français depuis des siècles. L’écrivaine trouve un écho dans ce récit à ses craintes et à ses angoisses en écoutant ceux et celles qui se souviennent des temps d’avant, des oncles et ses tantes, des gens inspirants, comme sa mère, une femme exceptionnelle, qui lui a montré le chemin en prenant des décisions courageuses.  

 

Naomi Fontaine est née à Uashat et a suivi sa mère quand cette dernière a choisi de quitter la réserve pour s’installer à Québec, où elle pensait avoir une meilleure vie pour elle et ses enfants. Une femme seule qui s’est occupée des siens et qui a fait des études universitaires un peu plus tard. Les enfants ont abandonné l’innu pour le français dans la ville de Québec. Pourtant, sa mère parlait et continue toujours de parler innu à la maison pour leur rappeler leur origine et ce qu’ils sont vraiment, au fond d’eux-mêmes.

 

«Adolescente, je ne saisissais pas l’importance de parler ma langue. Elle me semblait désuète, fragile à l’extrême, en état d’extinction. Pour ne rien arranger, j’étais excellente en français. La meilleure de ma classe jusqu’à la fin de mon secondaire. Mais lorsqu’il s’agissait de bien accorder mes verbes en innu-aimun, de prononcer correctement, c’était de travers que j’y parvenais. Je me faisais reprendre sans arrêt. Je me sentais diminuée… … Ce que je ne savais pas, c’est qu’une langue est plus qu’une langue quand elle est maternelle. Elle offre une vision du monde, au-delà de ce que nos sens peuvent percevoir. En français, on appelle ça la poésie. En innu, c’est nikamun, notre chant.» (p. 129-130)

 

Un roman étonnant où l’on voit l’écrivaine se donner des yeux et des oreilles pour mieux comprendre les membres de sa famille et de son clan; de se rapprocher des aînés qui lui permettent de se réapproprier une histoire et un passé quasi disparus, de ressentir aussi les blessures qui ont marqué la génération de ses parents.

 

ÉCOUTER

 

Se dire en écoutant les gens de son entourage, des amis et des proches, ceux et celles qui ont vécu la terrible tragédie des pensionnats, de ces familles qui se sont brisées sous l’action des dirigeants qui ont littéralement kidnappé les enfants de la forêt pour les enfermer dans les prisons qu’étaient ces collèges. Là, ils devaient renier leur langue, leur culture et tout ce qui faisait leur imaginaire et leur regard sur le monde. Un drame qui a disloqué la communauté innue. Et dire que l’on assiste encore de nos jours à des actes similaires. Les Russes, profitant de l’envahissement de l’Ukraine, ont enlevé plus de 20000 enfants pour les «russifier» et leur faire oublier leur origine. 

 

«Il n’y a pas une journée où nous n’avons pas pleuré en pensant à eux. Ils nous manquaient. Terriblement. Leur absence a creusé un vide dans nos cœurs de mères, dans nos bras de pères, que rien, jamais, n’a pu combler. Ni le travail incessant. Ni les chèques du gouvernement. Ni les journées moins chargées qui nous ont amenés à l’oisiveté. L’oisiveté au désœuvrement. Ni les litres et les litres d’alcool qui nous engourdissaient l’ennui. Nous étions des parents sans enfant. S’il avait été possible que nos cœurs cessent de battre par chagrin, c’est à ce moment précis qu’ils auraient flanché.» (p.161)

 

Naomi Fontaine ressent profondément les propos de ces hommes et de ces femmes blessés dans leur esprit et leur âme, privés de leur pays et de leur art de vivre, de leur progéniture même. 

 

PROBLÈMES


Bien sûr, il y a les problèmes résurgents de l’alcool et des drogues dans la réserve et même quand on tente d’y échapper en s’exilant. On pourrait croire que l’écrivaine est immunisée en connaissant le succès, mais, dans les moments difficiles, des peines qui lui semblent des montagnes infranchissables, des réflexes refont surface. 

 

«Ma mère est revenue de Sherbrooke au mois de février. Quatre mois plus tôt qu’elle ne l’avait prévu. Un soir, je l’ai appelée parce que je n’allais pas bien. Je lui ai dit que je ne savais plus comment m’en sortir. Je ne voyais plus la lumière. L’alcool m’avait enfermée dans l’obscurité. Une fois encore. J’avais mal, donc je buvais pour oublier que j’avais mal. J’avais honte d’avoir bu. Et la douleur revenait. Constante. Plus intense. Je ne lui ai pas demandé de revenir à Ushuat. Je n’ai pas eu besoin de le faire. Elle m’a dit :

Veux-tu que je vienne, ma fille?

Et le simple fait de l’entendre m’appeler ma fille m’a mis les larmes aux yeux. 

J’ai dit :

Oui maman, j’ai besoin de toi.

Elle est arrivée une semaine après.» (p. 155)

 

Tous sont touchés dans leur corps et leur âme en vivant la dépossession. Comment se sentent les Palestiniens actuellement, condamnés à errer dans des ruines?

 

INTERDITS

 

Le Nishimut est interdit, leurs terres ancestrales usurpées par les envahisseurs. Autrement dit, on leur a arraché la raison de leur existence. Et surtout leur façon d’être, des traditions et des rituels répétés depuis des générations qui perdent de leur importance. La chasse, la pêche, la vie en forêt qui devient impossible. Et les plaies du pensionnat encore là, obsédantes et douloureuses. Des hommes et des femmes sans recours bien souvent, mais aussi des figures admirables, comme la mère de l’écrivaine qui ne se laisse jamais abattre et qui a réussi à se faire une petite place dans le monde de maintenant. 

 

«Tout au long de ma vie, j’ai reçu ce qui, selon moi, est essentiel pour créer : de l’espace dans la tête, dans le cœur, dans mes journées. Un espace sûr, plein d’amour, de rires. La sécurité que ma mère m’a offerte m’a permis d’aller au-delà des limites que je croyais possibles. Et dans cet au-delà, dans la création, moi aussi, j’ai trouvé ma voie.» (p.175)

 

Un roman précieux, un récit senti, vrai, humain, émouvant, puisé à même une réalité que les Innus ont vécu et vivent depuis des siècles, avec toutes les Premières Nations de l’Amérique. Je ne peux m’empêcher de songer à ce terrible témoignage, à l’essai «Le génocide des Amériques» de Noema Viezzer et Marcel Grondin qui raconte une histoire d’horreur qui a commencé avec l’arrivée de Christophe Colomb sur une île des Bahamas. 

 

PERSONNE

 

Noami Fontaine se heurte au sentiment de n’être personne, de ne pas avoir de droits, de parler une langue désuète et d’être rejetée par le monde des francophones, où tout est décidé et pensé. Il y a des moments de son histoire qui la hantent.

 

«Ils apprenaient à lire et à écrire avec des crayons et des feuilles de papier blanc. Ils suivaient l’horaire chargé des classes, des repas, des couchers. Ils allaient à la messe tous les jours. Ils récitaient des prières apprises par cœur. Ils ne faisaient rien de ce qu’ils avaient toujours fait dans la forêt. Rien de ce que leur avaient appris leurs parents. Rien de ce qu’ils les avaient vus faire tous les hivers, tous les étés. Mais ils étaient encore méprisés. Ils ont compris que ce qui était méprisable ne devait pas être quelque chose qu’ils faisaient. Ce devait être quelque chose qu’ils étaient. Ils devaient être fondamentalement mauvais. Ils ont commencé à se mépriser les uns les autres. À se mépriser eux-mêmes. À mépriser leurs parents qui les avaient conçus ainsi. Ils ont maudit Dieu qui les avait créés.» (p.33)

 

Tout passe par les mots qui disent la peur, le mépris et le courage qui esquisse une voie vers l’avenir et un futur apaisé. 

La tragédie des peuples autochtones, c’est aussi notre drame, celui des aveuglements et des certitudes qui permettent de nier l’autre parce qu’il est différent. Toutes les horreurs qui marquent l’histoire de l’humanité quand on oublie le partage et le respect se retrouvent dans ce récit troublant. 

L’heure est venue de se dessiller les yeux pour constater l’avidité, la cupidité, la bêtise et la conviction de posséder la vérité des conquérants qui ont tout gâché. L’aventure du Nouveau Monde aurait pu être un tournant et peut-être une manière d’inventer une vie plus harmonieuse avec l’environnement. Je crois qu’il est temps plus que jamais de se taire et d’écouter Noami Fontaine et toutes les voix autochtones qui nous interpellent, de tendre la main à ces opprimés pour apprendre qui ils étaient et surtout ce que nos ancêtres ont fait. Essayer de réparer pour que tous se sentent acceptés et chez eux sur notre bout d’Amérique. Un roman nécessaire qui touche l’âme et l’esprit. 

 

FONTAINE, NAOMI, «Eka ashate ne flanche pas», Éditions Mémoire d’encrier, Montréal, 2025, 192 p., 24,85 $.

https://memoiredencrier.com/catalogue/eka-ashate-ne-flanche-pas/

jeudi 7 août 2025

LAUREN GROFF NOUS COUPE LE SOUFFLE

LAUREN GROFF surprend une fois de plus avec «Les terres indomptées», un roman qui nous entraîne dans les années 1600, les premiers temps de la présence des Européens en Amérique. Les envahisseurs sont encore peu nombreux et se réfugient dans des lieux fortifiés pour se protéger des autochtones. Les premiers contacts ont été catastrophiques et les escarmouches se multiplient. La famine règne. Rien n’entre ou ne sort de ces places qui se transforment peu à peu en tombeau. Une servante, après des événements horribles, prend la fuite pour aller vers le nord où se trouvent les Français. Elle doit échapper aux poursuivants qui ne manqueront pas de la pister pour la tuer ou la ramener au fort où l'attend une fin atroce. 

 

Tout le roman, du moins pour une partie de l’histoire, raconte la course folle de la jeune femme dans la forêt, sa lutte contre le froid, la neige et le vent. Heureusement, elle a de bonnes chaussures qu’elle a volées à un garçon mort de la petite vérole. (La maladie fait rage dans la colonie avec la famine) Et une cape et des gants «empruntés» à sa maîtresse. Elle doit trouver de la nourriture et des refuges pour refaire ses forces, allumer des feux pour ne pas geler. C’est sa survie qui est en jeu et, surtout, elle fuit une existence d’esclavage et de soumissions. Certainement, une tentative d’échapper à un monde qui étouffe toute velléité de liberté et d’indépendance.

 

«Car je cours vers la vie, je cours vers les vivants, répondit la jeune fille à cette voix nouvelle. Loin d’une mort sûre et terrible, loin du démon qui parcourt invisible la colonie. Vers ce qu’un jour j’entraperçus derrière l’épaule du gouverneur, sur une carte, un parchemin, une large baie se dessinant à l’est, et une échelle de rivières semblable aux rayons du soleil, grimpant encore et toujours vers le nord et au-delà. Le gouverneur planta son gros doigt sur le plan, disant à l’homme à son côté qu’au sommet des contrées esquissées tout là-haut, dans le nord, étaient les colonies françaises, le canada, et au sud, ici, les colonies d’espagne, la florida.» (p.13)

 

LE PASSÉ

 

Des flashes surgissent de son ancienne vie. Son enfance dans un orphelinat, une riche dame qui la prend comme domestique et ce voyage sur l’océan vers les colonies. Une traversée marquée par la maladie et une terrible tempête. Son quotidien auprès de cette dame et son affection pour une fillette dont elle s’occupe. Surtout, ce pasteur qui charme tout le monde et qu’elle déteste. En plus, elle doit se défendre des hommes qui n’attendent que l’occasion de la violer et de la tuer peut-être. Elle se méfie tout autant du fils de sa maîtresse, qui peut l’agresser à la moindre occasion. Sans compter les horreurs qui marquent la vie des arrivants dans ce nouveau monde.

 

«D’abord, réfléchit-elle, marchant si vite qu’elle eût aussi bien pu courir, il y avait l’histoire du soldat dont la tête avait été séparée du corps, dont on avait farci la bouche de pain comme pour se moquer de la famine rampante qui sévissait chez les colons. Puis les nombreux récits des hommes revenus au fort après un raid ou une expédition à des fins de négoce, appuyant sur leur crâne pour arrêter le sang car leurs chairs et cheveux en avaient été arrachés.» (p.42)

 

Elle évite les villages, veut parvenir dans ce pays du nord où elle pourra enfin respirer. Elle pense surtout à cette longue traversée où elle a vécu des instants de tendresse avec un Hollandais, ce qui aurait pu être l’amour. Le seul moment où elle s’est sentie libre et aimée. 

Nous finissons par comprendre ce qui a forcé la jeune femme à fuir. Un acte de barbarie inouïe et le pasteur qui a failli la tuer. La famine a réduit les colons à se manger les uns les autres. 

 

REFUGE

 

Elle trouvera un lieu paisible après des semaines de marche près d’une tribu autochtone qui la tolère, se construit une cabane et se débrouille dans ce pays qui permet aussi des moments de douceur et de bonheur. La petite vérole finira par la rattraper comme si elle ne pouvait échapper à son passé.

Lauren Groff, dans «Les terres indomptées», peint une nature terrifiante et impitoyable, suit cette femme qui tente de fuir sa vie de misère, même si l’avenir dans ce Nouveau Monde s’annonce catastrophique avec l’appétit insatiable de pouvoir et de richesse qui anime les Anglais. 

 

«Non, dit-elle, car la malédiction des anglais s’abattra aussi sur ces lieux reculés. Elle s’étendra sur cette terre, elle infectera ces contrées, dévorera les peuples qui étaient présents les premiers; elle les massacrera, elle les rabaissera. La faim qui est au cœur du dieu de mon peuple ne peut rassasier qu’en dominant les autres. Ils étendront cette domination jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien, ensuite ils s’entre-dévoreront. Je ne suis point des leurs. Ne le serai jamais.» (p.219)

 

La jeune femme ne cherche qu’une petite place dans ce monde, un lieu où se reposer, manger et peut-être trouver un compagnon et un bonheur paisible. 

 

«Elle s’allongea car son corps ne répondait plus, tant il consacrait ses efforts à digérer les deux poissons. Alors les nuées de fièvre qui s’étaient abattues sur son cerveau se dissipèrent un peu, et elle vit désormais ce que toutes ses souffrances l’empêchaient de voir jusque-là, que c’était une journée ensoleillée, au ciel d’azur, et qu’au bout des branches éclosaient les toutes premières fleurs rouges et blanches. Oh, elle avait laissé toute la beauté du monde se faire engloutir par sa faim, par sa fièvre, pensa-t-elle. Et maintenant elle était heureuse, car elle avait franchi la limite de l’hiver, et partout explosait le bon printemps fertile.» (p.148)

 

Une histoire fascinante où la forêt est moins inquiétante que les humains qui se dévorent entre eux et qui cherchent à exploiter les autres. Une méditation aussi sur ce qu’aurait pu être l’Amérique sans cet appétit de domination et cette soif de richesse. Une quête de liberté et d’autonomie qui coupe le souffle. 

Un roman terrible, impitoyable, magnifique et troublant, le combat d’une femme courageuse qui ne se laisse jamais abattre. Un texte d’une beauté époustouflante où les arbres et les rivières envoûtent et touchent l’âme et le corps.

 

GROFF LAUREN : «Les terres indomptées», Éditions Alto, Québec, 2025, 238 pages, 27,95 $.

https://editionsalto.com/livres/les-terres-indomptees/

mardi 29 juillet 2025

QUI SONT VRAIMENT NOS DEUX PARENTS ?

Chantal Garand

DANS «L’IMPROBABLE CONVERSATION», Chantal et Dominique Garand veulent en savoir plus sur leur mère Marguerite, décédée à 43 ans après avoir accouché de son neuvième enfant. Les premiers ont connu leur mère, ce qui n’est pas le cas de Chantal, qui avait quatre ans, et Dominique, sept mois lors de la mort de Marguerite. Madeleine, l’aînée, avait seulement dix-sept ans. Quelles traces laissent une mère et un père à leur progéniture? Quels moments nous marquent à jamais? Et dans une famille comme la mienne (nous étions dix), les impressions de mes frères les plus âgés ne sont pas les miennes. Je suis le neuvième de cette fratrie. Mes frères et ma sœur ont connu Aline et Jacques en pleine forme, tout le contraire de moi. Je n’ai guère de souvenirs de mon père avant sa maladie de Parkinson. Le forestier, le travailleur infatigable, j’ai dû l’imaginer par les anecdotes que mes frères relataient.

 

Démarche fort intéressante que celle des Garand, un clan qui a toujours du plaisir à se voir et à se retrouver. Qu’était leur mère, Marguerite, cette femme originaire du Lac-Saint-Jean, d’une famille connue et marquante de la région? Oui, celle d’Onésime Tremblay, de Mgr Victor, le fondateur de la Société historique du Saguenay, celui qui a raconté la lutte des siens pour faire respecter les droits des cultivateurs du lac touchés par la construction des barrages et la montée des eaux. Qui n’a pas lu «La tragédie du Lac-Saint-Jean» de Mgr Victor Tremblay ou vu le film de Jean-Thomas Bédard «Le combat d’Onésime Tremblay»? De Laurent Tremblay, auteur de nombreuses œuvres dramatiques jouées un peu partout dans les années 1940.

Dominique Garand

Sous l’impulsion des benjamins (ils n’ont pas connu leur mère), tous vont tenter de cerner Marguerite, aller au-delà de la femme parfaite morte en «odeur de sainteté» et sacrifiée à ses enfants. Une image que Roland, le père, très croyant, a peaufinée au cours des années. Un homme qui avait fait son cours classique et qui pouvait causer avec Mgr Victor en latin. Il avait pensé se faire prêtre pendant un certain temps avant de devenir entrepreneur. 

Les derniers de la famille Garand souhaitent éclaircir le «mystère» de leur mère. Et surtout comprendre pourquoi le décès de Marguerite ne semble avoir laissé aucune trace dans l’esprit de ses enfants, comme si tout s’était effacé dans un flou étrange. 

 

«Au fond, que savons-nous de notre mère? Tout a été magnifié : l’enfance à Couchepagane au milieu d’une famille exceptionnelle, l’amour sublime pour Roland, la mort très jeune en odeur de sainteté. Les albums de photos ont contribué à nourrir l’imaginaire entourant cette éternelle jeune femme au sourire doux et lumineux.» (p.31)

 

Tous les lecteurs peuvent jongler avec cette question. Que savons-nous de nos mères, surtout ceux de ma génération et de celle de la famille Garand? Je garde peu de souvenirs de mon père décédé en 1970. Il me reste surtout l’image d’un homme recroquevillé dans sa chaise berçante, tentant de dissimuler ses tremblements, devant la fenêtre pour surveiller les allées et venues des hommes du village qui se rendaient au garage des frères Asselin de l’autre côté de la rue. Tous vaquaient à leurs occupations tandis que lui était condamné à n’être plus qu’un témoin de la vie. Je garde un souvenir impérissable de lui cependant. Mon père n’en pouvait plus et le médecin avait réservé une place pour lui à l’hôpital de Roberval. Nous devions aller le reconduire. Incapable de marcher, je l’avais pris dans mes bras pour le transporter dans l’auto. Et nous étions partis lentement. 

Pas un mot. 

Mon père pleurait en traversant le village. Il savait : il ne reviendrait plus. Il a fait ses adieux en silence à la paroisse où il avait toujours vécu. 

Et ma mère qui parlait sans arrêt de tout ce qui se passait ou qu’elle imaginait chez les voisins. Ses discours en boucle, les propos qu’elle ressassait sans cesse, je les ai dans la tête comme une musique. J’ai reproduit phonétiquement les monologues d’Aline dans «La mort d’Alexandre». Une manière de faire qui a provoqué des remarques et des commentaires tout à fait déplacés.

 

DÉPART

 

Un texte de Chantal déclenche tout. Elle vit en Norvège depuis quelques années, à l’écart de ses frères et sœurs, elle qui n’avait que quatre ans lors du décès de Marguerite. Une longue réflexion qui étonne les plus âgés et qui devient le point de départ d’un questionnement collectif.

 

«La mort prématurée de ma mère me déshérite de scènes ordinaires, de ces instants où l’on saisit que ce modèle idéal est aussi traversé de faiblesses et de manques. Je ne suis exposée à rien de tout cela, rien qui ferait pâlir l’image idyllique du couple. Ne me reste que le mythe… … Cette image figée dans le temps donne naissance au leurre de l’amour parfait. Elle jette de l’ombre sur mes amours à dimension humaine, faillibles, comportant un lot d’échecs, d’histoires sans lendemain, de montées en flèche et de descentes aux enfers.» (p.25)

 

Pourquoi pas une rencontre des frères et sœurs, une sorte de retraite de quelques jours dans un chalet sans les conjoints et les enfants pour tenter de faire le point, de démêler le réel de la légende, de trouver la femme qu’était Marguerite? Un moment pour cerner des sujets que certains hésitent à aborder, mais que les plus jeunes veulent secouer pour avoir une idée juste de leur «vraie mère», pas seulement celle de la figure mythique et sacrée. 

 

CHANCE

 

La famille Garand est chanceuse, pour ne pas dire privilégiée. Elle a hérité de la correspondance de Marguerite et Roland. Des premières missives où ils ne savent trop comment s’interpeller jusqu’à l’expression de leur amour qui va les mener au mariage. Une documentation exceptionnelle qui s’amorce en 1941 et qui s’est poursuivie pendant des années. 

 

«Saint-Jérôme, 29 juin 1943. Mon cher Roland, j’espère que ma lettre te parviendra avant ton départ de Cowansville. Quand je pense que c’est la dernière à mon “fiancé”. Mardi prochain, je serai ta femme, tu seras mon mari… Samedi, nous nous verrons, enfin! Combien y en a-t-il dans la province de Québec qui ne se sont pas vus depuis quatre mois et demi au jour de leur mariage?» (p.127)

 

Ils continueront à s’écrire après leur mariage. Le travail de Roland exige des voyages et des absences plus ou moins prolongées. Les difficultés quotidiennes prennent alors la place avec l’ennui, le vide que laisse l’autre pendant ces séparations. C’est unique et le couple a tenu un journal de la famille où ils racontent les événements qu’ils jugeaient importants. 

Là encore, ce sont des documents précieux. 

Combien de fois ai-je demandé à ma mère d’écrire ses souvenirs, des éléments de son enfance et de sa vie, la venue des enfants, la migration dans un lieu de colonisation à la fin des années trente où elle s’est ennuyée à mourir dans la forêt? Ses voisins étaient éloignés et elle a eu l’impression d’être abandonnée quand mon père est parti dans les chantiers. 

Je lui ai acheté un joli carnet, mais la première page est demeurée blanche. Ce fut sa sœur Lucie qui a raconté les grandes étapes de sa longue aventure (elle est décédée centenaire), dans un document d’une vingtaine de feuillets. 

 

RETRAITE

 

Et lors de leurs retrouvailles, des souvenirs font surface, des images se précisent et les plus vieux de la famille sont étonnés des événements qui surgissent des recoins de leur mémoire. Le visage du père et de la mère se fait plus réel et vraisemblable. Comme s’ils échappaient à la chape mystique et aux formules convenues. 

Bien sûr, Marguerite et Roland étaient des croyants sincères, un couple bien ancré dans leur milieu et leur époque d’avant la Révolution tranquille où le clergé dirigeait à peu près tout. Jamais ils n’ont douté des convictions inculquées dans leur enfance, comme ceux et celles de ma génération ont eu à le faire. Nous avons tourné le dos à la pratique religieuse, tout comme les enfants Garand, aux curés et aux rituels qui, peu à peu, n’ont plus rien signifié pour la plupart d’entre nous. 

 

«Que reste-t-il d’elle? Nous nous étions lancés en quête d’images, d’anecdotes, de paroles qui auraient résisté au travail impassible de l’oubli. Et nous en avions repêché, tout cela nous avait comblés. Mais en définitive, la plus banale des réponses était aussi la plus exacte : il restait… nous! Nous nous regardions en souriant, c’était un beau don que ce nous.» (p.262)

 

Un couple engagé dans leur milieu et des leaders dans leur village. Actifs dans des organismes, généreux. Marguerite chantait à l’église et c’est ce qui explique peut-être le côté artiste de plusieurs des Garand. Cela ne les empêchait pas de goûter les plaisirs corporels et sexuels. Ils se gardaient une période de sieste le dimanche où ils faisaient tout sauf dormir. 

Tous parviennent à cerner la vraie Marguerite, celle qui était souvent dépassée par les tâches quotidiennes et les soins aux enfants. Ils comprennent que l’image de la sainte est une construction de Roland qui a sublimé son amour et sa femme. Des frustrations et certains comportements finissent par faire surface. Surtout chez Monique.

 

«En ce qui me concerne, il ne s’agit nullement d’une mémoire reconstituée après coup, mais d’une mémoire vive et émotive que je porte au plus profond de moi. Quand elle est morte, je n’avais pas envie de pleurer. J’étais en colère contre cette mère qui l’avait si peu été à mes yeux, enfin… si peu pour moi. En colère contre cette mère qui n’avait pas eu le courage d’affronter les conséquences de son amour pour Roland, c’est-à-dire d’avoir autant d’enfants. En colère parce que je l’avais vue et entendue rêver d’une vie où elle pourrait faire autre chose que s’occuper des tâches domestiques et de ses enfants.» (p.127)

 

Quelle franchise et quelle formidable honnêteté animent les héritiers de Marguerite et Roland! «L’improbable conversation» permet aussi de connaître des femmes et des hommes d’une sincérité étonnante et d’une capacité à se dire et à écouter rare. 

Une entreprise unique, la plus belle qui soit, celle d’aller vers ses proches pour mieux saisir ses manques, ses faiblesses et ses forces. Un document précieux pour les Garand et le portrait de toute une génération de Québécois qui a vu leur société basculer après la Deuxième Guerre mondiale. Et, surtout, de comprendre la mutation du Québec qui s’est aventuré dans la modernité. Une quête importante pour tous les membres de la famille et pour ceux qui, comme moi, trouvent des balises dans cette aventure assez exceptionnelle. Des propos humains, justes et surtout une écoute de l’autre remarquable.

 

GARAND CHANTAL-GARAND DOMINIQUE : «L’improbable conversation», Éditions Tête première, Montréal, 2025, 272 pages, 32,95 $.

 https://tetepremiere.com/livre/limprobable-conversation/

mercredi 23 juillet 2025

YONG SIGNE UN OUVRAGE IMPORTANT


LE JOURNALISME n’est pas souvent au cœur d’un roman, même si beaucoup de scribes, surtout de nos jours, troquent la plume de l’information pour celle de la fiction. Je pense à Michel Jean, Agnès Gruda. Claudine Bourbonnais, Pierre Tourangeau et Daniel Lessard. Philippe Yong, enseignant, la profession la plus populaire chez les écrivains, s’y risque dans «Les yeux clos». Alex Delcourt, son personnage, journaliste de carrière, travaille dans une agence la nuit. Il surveille le fil de l’actualité, réécrit des textes pour nourrir la bête, qui exige des histoires fraîches et de nouveaux faits constamment. Jamais de contacts avec ceux et celles qu’il dépeint dans des formules neutres et convenues; jamais il n’est témoin direct des événements qu’il décrit. Il pourrait continuer comme ça jusqu’à la retraite, en marge de la société et de ses semblables. 


Alex Delcourt décide de quitter sa tanière et son confort, d’échapper à son quotidien, à la nouvelle courte et lapidaire, la manchette qui accroche le lecteur ou l’auditeur en quelques mots. Il a envie de rencontrer des gens, de raconter leur histoire, les leçons qu’ils tirent de certains moments de leur vie, se rapprochant ainsi de la littérature et du récit. Basculer si l’on veut vers le feuilleton qui va retenir l’attention des abonnés d’un journal pendant une semaine et plus. En d’autres mots, échapper à l’éphémère pour toucher le réel par un témoignage personnel et émouvant.

 

«Elle me dit que tout ce que j’ai fait à l’agence dans les vingt dernières années, c’est rien, c’est du vent, au nom du sacro-saint “devoir d’informer”. C’est un toboggan qui glisse, c’est de la nouvelle au kilo, sans substance, sans permanence. C’est Twitter et ses cent quarante caractères à la con, ses tendances évaporées dans l’heure, ses hashtags débiles, ses followers décérébrés. Et moi au milieu, à produire, à écrire des choses dévorées par l’horloge. Pas de recul, pas de pause. Du nouveau, tout le temps qui devient ancien dans la seconde.» (p.72)

 

Alex Delcourt pense rencontrer des gens, revenir sur des histoires qui ont changé leur parcours. Il aimerait rédiger des textes captivants où l’on échappe à l’événement pour parler du vécu et de l’être. Il se rapproche de la fiction tout en gardant un certain recul, comme le veut le métier de journaliste. 

Je me suis risqué dans ces territoires dans «Le tour du lac en 21 jours» et «Le bonheur est dans le fjord». Une expérience de terrain, des rencontres fascinantes, des gens qui se racontent. Je renouais avec le feuilleton qui avait sa place dans «Le Quotidien» tous les jours, et ce, pendant près d’un mois. Une manière d’aller vers les Jeannois et les Saguenéens, de comprendre leurs occupations, leurs rêves, d’un coin de pays qui devient un personnage. 

Alex Delcourt pense d’abord à Ethel, une femme qui s’est égarée dans le désert américain, échappant de justesse à la mort après que l’auto dans laquelle elle voyageait avec son mari s’est enlisée dans les sables. Ce dernier a péri en tentant d’aller chercher de l’aide. Qui est-elle maintenant après avoir fait les manchettes? Comment s’est-elle remise de cette aventure qui a bouleversé sa vie?

 

TÉMOIGNAGE


Les faits d’abord. Son mari Albert et elle sont partis en auto vers Vegas où ils avaient l’intention d’acquérir une maison. Dans leur Cadillac toute neuve, Albert était particulièrement fier de sa trouvaille, un GPS, une machine qui vous accompagne, vous parle et vous dit quoi faire et surtout où aller. Le bidule indique qu’il y a un raccourci pour se rendre à Vegas, peu fréquenté, mais une manière d’économiser beaucoup de temps. 

Le couple s’aventure sur une piste de plus en plus isolée et qui s’efface peu à peu. Au lieu de faire demi-tour, Albert s’entête jusqu’à ce que son véhicule s’enlise dans le sable, au milieu d’une plaine où les horizons semblent s’être égarés au loin. Les voilà perdus et les mains vides.

Ethel survit grâce à un petit ruisseau tout près, s’abritant dans l’auto, sans nourriture presque. Albert est mort de froid et d’épuisement dans le désert, avec son GPS à la main. 

Cette expérience a transformé Ethel, lui a permis de s’affirmer comme une femme autonome et capable d’assumer sa vie sans obéir aux volontés d’un autre ou de son conjoint. 

 

«— Ça m’a rendue furieuse, oui. Il m’avait entraînée là, comme il avait décidé de beaucoup de choses dans ma vie. Il était parti chercher du secours, sa maudite machine à la main. Seul. Avec ma mauvaise hanche, ça n’aurait pas marché. Je l’ai attendu longtemps, puis j’ai calculé : quatre, cinq, six jours, des nuits glaciales, pas assez d’eau, rien à manger. J’ai compris, et pourtant, comment se faire à l’idée? Alors, quand Fred a parlé, j’ai cru entendre Albert, mais moi je ne voulais plus le voir. Je ne voulais plus de lui. Suffit.» (p.100)

 

SUCCÈS

 

Les reportages d’Alex ont du succès et, après Ethel, qu’il quitte avec regrets, il se rend en Virginie occidentale, dans une zone où toutes les ondes électromagnétiques ont été bannies. Un lieu réel où il n’y a pas d’ordinateurs, de radio, de téléphones, de micro-ondes et de téléviseurs. La vie telle qu’elle était en Amérique au moment où les Européens ont débarqué sur ce nouveau continent. 

Des scientifiques ont construit un immense télescope que l’on a braqué vers l’espace sidéral pour capter des messages d’autres civilisations, pour savoir s’il existe des êtres vivants dans la vastitude des galaxies. Ils ont banni tous les appareils qui brouillent les signaux afin de saisir les missives des extraterrestres qui n’attendent que le moment de nous contacter. 

Cet espace vierge devient un refuge pour ceux et celles qui ne tolèrent pas les ondes et qui développent des maladies dans le monde qui nous entoure. Ils viennent d’un peu partout et acceptent de se priver de tout ce qui encombre notre quotidien pour retrouver la santé et la joie de vivre.

Alex s’intègre à la communauté, s’attache à des gens et à une femme en particulier. Le journaliste, celui qui observe en tentant de garder un certain recul, se voile. Il franchit la frontière, devient un intervenant et provoque une tragédie. 

Le roman se termine avec un reportage en Suisse où l’on a détecté une étrange maladie. Des enfants glissent dans un coma profond. Je me suis retrouvé en terrain connu. Je venais de lire «Les dormeurs de Nauru», le très beau livre de Julie Hétu, qui se penche sur la question du «syndrome de résignation». 

Un ouvrage inquiétant.

«Les yeux clos» permettent de réfléchir à notre monde et à nos manières de le dire et de le raconter. Surtout sur nos façons de nous informer. Ce qui est de plus en plus difficile avec les manipulations et les réseaux sociaux qui donnent toute la place au mensonge, à la rumeur et à la frustration. Philippe Yong nous souffle à l’oreille que ce n’est plus dans les médias que l’on trouve un regard pertinent sur les différents aspects de nos sociétés. 

Et que dire de nos «commentateurs professionnels» qui analysent jour après jour une nouvelle ou une déclaration d’un élu? L’actualité devient l’affaire de quelques spécialistes, d’anciens politiciens de préférence, qui se relaient et étalent leur opinion. J’ai souvent l’impression d’être branché à la chair Raoul-Dandurand pour en apprendre sur les États-Unis à Radio-Canada, par exemple. 

Voilà la grande question : faut-il demeurer insensible, neutre, froid, écraser ses sentiments pour informer ses semblables?

Reste peut-être la littérature pour nous peindre ce qui obsède l’humanité, les récits d’aventures ou les témoignages qui décrivent le monde n’est pas un immense ordinateur qui a réponse à tout. 

Philippe Yong nous «ouvre les yeux» et nous permet de renouer avec la connaissance de soi et des autres, de son milieu par le dialogue et l’écoute. Un texte saisissant qui vient secouer des certitudes et des habitudes mentales. Une manière surtout de bousculer le regard que nous portons sur notre environnement et nos comportements, surtout sur nos façons de le dire.

 

YONG PHILIPPE : «Les yeux clos», Éditions Mémoire d’encrier, Montréal, 2025, 258 pages, 28,95 $,

https://memoiredencrier.com/catalogue/les-yeux-clos/