LAUREN GROFF surprend une fois de plus avec « Les terres indomptées », un roman qui nous entraîne dans les années 1600, les premiers temps de la présence des Européens en Amérique. Les envahisseurs sont encore peu nombreux et se réfugient dans des lieux fortifiés pour se protéger des autochtones. Les premiers contacts ont été catastrophiques et les escarmouches se multiplient. La famine règne. Rien n’entre ou ne sort de ces places qui se transforment peu à peu en tombeau. Une servante, après des événements horribles, prend la fuite pour aller vers le nord où se trouvent les Français. Elle doit échapper aux poursuivants qui ne manqueront pas de la pister pour la tuer ou la ramener au fort où l'attend une fin atroce.
Tout le roman, du moins pour une partie de l’histoire, raconte la course folle de la jeune femme dans la forêt, sa lutte contre le froid, la neige et le vent. Heureusement, elle a de bonnes chaussures qu’elle a volées à un garçon mort de la petite vérole. (La maladie fait rage dans la colonie avec la famine) Et une cape et des gants « empruntés » à sa maîtresse. Elle doit trouver de la nourriture et des refuges pour refaire ses forces, allumer des feux pour ne pas geler. C’est sa survie qui est en jeu et, surtout, elle fuit une existence d’esclavage et de soumissions. Certainement, une tentative d’échapper à un monde qui étouffe toute velléité de liberté et d’indépendance.
« Car je cours vers la vie, je cours vers les vivants, répondit la jeune fille à cette voix nouvelle. Loin d’une mort sûre et terrible, loin du démon qui parcourt invisible la colonie. Vers ce qu’un jour j’entraperçus derrière l’épaule du gouverneur, sur une carte, un parchemin, une large baie se dessinant à l’est, et une échelle de rivières semblable aux rayons du soleil, grimpant encore et toujours vers le nord et au-delà. Le gouverneur planta son gros doigt sur le plan, disant à l’homme à son côté qu’au sommet des contrées esquissées tout là-haut, dans le nord, étaient les colonies françaises, le canada, et au sud, ici, les colonies d’espagne, la florida. » (p.13)
LE PASSÉ
Des flashes surgissent de son ancienne vie. Son enfance dans un orphelinat, une riche dame qui la prend comme domestique et ce voyage sur l’océan vers les colonies. Une traversée marquée par la maladie et une terrible tempête. Son quotidien auprès de cette dame et son affection pour une fillette dont elle s’occupe. Surtout, ce pasteur qui charme tout le monde et qu’elle déteste. En plus, elle doit se défendre des hommes qui n’attendent que l’occasion de la violer et de la tuer peut-être. Elle se méfie tout autant du fils de sa maîtresse, qui peut l’agresser à la moindre occasion. Sans compter les horreurs qui marquent la vie des arrivants dans ce nouveau monde.
« D’abord, réfléchit-elle, marchant si vite qu’elle eût aussi bien pu courir, il y avait l’histoire du soldat dont la tête avait été séparée du corps, dont on avait farci la bouche de pain comme pour se moquer de la famine rampante qui sévissait chez les colons. Puis les nombreux récits des hommes revenus au fort après un raid ou une expédition à des fins de négoce, appuyant sur leur crâne pour arrêter le sang car leurs chairs et cheveux en avaient été arrachés. » (p.42)
Elle évite les villages, veut parvenir dans ce pays du nord où elle pourra enfin respirer. Elle pense surtout à cette longue traversée où elle a vécu des instants de tendresse avec un Hollandais, ce qui aurait pu être l’amour. Le seul moment où elle s’est sentie libre et aimée.
Nous finissons par comprendre ce qui a forcé la jeune femme à fuir. Un acte de barbarie inouïe et le pasteur qui a failli la tuer. La famine a réduit les colons à se manger les uns les autres.
REFUGE
Elle trouvera un lieu paisible après des semaines de marche près d’une tribu autochtone qui la tolère, se construit une cabane et se débrouille dans ce pays qui permet aussi des moments de douceur et de bonheur. La petite vérole finira par la rattraper comme si elle ne pouvait échapper à son passé.
Lauren Groff, dans « Les terres indomptées », peint une nature terrifiante et impitoyable, suit cette femme qui tente de fuir sa vie de misère, même si l’avenir dans ce Nouveau Monde s’annonce catastrophique avec l’appétit insatiable de pouvoir et de richesse qui anime les Anglais.
« Non, dit-elle, car la malédiction des anglais s’abattra aussi sur ces lieux reculés. Elle s’étendra sur cette terre, elle infectera ces contrées, dévorera les peuples qui étaient présents les premiers ; elle les massacrera, elle les rabaissera. La faim qui est au cœur du dieu de mon peuple ne peut rassasier qu’en dominant les autres. Ils étendront cette domination jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien, ensuite ils s’entre-dévoreront. Je ne suis point des leurs. Ne le serai jamais. » (p.219)
La jeune femme ne cherche qu’une petite place dans ce monde, un lieu où se reposer, manger et peut-être trouver un compagnon et un bonheur paisible.
« Elle s’allongea car son corps ne répondait plus, tant il consacrait ses efforts à digérer les deux poissons. Alors les nuées de fièvre qui s’étaient abattues sur son cerveau se dissipèrent un peu, et elle vit désormais ce que toutes ses souffrances l’empêchaient de voir jusque-là, que c’était une journée ensoleillée, au ciel d’azur, et qu’au bout des branches éclosaient les toutes premières fleurs rouges et blanches. Oh, elle avait laissé toute la beauté du monde se faire engloutir par sa faim, par sa fièvre, pensa-t-elle. Et maintenant elle était heureuse, car elle avait franchi la limite de l’hiver, et partout explosait le bon printemps fertile. » (p.148)
Une histoire fascinante où la forêt est moins inquiétante que les humains qui se dévorent entre eux et qui cherchent à exploiter les autres. Une méditation aussi sur ce qu’aurait pu être l’Amérique sans cet appétit de domination et cette soif de richesse. Une quête de liberté et d’autonomie qui coupe le souffle.
Un roman terrible, impitoyable, magnifique et troublant, le combat d’une femme courageuse qui ne se laisse jamais abattre. Un texte d’une beauté époustouflante où les arbres et les rivières envoûtent et touchent l’âme et le corps.
GROFF LAUREN : « Les terres indomptées », Éditions Alto, Québec, 2025, 238 pages, 27,95 $.
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