J’AVAIS HÂTE de plonger dans le nouveau roman de Naomi Fontaine, cette Innue qui fait son chemin dans le petit monde de la littérature au Québec. Ses livres ont été adaptés au cinéma et au théâtre, ce qui est assez exceptionnel. « Eka Ashate ne flanche pas » nous entraîne dans le quotidien des Innus de la Côte-Nord, qui sont tiraillés entre la vie traditionnelle, les longs séjours dans les territoires de chasse, le Nitassinan, et la vie contemporaine, la société de consommation qui est la nôtre. Déchirés en plus entre leur langue et le français qui s’est imposé avec l’arrivée des Français depuis des siècles. L’écrivaine trouve un écho dans ce récit à ses craintes et à ses angoisses en écoutant ceux et celles qui se souviennent des temps d’avant, des oncles et ses tantes, des gens inspirants, comme sa mère, une femme exceptionnelle, qui lui a montré le chemin en prenant des décisions courageuses.
Naomi Fontaine est née à Uashat et a suivi sa mère quand cette dernière a choisi de quitter la réserve pour s’installer à Québec, où elle pensait avoir une meilleure vie pour elle et ses enfants. Une femme seule qui s’est occupée des siens et qui a fait des études universitaires un peu plus tard. Les enfants ont abandonné l’innu pour le français dans la ville de Québec. Pourtant, sa mère parlait et continue toujours de parler innu à la maison pour leur rappeler leur origine et ce qu’ils sont vraiment, au fond d’eux-mêmes.
« Adolescente, je ne saisissais pas l’importance de parler ma langue. Elle me semblait désuète, fragile à l’extrême, en état d’extinction. Pour ne rien arranger, j’étais excellente en français. La meilleure de ma classe jusqu’à la fin de mon secondaire. Mais lorsqu’il s’agissait de bien accorder mes verbes en innu-aimun, de prononcer correctement, c’était de travers que j’y parvenais. Je me faisais reprendre sans arrêt. Je me sentais diminuée… … Ce que je ne savais pas, c’est qu’une langue est plus qu’une langue quand elle est maternelle. Elle offre une vision du monde, au-delà de ce que nos sens peuvent percevoir. En français, on appelle ça la poésie. En innu, c’est nikamun, notre chant. » (p. 129-130)
Un roman étonnant où l’on voit l’écrivaine se donner des yeux et des oreilles pour mieux comprendre les membres de sa famille et de son clan ; de se rapprocher des aînés qui lui permettent de se réapproprier une histoire et un passé quasi disparus, de ressentir aussi les blessures qui ont marqué la génération de ses parents.
ÉCOUTER
Se dire en écoutant les gens de son entourage, des amis et des proches, ceux et celles qui ont vécu la terrible tragédie des pensionnats, de ces familles qui se sont brisées sous l’action des dirigeants qui ont littéralement kidnappé les enfants de la forêt pour les enfermer dans les prisons qu’étaient ces collèges. Là, ils devaient renier leur langue, leur culture et tout ce qui faisait leur imaginaire et leur regard sur le monde. Un drame qui a disloqué la communauté innue. Et dire que l’on assiste encore de nos jours à des actes similaires. Les Russes, profitant de l’envahissement de l’Ukraine, ont enlevé plus de 20 000 enfants pour les « russifier » et leur faire oublier leur origine.
« Il n’y a pas une journée où nous n’avons pas pleuré en pensant à eux. Ils nous manquaient. Terriblement. Leur absence a creusé un vide dans nos cœurs de mères, dans nos bras de pères, que rien, jamais, n’a pu combler. Ni le travail incessant. Ni les chèques du gouvernement. Ni les journées moins chargées qui nous ont amenés à l’oisiveté. L’oisiveté au désœuvrement. Ni les litres et les litres d’alcool qui nous engourdissaient l’ennui. Nous étions des parents sans enfant. S’il avait été possible que nos cœurs cessent de battre par chagrin, c’est à ce moment précis qu’ils auraient flanché. » (p.161)
Naomi Fontaine ressent profondément les propos de ces hommes et de ces femmes blessés dans leur esprit et leur âme, privés de leur pays et de leur art de vivre, de leur progéniture même.
PROBLÈMES
Bien sûr, il y a les problèmes résurgents de l’alcool et des drogues dans la réserve et même quand on tente d’y échapper en s’exilant. On pourrait croire que l’écrivaine est immunisée en connaissant le succès, mais, dans les moments difficiles, des peines qui lui semblent des montagnes infranchissables, des réflexes refont surface.
« Ma mère est revenue de Sherbrooke au mois de février. Quatre mois plus tôt qu’elle ne l’avait prévu. Un soir, je l’ai appelée parce que je n’allais pas bien. Je lui ai dit que je ne savais plus comment m’en sortir. Je ne voyais plus la lumière. L’alcool m’avait enfermée dans l’obscurité. Une fois encore. J’avais mal, donc je buvais pour oublier que j’avais mal. J’avais honte d’avoir bu. Et la douleur revenait. Constante. Plus intense. Je ne lui ai pas demandé de revenir à Ushuat. Je n’ai pas eu besoin de le faire. Elle m’a dit :
Veux-tu que je vienne, ma fille ?
Et le simple fait de l’entendre m’appeler ma fille m’a mis les larmes aux yeux.
J’ai dit :
Oui maman, j’ai besoin de toi.
Elle est arrivée une semaine après. » (p. 155)
Tous sont touchés dans leur corps et leur âme en vivant la dépossession. Comment se sentent les Palestiniens actuellement, condamnés à errer dans des ruines ?
INTERDITS
Le Nishimut est interdit, leurs terres ancestrales usurpées par les envahisseurs. Autrement dit, on leur a arraché la raison de leur existence. Et surtout leur façon d’être, des traditions et des rituels répétés depuis des générations qui perdent de leur importance. La chasse, la pêche, la vie en forêt qui devient impossible. Et les plaies du pensionnat encore là, obsédantes et douloureuses. Des hommes et des femmes sans recours bien souvent, mais aussi des figures admirables, comme la mère de l’écrivaine qui ne se laisse jamais abattre et qui a réussi à se faire une petite place dans le monde de maintenant.
« Tout au long de ma vie, j’ai reçu ce qui, selon moi, est essentiel pour créer : de l’espace dans la tête, dans le cœur, dans mes journées. Un espace sûr, plein d’amour, de rires. La sécurité que ma mère m’a offerte m’a permis d’aller au-delà des limites que je croyais possibles. Et dans cet au-delà, dans la création, moi aussi, j’ai trouvé ma voie. » (p.175)
Un roman précieux, un récit senti, vrai, humain, émouvant, puisé à même une réalité que les Innus ont vécu et vivent depuis des siècles, avec toutes les Premières Nations de l’Amérique. Je ne peux m’empêcher de songer à ce terrible témoignage, à l’essai « Le génocide des Amériques » de Noema Viezzer et Marcel Grondin qui raconte une histoire d’horreur qui a commencé avec l’arrivée de Christophe Colomb sur une île des Bahamas.
PERSONNE
Noami Fontaine se heurte au sentiment de n’être personne, de ne pas avoir de droits, de parler une langue désuète et d’être rejetée par le monde des francophones, où tout est décidé et pensé. Il y a des moments de son histoire qui la hantent.
« Ils apprenaient à lire et à écrire avec des crayons et des feuilles de papier blanc. Ils suivaient l’horaire chargé des classes, des repas, des couchers. Ils allaient à la messe tous les jours. Ils récitaient des prières apprises par cœur. Ils ne faisaient rien de ce qu’ils avaient toujours fait dans la forêt. Rien de ce que leur avaient appris leurs parents. Rien de ce qu’ils les avaient vus faire tous les hivers, tous les étés. Mais ils étaient encore méprisés. Ils ont compris que ce qui était méprisable ne devait pas être quelque chose qu’ils faisaient. Ce devait être quelque chose qu’ils étaient. Ils devaient être fondamentalement mauvais. Ils ont commencé à se mépriser les uns les autres. À se mépriser eux-mêmes. À mépriser leurs parents qui les avaient conçus ainsi. Ils ont maudit Dieu qui les avait créés. » (p.33)
Tout passe par les mots qui disent la peur, le mépris et le courage qui esquisse une voie vers l’avenir et un futur apaisé.
La tragédie des peuples autochtones, c’est aussi notre drame, celui des aveuglements et des certitudes qui permettent de nier l’autre parce qu’il est différent. Toutes les horreurs qui marquent l’histoire de l’humanité quand on oublie le partage et le respect se retrouvent dans ce récit troublant.
L’heure est venue de se dessiller les yeux pour constater l’avidité, la cupidité, la bêtise et la conviction de posséder la vérité des conquérants qui ont tout gâché. L’aventure du Nouveau Monde aurait pu être un tournant et peut-être une manière d’inventer une vie plus harmonieuse avec l’environnement. Je crois qu’il est temps plus que jamais de se taire et d’écouter Noami Fontaine et toutes les voix autochtones qui nous interpellent, de tendre la main à ces opprimés pour apprendre qui ils étaient et surtout ce que nos ancêtres ont fait. Essayer de réparer pour que tous se sentent acceptés et chez eux sur notre bout d’Amérique. Un roman nécessaire qui touche l’âme et l’esprit.
FONTAINE, NAOMI, « Eka ashate ne flanche pas », Éditions Mémoire d’encrier, Montréal, 2025, 192 p., 24,85 $.
https://memoiredencrier.com/catalogue/eka-ashate-ne-flanche-pas/
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