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dimanche 28 novembre 2010

Dernier tout de piste pour Arlette Fortin

L’émotion est grande quand on se penche sur Clara Tremblay chesseldéenne d’Arlette Fortin. L’écrivaine décédait quelques mois après avoir terminé ce manuscrit, en août 2009.
La mort est venue mettre un point final à une carrière beaucoup trop courte. Une vieille dame navigue dans ses quatre-vingt-treize ans et vient d’emménager dans un CHLD. Sa famille lui a un peu forcé la main, il faut dire. Si elle possède toute sa lucidité, le corps lui connaît des ratés. Le temps est sans pitié. Clara a eu quinze enfants, vivant des joies et de grands malheurs. La mort de son fils Bruno, assassiné à coups de couteau, reste un moment qui la bouleverse encore, des années plus tard.
«Quand on a le corps en perdition comme je l’ai, les histoires se mélangent dans nos têtes. La vie tout autant que la mort s’emmêlent de nœuds pas défaisables.» (p.14)
Clara, qui a toujours été fière et indépendante, se retrouve dans un milieu où tous doivent faire face à l’inévitable. Elle garde la tête haute, s’occupe de ses voisines.
«Non, mais réalises-tu, ma pauvre enfant du bon Dieu, réalises-tu qu’avant d’être placée, j’mangeais en la présence de qui j’voulais sans devoir rendre de compte à personne. Pis quand j’avais envie de manger toute seule, j’mangeais toute seule.» (p.42)
C’est peut-être cela le pire. La perte de son intimité, de la direction de sa vie. Dans un CHLD, tout est organisé. Les bénéficiaires comme on dit ne décident de rien, perdant le volant de leur vie.

Dernier séjour

La confusion, les pertes de mémoire, l’incontinence et la solitude sont le quotidien de tous. Clara partage une chambre avec une vieille dame.
Elle est chanceuse malgré tout parce que sa fille Julienne lui rend visite une fois par semaine, faisant le voyage depuis son lointain Chicoutimi jusqu’à Québec.
«Parce que nous autres aussi on est du vrai monde. Même dérinchés, maganés d’la voiture, égarés pour d’aucuns, pas capables de grouiller pour d’autres, on est du monde pareil. Du vieux vrai monde  presque fini, mais du vrai monde.» (p.24)
Clara lutte pour la dignité et le respect. C’est tout ce qu’elle peut revendiquer quand la vie ne tient qu’à un fil, quand le bonheur s’accroche à un sourire ou à un léger attouchement. La considération dans un établissement où le personnel est débordé et qu’il ne peut leur consacrer que quelques minutes par jour est un grand bonheur.
«Y s’est passé ça pis y s’est passé aussi une très belle conversation avec la garde qui m’a aidée à me coucher. C’est bien pour dire qu’entre rien faire pour notre bien-être ou faire des presque riens de rien du tout, ça fait une différence très appréciable. Une grosse différence parce que c’est là, précisément dans cette différence-là, que la vie se reconnaît comme étant présente à soi pis aux autres. C’est pour ça que j’arrête pas de me chercher des petites activités de rien du tout.» (p.38)

Témoignage

Un témoignage incisif, une description minutieuse de la vieillesse, des lieux où des gens frappés par la maladie attendent le dernier virage. Clara voudrait bien bousculer les choses, avoir sa chambre et un peu d’intimité, organiser une sorte de campagne pour la dignité de ces humains qui sont trahis par l’âge. Elle n’y arrivera pas, perdant le contrôle de son corps. Alors tout devient impossible. La femme vive et indépendante vivra son dernier jour en chesseldéenne bien malgré elle. Juste exister devient une entreprise qui avale toutes ses forces.
Un récit bouleversant, une langue vigoureuse, tout près de l’oralité, qui va directement au sujet. Arlette Fortin savait certainement qu’elle écrivait là son dernier ouvrage. Elle jette un regard sans complaisance sur le vieillissement, une étape de la vie qu’elle n’aura malheureusement pas le droit d’explorer. Un sujet que la littérature ne fréquente guère et que l’on refuse souvent de voir. Un propos d’actualité avec les campagnes qui veulent sensibiliser la population aux mauvais traitements que subissent plusieurs aînés dans leur quotidien. 
Rappelons qu’Arlette Fortin, une jonquiéroise d’origine, a remporté le prix Robert-Cliche en 2001 avec «C’est la faute au bonheur».

«Clara Tremblay, chesseldéenne», d’Arlette Fortin est publié aux Éditions de La Bagnole.

dimanche 21 novembre 2010

Vincent Thibault poursuit son exploration

Ceux qui ont savouré «Les mémoires du Docteur Wilkinson» seront peut-être déboussolés par  La pureté» de Vincent Thibault. Cet écrivain a l’art de dérouter le lecteur et de surprendre à chacune de ses publications.
Dix nouvelles pour nous plonger dans un univers feutré où les éléments physiques de la campagne ou de la ville sont des agissants, accompagnant ou révélant le personnage qui vit un bouleversement intérieur.
«C’est alors que quelque chose de magique se produisit. Oui, vraiment, quelque chose de surnaturel. Lorsqu’il avisa l’horloge, un peu pour se détendre les yeux, il constata que deux heures étaient passées. Comme si, à son insu, le temps avait été réduit en charpie et les minutes immédiatement dispersées par la tempête.» (p.19)
Un pas de côté et le personnage bascule dans la marge, un univers connu et en même temps étrange. Il est aspiré hors de la course qui entraîne tout le monde entre deux périodes de sommeil. Il suffit de quelques heures ou d’un bouquet de secondes et tout se défait comme du verre qui éclate en mille morceaux.
«J’étais aveuglé, et quelque part au loin, j’entendais la voix de Naomi. J’eus le sentiment étrange d’avoir une décision à prendre, d’être à un point de non-retour. Je restai immobile sur le seuil de la porte. Je fermai les yeux dans la blancheur et inspirai à pleins poumons. J’avançai vers l’inconnu.» (p.86)
Partout, tout le temps, le personnage fait face à ce seuil. Il doit choisir. Avancer ou revenir sur ses pas. L’illumination ou l’aveuglement entraîne le narrateur dans une autre dimension. La conscience se déverrouille et change totalement la vie. Chez Thibault, il y a le concret, mais aussi cette réalité que l’on touche par la conscience et la méditation. Ces deux aspects de la vie sont souvent indissociables. Il suffit de s’ajuster pour voir réellement, sentir la pulsion qui anime l’univers.

Orientaux

Les narrateurs de «La pureté» sont d’origine orientale. Ils vivent au Québec ou ailleurs, suivent un fil qui guide leur vie. Un éblouissement les pousse vers un trop plein, une joie qui marquera leur existence. Cette rencontre se produit lors d’un événement anodin ou spectaculaire.
Un jeune moine, lors de sa promenade quotidienne dans un parc, passe sous un arbre où un pendu oscille. Un garçon de son âge. Le monde vibrant qui le nourrit et l’éblouit est aussi le lieu de la mort et du désespoir. Qu’est-ce qui révèle l’être? Le bonheur ou la catastrophe? Qu’est-ce qui touche l’âme? Chaque jour contient la joie et son contraire. Tout peut blesser ou permettre de passer dans la « vraie » réalité.
«La méditation n’a rien d’une échappatoire. On ne cherche pas à fuir la réalité, il s’agit plutôt de regarder les choses en face, d’apprendre à les voir telles qu’elles sont. C’est un processus d’ouverture continuelle, de lucide acceptation de la réalité. Et cette réalité peut être comprise grâce aux enseignements sur l’interdépendance.» (p.118)

Douceur

Tout est douceur dans ces textes concis, malgré les obsessions, les folies, les étourdissements dont la vie est friande. Pour être réellement, il suffit de s’arrêter et de fuir le flou, de se mettre un peu en retrait pour vivre autre chose, connaître une véritable expérience.
Des textes étranges parfois comme «Le grain noir» qui se transforme en une hantise destructrice. Ou le contraire, la méditation dans «Le promeneur» qui donne une plus grande conscience du monde.
«Il m’apparut ce jour-là qu’une part de la souffrance du monde provient de notre façon tronquée d’appréhender la réalité, discriminant confusément entre continuité et changement. Il s’avère pourtant que ces promenades n’étaient ni identiques, ni différentes.» (p.132)
Vincent Thibault fait ici un autre pas dans une carrière d’écrivain qui ne suit aucun sentier connu. Sa voix demeure intrigante et souvent déroutante. Il réussit ce parcours avec beaucoup de justesse et de talent. Un écrivain original qui tente par bien des façons de donner un sens à la vie. L’écriture peut servir aussi à cela. 

«La pureté» de Vincent Thibault est publié aux Éditions du Septentrion. 
http://www.septentrion.qc.ca/catalogue/Livre.asp?id=3027

dimanche 14 novembre 2010

Jean-Claude Germain raconte la bohème des années 60

Jean-Claude Germain continue son travail de mémorialiste. Dans «La femme nue habillait la nuit», il retrouve la bohème de sa jeunesse, ces années qui allaient mener le Québec à la Révolution tranquille.
Ce conteur intarissable nous entraîne dans les lieux mythiques de Montréal, les bistrots, les librairies et des lieux plus ou moins fréquentables. Des personnages connus défilent, ceux qui ont marqué leur temps et dont on se souvient. D’autres ont été emportés dans l’oubli pour le meilleur ou le pire. Claude Gauvreau, Patrick Straram, Tex Lecor, Henri Tranquille et bien d’autres secouaient les diktats du clergé alors.
«Au milieu des années 1960, la bohème tenait salon au Bistrot, rue de La Montagne, à quelques pas de Chez Bourgetel. L’endroit, habituellement bondé à ne pas pouvoir bouger, se vantait de posséder le premier zinc parisien authentique. Martino, qu’on n’avait pas vu depuis des années, ressemblait maintenant à un fantôme fraîchement rescapé du pays des Tarahumaras d’Antonin Artaud.» (p.17)

Époque

Une société ne se transforme pas en claquant des doigts. Il faut du temps, des précurseurs, des contestataires pour faire évoluer la pensée et les moeurs d’une population. Jean-Claude Germain a connu ces années où tous fonçaient avec un enthousiasme contagieux vers «l’âge d’or du Québec», ces années 70 qui allait tout bouleverser. La Révolution tranquille, bien sûr, mais aussi la Crise d’Octobre et la Loi des mesures de guerre.
Les écrivains, les photographes, les peintres, les comédiens et les musiciens menaient la marche et tentaient de secouer des façons de faire et de voir.
«La révolution a commencé par l’œil et sa modernité était dans le regard. Pour transformer le monde, il fallait d’abord le voir autrement. Il fallait casser sa représentation et libérer les formes et les couleurs pour la reconstruire. La seule vérité était celle de l’œil qui regardait. Einstein n’en pensait pas moins.» (p.20)
Un milieu effervescent, trépidant qui bouscule tout et fonce sans trop savoir quelle direction prendre.
Les cinéastes joueront alors un grand rôle. Gilles Groulx, Pierre Perreault et Arthur Lamothe se tournent vers le Québec et le scrutent comme jamais il ne l’a été. Gilles Carles n’était pas loin. Cela donnera les films de Perreault sur l’île aux Coudres et l’Abitibi qui marqueront l’imaginaire québécois tout comme les films de Lamothe qui s’est attardé auprès des autochtones.
Les signataires du Refus global trouvaient de plus en plus de disciples.

Témoignage

Jean-Claude Germain était étudiant quand il a découvert la magie des librairies et le cinéma. Des passions qu’il gardera toute sa vie. Des lectures, des spectacles et des films qui changent sa vie. Il nous pousse dans ces hauts lieux du livre où le clergé dirigeait les bonnes lectures et vouait certains écrivains aux flammes de l’enfer. Henri Tranquille aimait les livres défendus et il se faisait un devoir de les faire lire discrètement. Comment oublier la librairie Déom, rue Saint-Denis et certaines institutions anglophones qui ont joué un rôle particulier dans la vie intellectuelle de cette époque. Des temples tenus par des originaux par toujours facile d’accès.
Germain entraîne le lecteur dans des endroits où les mécréants risquaient de perdre leur âme. Dans ces lieux enfumés, certaines femmes se déshabillaient quand elles ne faisaient pas l’inverse. Lili Saint-Cyr a échappé aux lois de la moralité en se rhabillant sur scène. Des endroits que les contestataires fréquentaient et animaient.
«J’appartiens à une génération qui a salué la progression inexorable de la liberté dans chaque nouvel allégement du vêtement féminin. Chaque lisière de nudité libérée par les grands couturiers nous rapprochait du grand dépouillement. Dans les films, chaque bain de mousse, chaque douche derrière un rideau de moins en moins opaque, chaque tétin furtivement dévoilé, chaque chemise détrempée, qui collait au corps comme une deuxième peau, comptaient pour autant de victoires sur le front de la censure.» (p.117)
Une décennie brossée à grands traits, une période d’ébullition qui remettait tout en question. Les vérités immuables s’effritaient et les portes du Québec moderne s’ouvraient. Jean-Claude Germain témoigne avec humour d’un moment fascinant où tout était possible. L’envers de maintenant où tout semble avoir été expérimenté.

«La femme nue habillait la nuit» de Jean-Claude Germain est paru aux Éditions Hurtubise.

dimanche 7 novembre 2010

Louis Hamelin plonge dans la crise d’octobre

 «La constellation du lynx» de Louis Hamelin est un ouvrage impressionnant avec ses 600 pages, ses multiples personnages. Une immersion totale dans les années 70 et les événements d’octobre. Des moments qui ont marqué l’histoire du Québec contemporain. Cette balafre difficile à ignorer, ce «trou de mémoire collectif en forme de mise à mort», peu de littérateurs ont osé l’explorer.
Les Québécois se souviennent plus ou moins des événements d’octobre. L’enlèvement de James Richard Cross, diplomate britannique à Montréal et du ministre du Travail de l’époque ne doit certainement pas dire beaucoup de chose à ceux qui ont moins de trente ans. Pierre Laporte mourrait dans des circonstances nébuleuses tandis que James Richard Cross était libéré par ses ravisseurs qui prenaient la direction de Cuba.
Il ne faut pas croire que le Québec était alors un cas sur la planète Terre. Ces événements tragiques s’inscrivaient dans un grand mouvement de contestation qui toucha l’Amérique et l’Europe. En France, en Italie et en Allemagne des groupes prônaient l’usage de la force et de la violence pour atteindre leur but. Au Québec, cela prenait la couleur de la libération nationale par la souveraineté.

Événements

Louis Hamelin avait onze ans quand les soldats de l’armée canadienne ont envahi Montréal et quelques villes du Québec. Ottawa entrait en guerre contre les membres du FLQ. La Belle province devenait territoire occupé. Hommes, femmes, écrivains, poètes et militants étaient incarcérés manu militari. Aucune explication nécessaire. La loi spéciale permettait d’arrêter n’importe qui, n’importe quand. J’ai même eu droit à une visite de la police à Montréal.
Beaucoup de choses ont été dites et écrites sur ces événements. Mémoires, récits par des membres du FLQ, témoignages et aussi des silences qui font surgir plus de questions que de réponses.
Le romancier tente de reconstituer le puzzle et de suivre la démarche des révolutionnaires, met en scène des hommes et des femmes qui s’activaient dans le mouvement clandestin et cherchaient à libérer le Québec du Canada, à mettre fin à l’exploitation par l’instauration du socialisme. Certains personnages enquêtent, tentent de débusquer la vérité et fouinent un peu partout sans pour autant tomber sur les bonnes réponses.
Le lecteur doit faire preuve de patience avant d’être emporté par ce thriller. Les intervenants se multiplient et il est difficile de comprendre où l’écrivain veut nous entraîner. Il faut une bonne centaine de pages avant de se sentir à l’aise et de renoncer à coller la fiction sur l’histoire. Nous avons tous le réflexe de prendre «La constellation du lynx» au premier degré, de croire qu’il s’agit d’une reconstitution exacte des événements. Bien sûr on reconnaît certains personnages, mais ce n’est pas là le but de l’aventure.

Infiltration

Il semble bien que les membres du Front de libération du Québec étaient connus de la police et leurs déplacements suivis à la seconde près. La maison du 140 de la rue Collins, où le ministre Laporte a été détenu, était truffée de micros. Les policiers savaient tout ce qui se tramait. Même que la maison voisine aurait été occupée par les forces policières. Pourquoi ils ne sont pas intervenus, mystère.
Le romancier va plus loin. Les groupes felquistes, selon lui, étaient infiltrés et manipulés jusqu’à un certain point par les forces de l’ordre. On pourrait croire que les services secrets tiraient les ficelles. Pourquoi les autorités auraient agi ainsi? Pour casser toute idée de révolte, pour briser les reins du mouvement souverainiste? Pareilles hypothèses donnent des frissons dans le dos. Un tel machiavélisme est à peine imaginable dans une société démocratique.

Roman policier

Il est rare que notre littérature s’aventure sur ces terrains minés. Peu d’écrivains ont l’audace de s’attaquer aux problèmes sociaux et politiques. Pourtant, l’actualité est souvent plus étonnante que la plus folle des fictions.
Une véritable aventure, un roman touffu et nécessaire. Une page d’histoire qui reste nébuleuse malgré tous les efforts de l’écrivain. Ce n’est qu’à la toute fin que le puzzle tombe en place et que le lecteur comprend à peu près ce qui est arrivé. «La constellation du lynx» ne ferme pas définitivement le dossier du FLQ, mais il pose les bonnes questions. Le défi était immense et Louis Hamelin le relève avec brio. À lire absolument pour mieux comprendre un moment important de notre histoire. Une fresque fascinante.

«La constellation du lynx» de Louis Hamelin est paru aux Éditions du Boréal. 

dimanche 31 octobre 2010

Nicolas Tremblay mélange le réel et la fiction


«L’esprit en boîte» de Nicolas Tremblay regroupe des nouvelles parues dans «XYZ, la revue de la nouvelle» au fil des ans. Une publication dont il assume la direction littéraire depuis quelques années.
Dix-huit textes, trois sections coiffées de titres évocateurs : Apocalypse, Anticipation et Actualités.
Deux textes couvrent le premier volet. Dans l’un, la  mort est présentée en direct sur une scène. Dans l’autre, une naissance a lieu sur un écran de téléviseur. La mort, la vie, les grands moments de l’existence, se déroulent dans l’indifférence. La vie ou la mort sont désormais un spectacle qui ne suscite aucune réaction. Le ton est donné.
Le monde de Nicolas Tremblay s’effrite. Tout est sale, délabré et ruines. L’écran du téléviseur a tout envahi et ligote les personnages.

Communications

Les outils de communication se multiplient. Les gens utilisent une foule de gadgets qui ne cessent de muter. Le téléphone portable possède une caméra et peut décupler les contacts, diffuser des messages à des milliers de personnes. Cette calamité bouscule le quotidien et hante les lieux publics. Il est fréquent maintenant d’entendre des conversations intimes dans les autobus, les restaurants ou la rue. Nous pouvons vivre l’histoire d’amour d’un parfait inconnu ou encore une rupture en direct. Avec les canaux d’information, l’événement se déroule devant le téléspectateur. Bien plus, il est possible d’intervenir en fournissant des photos ou encore des témoignages. Les télédiffuseurs utilisent de plus en plus les vidéos de ces témoins. On l’a vu lors de la fusillade au collège Dawson. Ainsi le public devient le privé et l’inverse est aussi vrai.
Que dire de ces jeunes qui ont filmé un viol collectif pour le diffuser partout sur la planète. La victime a pu voir son viol et le revivre. Votre vécu vous échappe de plus en plus et tous peuvent capter des «séquences de votre vie». Un événement privé peut facilement devenir public. Il faut aussi parler de dépendance.

Saut en avant

Nicolas Tremblay va plus loin. Le téléspectateur se branche à l’émetteur et les images passent par son cerveau avant de surgir sur l’écran. Des fiches s’enfoncent dans les épaules et le sujet perd la maîtrise de ses pensées et il est totalement dominé par l’appareil. Il se vide de sa pensée et n’a plus de réaction.
Ces machines se nourrissent des influx nerveux de l’homme ou de la femme, parasitent le corps et l’esprit. Le sujet dérive dans une cinquième dimension. La société peut s’écrouler, la vie est ailleurs. Plus besoin de l’autre depuis l’invention de la machine à orgasmer pour les femmes. Jouissance assurée et l’homme aux érections incertaines et variables est désuet.
Tremblay pousse à son paroxysme tout ce qui fait courir notre société dans la troisième partie de son recueil. La frontière entre le privé et le public s’effrite. Il met en scène des journalistes, des animateurs connus de la télévision, des vedettes qui font partie de notre quotidien. Patrice Roy, Patrice L’Écuyer, Bernard Derome et quelques autres deviennent les personnages de ses fictions.
«La boîte du nouvellier» m’a particulièrement interpellé. L’action se déroule au Salon du livre de Montréal. On y croise Monique La Rue, Gilles Archambault et Mathieu Bock-Côté qui pique une véritable crise de folie pendant l’entrevue, insultant tout le monde. Les agents doivent l’éloigner. Vrai ou faux? On ne sait plus. L’esprit est passé dans la boîte, le téléviseur ou l’ordinateur. La réalité a migré dans ces technologies qui contrôlent les cerveaux. Ce qui importe, ce sont les images qui forgent la nouvelle réalité, l’améliore, la défait et la module.
Tous sont les sujets et les objets de ce monde des communications. De plus en plus de gens se nourrissent de fantasmes et de rêves les plus fous à travers cette panoplie d’outils qui donnent l’illusion d’être en contact avec le monde.
Ce qui questionne dans l’ouvrage de Nicolas Tremblay, c’est l’utilisation de vrais personnages. Jusqu’où un écrivain peut aller? Peut-il utiliser des personnages connus? Un nouvellier peut-il s’approprier des vrais personnages et les faire agir dans ses fictions? Le droit à la vie personnelle, l’utilisation de son nom et de son identité sont en question ici. Particulièrement troublant.

«L’esprit en boîte» de Nicolas Tremblay est publié chez Lévesque Éditeur.

dimanche 24 octobre 2010

Agnès Gruda ne rate pas son entrée

Après avoir fait sa place dans le journalisme, Agnès Gruda ne rate pas son entrée en littérature avec «Onze petites trahisons». Un thème, une direction et des personnages s’incrustent dans la réalité de maintenant.
 Tous nous sommes marqués par un événement, une rencontre, un mot qui a changé notre existence. Certaines circonstances font que l’on tourne le dos à des proches ou des intimes. Une hésitation et le geste qu’il aurait fallu poser ne vient pas. Les conséquences sont imprévisibles. C’est toujours le cas quand on donne une autre direction à son quotidien. Migration, maladie, dépression ou séparation deviennent des seuils qui font basculer dans une autre dimension.
La vie alors emprunte de longs chemins de traverse et nous reprend plus tard, plus loin, au moment où on s’y attend le moins. Ce que l’on a voulu biffer de sa mémoire s’impose. Impossible de faire semblant. Un jour ou l’autre, la réalité nous rattrape. 

Des mondes

Une femme a toujours vécu dans l’ombre de son frère qui captait tous les regards et l’attention des parents. La mère va mourir. La grande soeur refuse de prévenir son frère. Elle sera la seule, l’unique pour une fois.
«Mais en attendant, c’est non. Non, je ne te préviendrai pas, Philippe. Pas maintenant. Pas avant. Seulement après. Quand tout sera consommé. Quand il ne restera plus aucun instant à diviser. Quand il n’y aura plus d’éternité. Tu as eu maman pendant toute ta vie. Elle n’aura que moi au moment de mourir. Ce sera votre châtiment à tous les deux.» (p.30)
Une histoire racontée lors d’un repas entre amis provoque la rupture d’un couple et la fin de l’errance chez un solitaire. Les mots peuvent avoir des effets contraires. Dévastateurs pour l’un et bénéfiques pour l’autre.
«Et comment que je m’en rappelais ! Je lui expliquai rapidement l’impact que cette soirée avait eu sur ma vie. Paul me confia que de son côté, peu de temps après, il avait rencontré une femme et que maintenant, eh bien, il croisait les doigts pour que tout continue à bien aller entre eux.» (p.51)
Hélène a une aventure avec un collègue médecin. Elle tombe enceinte volontairement, met au monde une petite fille qu’elle élève seule. Fanny n’a jamais entendu parler de son père jusqu’à l’adolescence. Le désir de le connaître devient obsédant. Elle finit par avoir un rendez-vous, discute, imagine une nouvelle vie. Le père piétine tous ses espoirs en la jetant hors de sa vie.
«Il regrettait, mais ne me laissait aucune chance de le délivrer de ses regrets. Il n’y avait donc aucun espace en creux, aucune place pour moi dans la grande maison en face du parc. D’un trait, il m’avait rayée de son univers, pour s’en aller sauver sa famille et ses petits voyous. Je pliai le foulard qui, par son manque de goût, me réconciliait déjà avec ce rejet. Cela valait-il la peine d’être liée à un homme qui pensait mieux faire passer sa décision en m’offrant un carré de soie impersonnel, ornée d’une mosquée et du mur des Lamentations?» (p.220)

Touchant

Il y a ces occasions ratées, un mot qu’il aurait fallu trouver, un geste qui ne vient pas, une solitude qu’il faut combler, une différence qui pousse dans la marginalité. Et souvent aussi le hasard fait en sorte de détruire une image ou une idée que l’on se fait d’une idole. La rencontre avec Léonard Cohen, le poète et chanteur dans un parc de Montréal, est assez troublante. Pas un mot n’est échangé et tout un univers fantasmagorique s’écroule.
Des nouvelles émouvantes, étonnantes qui soulèvent des questions qui n’ont pas nécessairement de réponses. Des textes inattendus, des moments qui peuvent détruire une vie comme lui donner un autre souffle. Agnès Gruda fascine avec son écriture simple, entraînante, directe et efficace. Un ton toujours juste. Elle provoque un malaise en nous, une hésitation qu’il est difficile d’ignorer. C’est là toute la force de ce recueil de nouvelles.

«Onze petites trahisons» d’Agnès Gruda est publié chez Boréal.
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/agnes-gruda-1654.html