MARCELLE FERRON A RÉUSSI à
s’imposer comme peintre dans une période où la place des femmes n’était guère
évidente. Signataire du Refus global,
elle a participé aux activités du groupe des automatistes, s’est exilée en
France pendant des années. De 1944 à 1985, elle entretient une correspondance
avec ses sœurs Madeleine et Thérèse, ses frères Jacques et Paul. Des lettres
d’une franchise incroyable où l’artiste témoigne des difficultés de sa vie, de sa
longue et lente ascension dans le milieu des arts, de ses problèmes financiers,
de ses filles, de sa santé et de ses amours. Pendant ce temps, Madeleine tarde
à s’imposer sur le plan littéraire. Jacques se cherche comme écrivain et finit
par publier. Thérèse trouve sa voix comme journaliste après une vie
matrimoniale houleuse. Paul vit sa vie de médecin discrètement.
Après la lecture
de La femme qui fuit d’Anaïs
Barbeau-Lavalette, j’avais envie de
rester en contact avec cette période effervescente et de plonger dans la
correspondance de Marcelle Ferron avec ses sœurs et ses frères. Des lettres qui
s’échelonnent sur une quarantaine d’années et qui témoignent de la modernité
qui s’impose au Québec. Une belle manière de traverser la Révolution tranquille
par le biais de cette famille qui échappe aux normes. Les lettres nous entraînent
dans le quotidien de l’artiste et les grands questionnements que la vie impose.
Les obstacles seront nombreux pour Marcelle qui compose avec une santé fragile
même si elle déborde d’énergie et est animée par une volonté qui ne la fait
jamais reculer. Rien n’ébranle son idéal, sa volonté de peindre et de faire sa
place dans un monde où il est difficile de survivre.
J’ai un peu hésité
en amorçant la lecture de ce gros ouvrage. J’avais l’impression de m’égarer
dans la banalité du quotidien. Pour tout dire, je suis un peu échaudé après
avoir lu la correspondance de Gabrielle Roy avec son mari Marcel. Mon cher grand fou fait plus de 800
pages et ne livre pas grand-chose de la vie particulière de la romancière avec
son médecin de mari. Madame Roy évite les sujets intimes et ne parle jamais de
ses questionnements d’écrivaine et de ses vues sur l’écriture.
FRANCHISE
Marcelle Ferron est
d’une franchise étonnante (tout comme ses sœurs et ses frères). Une qualité que
tous partagent dans cette famille, même au risque de choquer ou de faire de la
peine. Et quelle tendresse entre eux, quels liens indéfectibles malgré certains
heurts !
Après
l’insouciance de l’été, je prends de nouveau la littérature à cœur ; je songe à
revoir ma grammaire et j’ai sorti mon dictionnaire. C’est un rite, car la
tristesse qui commande d’écrire ne laisse pas à son employé le loisir de
parfaire ses moyens. Ceux à qui elle l’a laissé souvent ne l’ont jamais revue.
Je pense à Pierre Baillargeon ; quoique je l’aime, j’admets avec toi qu’il
manque d’invention. « Il naquit, dites-vous, d’une grammaire. »
Fort bien, mais
avant de trop médire de lui, admets à ton tour que plusieurs de tes jeunes
enthousiastes seraient encore plus stériles en étant plus rigoureux. Leur génie
n’est que de l’incorrection. Qu’ils se précisent, ils deviendront lucides et
verront qu’ils n’ont rien à dire et qu’ils le disent mal. Pierre dit peu, mais
écrit bien. (Lettre de Jacques à Marcelle,
1947) (p.63)
Personne n’écrit
pour la postérité même si on peut avoir des doutes avec Jacques qui a entretenu
une correspondance abondante avec Victor-Lévy Beaulieu, Robert Cliche et sa
sœur Madeleine, John Grube, André Major et Julien Bigras.
Bien sûr, la
lettre a perdu de sa noblesse avec l’arrivée d’Internet. Il n’est guère
possible maintenant d’entretenir une correspondance et de développer des idées
comme c’était le cas jadis. Nicole Houde aimait écrire des lettres et prenait
un soin particulier à le faire jusqu’à la fin de sa vie. Je n’ai jamais su
écrire des lettres. Internet a sauvegardé plusieurs amitiés dans mon cas.
UNE VIE
Marcelle Ferron, dès
ses premiers moments au sein du groupe de Borduas, a su que la peinture ou les
arts visuels, seraient plus qu’un passe-temps. Toute son énergie a été
canalisée même si elle avait une vie de famille et que les enfants sont arrivés
au début de la vingtaine. Madeleine repoussera son goût de l’écriture et y
viendra après que ses enfants soient devenus autonomes.
Je garde un souvenir
ému d’une rencontre avec elle à la Bibliothèque de La Baie où nous avions fait
une lecture publique. Elle venait de publier Le chemin des dames, je crois. Une rencontre inoubliable, une femme
d’une gentillesse exceptionnelle.
À ma
connaissance, je ne crois pas avoir changé de philosophie comme tu dis — mes
idées changent et évoluent, ça c’est entendu. Je ne puis vraiment pas entrevoir
d’être figée dans une attitude jusqu’à la fin de mes jours. La peinture
peut-être comparée à une passion, une passion dont on ne peut se passer, qui,
plus on s’y donne plus elle influence notre vie, notre pensée, nos amours.
Je ne parle pas
des gens qui prennent la peinture comme hobby — même là, tu vois des gens
devenir des esclaves de leur fichu hobby — de la pêche, de la chasse. Et
qu’est-ce que c’est à côté de la peinture ! de la musique ou de la danse !
Chacun n’attache
pas la même importance aux mêmes objets. C’est une question de tempérament,
etc. On peint parce qu’on a besoin de peindre, comme on a besoin de manger,
d’aimer. (Lettre de Marcelle à Madeleine,
printemps 1948.) (pp. 107-108)
Madeleine et
Thérèse feront toujours passer leurs enfants et leur mari en premier. Thérèse
trouvera sa voix après sa séparation et quand elle doit subvenir à ses besoins.
Elle écrira des contes et des articles pour les journaux. Toute la famille
était fascinée par l’expression artistique sauf Paul, le frère médecin, qui
s’est amusé avec Jacques dans le Parti rhinocéros.
Peu à peu,
Marcelle s’impose, prépare ses expositions dans des conditions difficiles. Son
atelier froid et humide n’aide pas à améliorer sa santé. Elle réussit à
survivre en vendant des tableaux ici et là. Elle démontre un courage terrible
et ne recule jamais. Elle n’hésitera pas à bousculer son quotidien et à aller
voir ailleurs. Sa décision de s’exiler en France par exemple avec ses trois
filles.
Je m’en vais là
pour peindre. Et puis je suis fatiguée de vivre avec l’ombre de René qui (me)
menace sans cesse de me tuer.
C’est très
difficile de refaire sa vie avec trois enfants. J’en prends un peu mon parti et
essaie de vivre là où mes goûts me portent. Ne va pas t’imaginer que tout va
toujours bien.
Il y a des fois
où de me voir engagée dans une vie choisie à vingt ans, que cette vie est quasi
inchangeable sans sacrifier des êtres que j’aime, me fait sombrer dans un de
ces cafards et affaissement qui semblent des gouffres. Je pars parce que j’ai
un besoin urgent de partir. Je compte réorganiser ma vie de fond en comble et
ça en ayant la possibilité d’une servante, etc. (Lettre de Marcelle à Thérèse, juillet 1953) (p.238)
On ne peut
qu’admirer son courage et sa fermeté. Une décision que Jacques aura bien du mal
à oublier. Il prendra des années avant de se réconcilier avec elle.
Marcelle joue des
coudes pour entrer dans les galeries renommées d’Europe. Pas étonnant que les
problèmes financiers reviennent souvent dans ses missives à Madeleine qui n’aura
jamais ce genre de soucis. Robert Cliche, son mari, se fait un nom comme avocat
et devient un notable de la Beauce. Il fera aussi sa place en politique comme
on le sait.
Thérèse et
Marcelle ont épousé des instables et des rêveurs qui arrivent mal à concrétiser
leurs ambitions. Elles se sépareront. Jacques quittera sa première épouse et Paul
se mariera un peu tardivement.
QUOTIDIEN
Des considérations
sur l’art et l’écriture se glissent dans ces missives. On s’explique, on se
parle dans le blanc des yeux et l’amitié connaît des hauts et des bas. Chacun
tente de faire sa place, emprunte des chemins personnels.
Jacques sème la
zizanie et comme il est l’aîné, se considère peut-être comme le patriarche qui
doit se mêler de tout. Ses propos causeront souvent des frictions avec ses
sœurs qui se montrent patientes et choisiront souvent de fermer les yeux pour
ne pas envenimer les choses.
J’ai été
brouillée avec Jacques pendant un long mois. Il faisait du petit placotage de
commère qui me déplaisait beaucoup. Je n’ai plus aucune prise pour les chicanes
de ce genre — ça ne m’atteint plus — il a eu l’air bête devant ma parfaite
indifférence et a cru bon de faire amende honorable. (Lettre de Marcelle à Thérèse, décembre 1950) (p.201)
FASCINATION
Il est fascinant
de voir Jacques faire ses premiers pas dans sa vie d’écrivain et de partager ses
questionnements. Il reprendra plusieurs fois ses premiers textes qu’il tente de
faire publier, s’aventure du côté du théâtre, semble s’amuser de tout, même de
la tuberculose qui le cloue au sanatorium. Ses sœurs seront pour lui de fidèles
lectrices et des critiques éclairées.
Marcelle multiplie
les efforts et même quand elle commence à être connue, sa situation matérielle
reste précaire. Parce que c’est plus difficile pour une femme et elle le répétera
souvent. Elle plonge dans un monde d’hommes et doit travailler sans relâche.
Tu ne sais rien
de ma vie à ce sujet. Ce que j’ai appris de tout ça, je t’en reparlerai, mais
il y a une chose de certain : le monde actuel accepte, mais que par
apparence, qu’une femme peintre puisse exister. Il faudrait être tout et ce
n’est pas humainement possible. (Lettre
de Marcelle à Madeleine, octobre 1962) (p.462)
Une fougue, une
énergie et une passion admirable. Je suis devenu frénétique en lisant ces
lettres, revenant souvent pour m’attarder à certaines considérations sur l’art,
la vie ou l’amour. Une époque, des êtres qui ont fait ce que nous sommes
maintenant.
Marcelle Ferron a su réaliser un travail colossal, s’imposer dans
un monde souvent hostile. Un livre magnifique. Ces lettres témoignent de la vie
de trois femmes fascinantes, d’un Jacques original et un peu cynique, de Paul
toujours là pour aider. À lire absolument pour ceux et celles qui aiment
l’intelligence et découvrir une époque encore mal perçue.
CORRESPONDANCE
DE MARCELLE FERRON de
MARCELLE FERRON est publié aux ÉDITIONS DU BORÉAL.
PROCHAINE
CHRONIQUE :
Les superbes de LÉA
CLEMRMONT-DION ET MARIE HÉLÈNE POITRAS, paru chez VLB ÉDITEUR.